St Jean Chrysostome 4

Darras tome 11 p. 315

 

27. Le chant sacré était suivi de l'étude des Écritures. « L'un prenait Isaïe, l'autre saint Paul. Ils s'entretenaient avec ces grandes âmes, cueillant sans effort, dit Chrysostome, le miel délicieux de ces fleurs divines. Quelques-uns conversaient entre eux, et se com­muniquaient les impressions du jour, ou laissaient éclater l'admira­tion longtemps contenue pour les œuvres du créateur en présence de cette nature si grande, sous un ciel si splendide, au milieu de ce recueillement si profond 3. » Les plus célèbres parmi les hôtes du mont Casius étaient alors Pierre de Galatie, Macédonius le Critophage 4,  Romanus,  Severus,  Zenon, Eusèbe de Teleda,

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1 S. Joann. Chrysost., Hcunil. lv ùi Matihœum, cap. t {Pair, gnec., t. LV1I1, col. 545). — 2. ld., ibid.

3.  M. Martin d'Agde, Hist. de S. Jean Chrysost., p. 51 ; S. Joan. Chrysostom., Homil. lxviii in Matthœum, cep. v (Pair, gr**., tom. LVI1I, col. 646).

4. Critophage (mangeur d'orge), parce que Macédonius ne se nourrissait que de grains d'orge bouillis dans de l'eau.

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Malchus, Aphraate, autant de saints dont la biographie nous a été retracée par Théodoret et saint Jérôme1. Le fils d'Anthusa trouvait dans leur société un charme et une douceur qui le ravissaient. « Comparez, dit-il, la vie de ces hommes qui se sont enfuis au dé­sert, dans les cavernes, sur les montagnes, pour y vivre dans la chasteté, la mortification et la prière, comparez-la à celle que mènent dans le monde les heureux et les oisifs du siècle, les gens de négoce, les militaires, les artisans, les acteurs, les musiciens de nos théâtres et de nos orchestres. Imaginez des voluptés impossibles, faites-en jouir un homme du monde, il y aura au fond de sa coupe plus d'amertume et de lie que vous n'y aurez entassé de plaisirs. L'amour, à lui tout seul, l'amour d'une danseuse traîne après soi plus d'angoisses, de tourments, de fa­tigues, qu'un soldat en campagne n'en endura jamais, sans compter qu'il dévaste une âme et la réduit à un état plus misérable qu'une ville prise d'assaut. Mais sans parler de ces désordres excep­tionnels, où le fouet vengeur du remords déchire impitoyablement le cœur, bornons-nous à la condition ordinaire et commune, et comparons-la à celle des religieux. L'une est l'Océan avec ses tempêtes ; l'autre le port avec la sécurité. Loin des villes, loin des agitations du Forum, loin du tumulte des sociétés, les cénobites sur leur montagne sont inaccessibles aux misères et aux chagrins, parce qu'ils se sont retranchés contre toutes les passions humaines. Plus de sollicitude pour les intérêts mondains de fortune, d'am­bition, de vanité; plus de périls, d'embûches, de jalousies, de haines ; plus de coupables amours, plus de trahisons, plus rien de ce qui ensanglante les routes du siècle et le cœur des mortels. A l'ombre des bois, au bord des fontaines, au flanc des montagnes, dans une paix profonde, ils pensent au ciel et s'entretiennent avec Dieu. Leur toit est à l'abri de toute agitation ; leur âme exempte de souillures, libre de toute chaîne, affranchie de tout fardeau, plus pure que l'or le plus pur. Ah ! ne me parlez pas

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1. S. Jérôme a écrit la vie de Malchus (S. Maie) (Pair, lat., t. LXX1I1, eol. 20S) ; Théodoret celle des autres religieux du mont Casiu» IBùtor. Reli' fiota ; Pair, graec, tom. LXXXll, col. 1283).

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de ces voluptés du monde, de vos courtisanes et de vos acteurs qui séduisent une jeunesse inexpérimentée. Les concerts de la so­litude, cette suave mélodie qui, des lèvres et de la poitrine des cé­nobites, s'élance vers le ciel pour célébrer les louanges du Christ, voilà véritablement l'harmonie des choeurs angéliques. Tandis que, du fond de vos théâtres, il sort je ne sais quels hurlements pareils à ceux d'animaux immondes, qui exalteraient les gloires de Sa­tan1.» — Ailleurs, Chrysostome dit encore: «Là, dans ce désert plus beau que le paradis, vous ne voyez que des milliers d'anges sous une forme humaine, des peuples de martyrs, des réunions de vierges. Partout la tyrannie du démon vaincue, partout le règne de Jésus-Christ triomphant. La vieille terre d'Egypte, le berceau des poètes, des hiérophantes et des mages, la patrie des incantations, qui avait éparpillé sur le monde l'art et le secret des prestiges, cette terre nous donne aujourd'hui le spectacle et le modèle des vertus réa­lisées par les pêcheurs d'âmes de l'Évangile. Elle a répudié ses an­tiques superstitions. Elle proclame un publicain, un fabricant de tentes comme les véritables conquérants du monde. Elle arbore l'étendard de la croix non pas seulement dans ses cités floris­santes, mais dans ses déserts plus florissants que les cités. Sur toute l'étendue de son territoire, l'armée du Christ, troupeau royal, est organisée pour la conquête des célestes vertus. Dans ces lé­gions se sont enrôlés non pas seulement les hommes, mais les femmes, malgré leur faiblesse. Ces héroïnes, elles n'ont pas, comme les amazones de l'antiquité grecque, ceint le bouclier, ni monté des coursiers rapides. La guerre qu'elles ont entreprise est beaucoup plus noble et plus difficile. Elle leur est commune avec les hommes. Il s'agit pour elles, comme pour eux, de vaincre Satan et les puissances des ténèbres. Dans cette lutte, la faiblesse d'un sexe n'est point un obstacle, pas plus que la force d'un autre n'est un avantage. Aussi, l'on voit ces femmes disputer aux hommes la palme de la sagesse et ériger le trophée de la victoire1. Le ciel

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1 S. Joan. ChryBort,, In Uatthotum. Homil, uvm, cap. ni (Pair, grae., tom. iXVIII, col. 644, 64SJ.

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étincelant d'étoiles frappe moins mon regard que les solitudes de l'Egypte, qui nous offrent de toutes parts leurs pavillons innom­brables remplis de religieux. Est-il encore quelqu'un qui ait connu la vieille Egypte, cette ennemie furieuse du Dieu véritable, cette ado­ratrice des chats, laquelle se prosternait tremblante, dans une ter­reur religieuse, devant une botte d'oignons ? Celui-là comprendra les merveilles de transformation opérées sur cette terre par la puissance de Jésus-Christ. Mais qu'avons-nous besoin de recourir aux témoignages? Les monuments de cette superstition insensée sont encore debout. Eh bien ! le peuple qui était tombé dans cet abîme de dé­mence, s'est relevé aujourd'hui jusqu'au ciel; sa conversation est avec les anges, il rit de l'aveuglement de ses pères, il déplore le misérable état de ses aïeux, il conspue l'extravagance de ses hié­rophantes, il rejette comme le rêve d'un homme ivre ses fables puériles, il n'a plus d'autre culte que celui de la véritable sa­gesse, la sagesse des cieux annoncée par les pêcheurs de l'Évan­gile. La réforme des mœurs a suivi celle des dogmes. Débarrassés des sollicitudes de la vie présente, crucifiés au monde, les soli­taires d'Egypte travaillent avec une ardeur invincible pour sub­venir non plus à leurs besoins personnels mais à ceux des pauvres. Ils jeûnent, ils veillent, mais ils ne sont pas pour cela oisifs. Après une nuit passée à chanter les louanges du Seigneur, ils travaillent tout le jour, unissant la prière au labeur sans repos et sans terme, imitant ainsi l'ardeur de Paul le grand apôtre. Quoi ! disent-ils, Paul, qui avait la sollicitude du monde entier, passait les nuits sans sommeil à travailler comme un artisan, afin de se créer des ressources pour l'aumône, et nous qui vivons au désert, nous qui sommes exempts des soucis et du tumulte des grandes cités, nous demeurerions oisifs ! Voilà ce qu'ils disent. Ile sont les fils de ces Égyptiens dont les marmites pleines de viandes fumantes ins­piraient de si amers regrets aux Israélites du désert. Leur patrie était jadis celle de la grande gula ! Voilà ce qu'ils sont devenus, sous le souffle régénérateur du Christ. Ils ont appris la vérité, ils l'ont aimée ; ils ont voulu la pratiquer, et maintenant ils s'élancent jusqu'au ciel. On dirait que plus leur chute et leur dégradation

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avaient été profondes, plus ils ont de ressort pour combattre les voluptés dont ils furent si longtemps les esclaves, et se dégager de la matière au point de lutter, comme détachement, comme pureté, comme vertu, avec les substances incorporelles 1. »

 

28. Chrysostome avait compris, dans son sens le plus large et le plus élevé, la notion de la vie religieuse. L'expérience qu'il en fit au mont Casius, durant quatre années de cénobitisme (373-378), le réconcilia avec cette existence dont la perspective l'avait tant effrayé jusque-là. Il ne s'inquiétait plus de savoir si l'huile de sa lampe était la même que celle de la salade, pas plus que saint Ber­nard ne devait un jour se préoccuper d'avaler un verre d'huile pour un verre d'eau. Je sais qu'il est de par le monde des esprits qui se croient élevés et forts, parce qu'ils s'absorbent tout entiers dans les exigences de la vie matérielle. Ceux-là ne comprennent pas qu'ils sont de véritables esclaves, assujettis au pain frais de chaque jour, à toutes les délicatesses de la sensualité, à tous les caprices de la gula. Animalis homo non percipit ea quœ Dei sunt. Mais qu'im­porte leur ignorance intéressée? Il est évident, pour quiconque voudra sérieusement y réfléchir, que la liberté vraie, individuelle et pratique, la liberté de Jésus-Christ, plus haute que tous les sys­tèmes libérâtres, consiste à affranchir l'âme de la tyrannie du corps. Entre les serfs de la sensualité et les affranchis du Christ, il y a la distance du ciel à la terre. Aussi nous plaignons, du fond de notre âme, ces paralytiques de la chair et du sang, qui se croient libres parce qu'ils mangent, boivent, dorment, et recommencent à manger, boire et dormir, sans repos, ni trêve, au gré des appétits de la bête. Ils font cela vingt ans, trente ans, soixante ans peut-être, et ils se persuadent qu'ils ont vécu ! Non, ils ont digéré, comme le bœuf, le cheval ou le chien de leur chenil, de leur écurie, de leur étable! Et ils décorent cette existence animale du nom de liberté! Et ils rehaussent cela du titre de progrès ! Comme si les convives de Lucullus ne les avaient pas devancés sur ce point, et ne

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1 S. Joaun, Chrysost., Eomilia vin in ilatth.; Palroi. grae.f tom. tVU, col. 87, 88.

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se fussent élevés en ce genre a une supériorité que, grâce à l'É­vangile, on ne reverra plus.

 

29. Chrysostome aima donc, de toute la puissance de son grand cœur, cette vie cénobitique dont il goûta pour la première fois les charmes à l'âge de trente et un ans. «Quand on est parvenu, dit-il, à la cîme d'une montagne, on n'entend plus, on ne voit plus ce qui se fait ou se dit en bas, dans la plaine peuplée de cités tumul­tueuses. C'est tout au plus un bourdonnement lointain qui arrive aux oreilles, confus et désagréable comme celui d'un essaim de guêpes. Ainsi, quand on a renoncé aux choses du monde pour s'appliquer à la philosophie divine, on est peu touché de ce qui se passe sur la terre. Tant que l'âme est occupée des choses d'ici-bas, le corps et les appétits corporels la tiennent captive par mille chaînes. Les voluptés l'enveloppent comme d'un nuage; la vue, l'ouïe, le tact, l'odorat, la langue, autant de pièges, de ruines, de sources de maux. Mais quand l'âme brise ce cercle de fer, quand elle plane au-dessus de la prison des sens, pour s'élever dans la région des choses spirituelles, alors elle écarte les pensées et les convoitises mauvaises, elle ferme la porte aux impressions venues du dehors, elle captive à son tour les sens, et les force à la suivre dans son essor sublime. Avez-vous vu quelquefois une matrone impérieuse et sévère travailler à la confection d'un parfum de grand prix? Elle y emploie toutes ses servantes ; l'une tient la balance, l'autre broie, l'autre tamise, celle-ci fait le mélange, celle-là le met sur le feu, pendant que d'autres apprêtent les vases. L'œil de la maîtresse suit toutes ces opérations, les surveille et les dirige. De même l'âme, quand elle veut produire ce parfum ex­quis de la componction, appelle à soi tous les sens pour les em­ployer à son œuvre; elle les surveille tous sans leur permettre ni une négligence ni une distraction. Les yeux, les oreilles ne doivent rien apporter qui détourne du but suprême. Maîtresse im­périeuse et vigilante, l'âme absorbée dans la pensée de Dieu ne voit, n'entend plus rien autre chose. Les fonctions de l'organisme animal demeurent suspendues, et comme si déjà l'âme habitait les cieux, aucune perception ne lui reste des choses d'ici-bas. Tel était

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le grand apôtre Paul. Au milieu des cités qu'il traversait en courrier de l'Évangile, leur tumulte lui était aussi étranger que serait pour nous le cadavre d'un inconnu. Davantage même, car il ne disait pas seulement : «Le monde est mort pour moi, » mais il ajoutait «Je suis mort au monde 1. » Sublime philosophie de voir déjà le monde mort en ce sens qu'il serait attaché à la croix de Jésus-Christ; mais plus sublime encore de se comporter soi-même comme un mort vis-à-vis du monde vivant 2! »

 

   30.Telles étaient les préoccupations de Chrysostome, dans sa vie cénobitique. Demetrius, un laïque, son ami, lui avait demandé une lettre sur la Componction. Le fils d'Anthusa lui avait répondu par un traité qui embrassait l'ensemble de la vie spirituelle et qui devint bientôt le manuel de tous les religieux de Syrie. Un autre ami, Stelechius, également séculier, témoigna le désir de voir compléter ce sujet. Chrysostome lui répondit par une nouvelle lettre qui forma le second livre De Compunctione. Nous enregistrons tous ces détails pour mieux prouver que la retraite de Chrysostome dans l'un des monastères du mont Casius n'établissait point entre le monde et lui cette séparation « isolée et farouche » dont la mo­derne critique nous a tracé, sous des couleurs si odieusement chargées, le sombre et hideux tableau. A la même époque, Chry­sostome ne demeurait étranger à aucun des événements politiques qui agitaient le monde. On était à l'année 376. Valens poursuivait avec un fanatisme et une cruauté sans égale sa guerre contre le catholicisme. Après avoir tué ou exilé les évêques orthodoxes et installé à main armée des intrus ariens sur le siège des principales cités de l'Orient, il venait de signer le décret qui enrôlait tous les moines jeunes et valides dans les armées impériales, et condamnait au dernier supplice ceux qui, rendus par leur âge impropres au service militaire, se refuseraient à signer la formule de foi arienne. « Quoi ! s'écria saint Chrysostome, lorsqu'un de ses amis vint lui apporter cette nouvelle, est-il vrai que sous des empereurs chré­tiens, à la face du jour et des lois, on prétende nous traiter plus

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1 Galat., vi, 14. —! S. Joan. Chrysost., De Compunct., lib, IJ, cap. i; Patr grue, tom. XLVil, col. 412, 413.

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indignement que ne feraient des barbares ! —Je ne pouvais croire à tant de fureur, ajoute-t-il. Je fis redire à mon interlocuteur ces horribles détails. — Il n'est que trop vrai, me dit celui-ci. Mais ce qu'il y a de plus navrant, c'est qu'une foule de lâches chrétien s’associent à ces attentats. Il en est qui se montrent triomphants des nouveaux édits. Mieux vaudrait, disent-ils, retourner au culte païen et rétablir les sacrifices, que de voir le fanatisme catholique étouf­fer dans une retraite et une mortification absurdes des hommes libres, de nobles et illustres citoyens qui pourraient jouir de toutes les délices de la vie. — Je compris alors le danger de la situa­tion. Je prévis tous les désastres qui allaient en résulter pour le monde et ne pus retenir mes larmes. Mon Dieu ! m'écriai-je, arrachez-moi à tant de douleurs; délivrez-moi de cette vie mor­telle. Transportez-moi dans les régions fortunées où je n'enten­drai plus les échos de la haine, de l'injustice et de la violence hu­maines! — Et comme mes pleurs coulaient en abondance : Ce n'est pas le temps de pleurer, reprit mon interlocuteur. Vos larmes n'é­teindront pas l'incendie qui va nous dévorer. Il faut agir. Mettez-vous à l'œuvre, écrivez un de ces livres que vous faites si bien. Je me charge de le répandre, de le faire lire par ceux qui en ont besoin. J'en connais un certain nombre qui sont de mes amis, et que cette pestilence a déjà infectés. J'ai mes entrées près d'eux, ils accepte­ront volontiers le remède. — L'affection que vous me portez vous illusionne, lui répondis-je. Vous mesurez mes forces aux propor­tions de votre amitié pour moi 1. » Et l'illustre solitaire se retrancha sous le couvert de sa modestie. Mais l'interlocuteur tint bon. Chrysostome se mit à l'œuvre. Il composa en quelques jours ses trois livres Adversus oppugnatores vitœ monasticœ, chef-d'œuvre de con­venance, de modération et de dialectique. On pourrait croire que son génie inspiré par la sainteté prévoyait les reproches d'exagé­ration, d'intolérance et d'emportement que la moderne critique devait un jour lui adresser à lui-même, tant il montre de ména­gement pour les hommes et les choses, tant il entre dans le vif des

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1 S. Joan. Chrysost., Advers. oppugnat. vite» moncut., lit). I, cap. U; Patr. trac., tom. XLVII, col. 321-322

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préjugés hostiles pour y substituer la vérité des principes im­muables. » On m'objectera, dit-il, que pour faire son salut et éviter la damnation éternelle il n'est pas nécessaire de quitter sa maison. Je le sais bien. Plût à Dieu que les monastères cessassent même d'être une nécessité pour les âmes privilégiées! Plût à Dieu que les lois et la vertu prévalussent tellement dans le monde que personne n'eût à demander à la solitude protection et abri. Mais puisqu'il n'en est rien, puisque malgré les tribunaux et les lois notre société telle qu'elle est regorge d'injustices et de crimes, et que la vraie sagesse fleurit au désert, faut-il brûler ceux qui s'efforcent d'ar­racher quelques âmes d'élite à ce grand naufrage, pour les ame­ner au port? Je ne veux pas changer les cités en désert. Je ne veux pas transporter le genre humain dans les couvents, ni sur les rochers de nos montagnes. Non ! Ce que je voudrais plutôt, serait d'établir entre les hommes une paix si profonde, si parfaite, que les hôtes de la solitude éprouvassent le besoin de rentrer dans la ville, et que les habitants de la ville n'eussent plus de motifs pour songer au désert. Encore une fois, puisqu'il ne m'est pas donné de voir ma patrie aussi florissante que je le souhaiterais, est-ce ma faute? Mais du moins qu'on n'arrache pas au monastère les âmes éprises de la perfection évangélique : qu'on les laisse au calme et à la vertu dont elles jouissent 1. » Saint Chrysostome plaidait ici la cause de la liberté du genre humain. Oui, cet esprit « farouche, » cet « orgueil­leux, » ce «despote, » dont on nous a peint la prétendue «passion indomptable » pour la vie du désert et pour l'autorité « presque incontrôlée, » il était, au péril de sa vie, sous la tyrannie de Valens, le plus ardent champion de la plus noble des libertés : celle de la conscience. Ne cessons pas de l'écouter lui-même, afin que l'écho de sa grande et courageuse parole nous fasse oublier les récentes calomnies par lesquelles on a voulu le flétrir. N'était-ce donc pas assez de l'avoir fait mourir une fois cet athlète intrépide de la vé­rité, du droit et de la conscience ? Fallait-il, en un siècle aussi énervé que le nôtre, immoler de nouveau son illustre et virile mémoire ?

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1. S. Joan. Chrysost., Âdvers, oppugnat. vite vionast., lib. i, cap, il; Patfl prœc, tom. XLVI1I, col. 329.

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p324 PONTIFICAT DE  SAINT INNOCENT I  (401-417).

 

34. « Partout le solitaire est chez lui, ajoutait Chrysostome. Pour le bannir de sa patrie il faudrait le bannir de la terre. Les sources, les fleuves, les lacs fournissent à sa boisson, et pour sa nourriture il lui suffit des plantes, des légumes, du blé, qui crois­sent partout. Il ne redoute pas l'indigence, il n'a nul souci des ri­chesses, il ne prend la part de personne. Les maisons de campagne, les terres, l'argent, ce n'est pas lui qui les possède ; les tribunaux ne sont pas encombrés de ses réclamations ni de ses procédures. Nul n'a d'intérêts matériels à débattre avec lui, et nul n'est assez puis­sant pour le rendre malheureux. À un point de vue plus restreint, hygiéniquement parlant, il a mille avantages sur l'habitant des cités ; il respire l'air le plus pur, il boit une eau délicieuse et limpide, il vit au milieu des parfums et des fleurs. L'homme de la cité, lui, vit presque dans la boue; aussi est-il plus faible de tempérament, plus sujet aux maladies. S'il fallait compter par le menu et descendre jusqu'à de plus infimes détails, combien de plaisirs purs, inconnus aux esclaves du monde et familiers aux solitaires? S'asseoir sur l'herbe fraîche, au bord d'une claire fontaine, à l'ombre des arbres touffus, loin du bruit et de toute agitation; repaître son regard d'un ravissant spectacle, se posséder soi-même dans le sentiment d'une joie plus rayonnante que la lumière du ciel, je le demande, n'est-ce pas mille fois plus doux que de rester enfermé tout le jour dans n'importe quel palais? Non, riches du siècle, non, vos portiques de marbre n'ont pas la fraîcheur de l'air qu'on respire ici. L'ombre de vos lambris dorés ne vaut pas celle de nos forêts. Vos mosaïques ne seront jamais aussi belles que l'émail des fleurs dans nos prai­ries. Vous en êtes vous-mêmes tellement persuadés que vous voulez avoir des fleurs, des plantes, des arbres, jusque dans vos somptueux appartements. Vous préférez les vastes prairies aux dorures de vos plafonds, ou aux fresques de vos murailles. La preuve, c'est que vous quittez la ville aussitôt que vous le pouvez et que la saison vous le permet. Vous dites joyeusement adieu à tout le luxe artificiel qui vous entoure, pour aller chercher dans les campagnes la beauté solide et réelle. C'est ainsi que l'existence du moine, sombre et austère au premier abord, considérée de plus

 

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p325 curitsusïome et la ciutique moderne.    

 

près, rappelle les Champs-Elysées des poètes mythologiques avec leurs îles, leurs prairies, leurs myrtes, l'air embaumé et les chœurs vêtus de blanc qui chantent des hymnes sans fin. »

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon