Darras tome 39 p. 92
L'Emile est le monument de Rousseau ; il a coûté à son auteur vingt ans de méditation et trois ans de travail. C'est un traité de pédagogie. Tantôt l'auteur expose les méthodes qu'il faut suivre ; tantôt, par de pompeuses descriptions, il célèbre les résultats de ses méthodes. Pour élève, il a choisi un riche, parce que, suivant Rousseau, le pauvre n'a pas besoin d'éducation et ne saurait en avoir d'autres que les contraintes de son état. Emile a bu le lait de sa mère, il a gigotté dans son berceau ; son éducation est toute physique; elle se compose de gymnastique, de tours de force ou d'adresse, de travaux manuels rendus attrayants, de notions pratiques données par les choses mêmes, auxquels viennent s'ajouter, pour distractions, le chant, la lecture, l'écriture, le calcul, le dessin. Les notions d'histoire naturelle, sans livres, sans date, ne viennent qu'à la fin, avec l'enseignement de la religion naturelle et de la morale fondée sur l'intérêt propre. Emile est menuisier ; mais on n'a dû lui parler de Dieu qu'à dix-huit ans, pour lui dire qu'il est la cause de l'univers et qu'il n'a rien de commun avec l'humanité. En résumé, ce livre est un traité de la bonté originelle de l'homme, destiné à montrer comment le vice et l'erreur, étrangers à sa constitution, s'y introduisent du dessous et l'altèrent insensiblement. Il y a, dans cet écrit, quelques bonnes critiques des travers du XVIIIe siècle ; mais presque tout y est faux et impraticable. C'est le livre du Quintilien de la chimère, d'un éducateur qui a mis cinq bâtards aux enfants trouvés, dont l'élève ne peut être qu'un portefaix idiot. C'est Gargantua pris au sérieux. Dans la partie de son traité afférente à l'éducation des femmes, Rousseau prend le contre pied de Fénelon. « L'un, dit Villemain veut qu'on se livre en tout à la nature ; l'autre avertit de s'en défier, de s'en servir et de la corriger. Rousseau semble surtout élever la femme pour charmer les sens de l'homme par l'agrément de la beauté ; Fénelon pour captiver son âme par la pudeur, la raison et la vertu. Rousseau élève une maîtresse qui saura plaire ; Fénelon, une épouse et une mère. Fénelon savait pourtant aussi ce que vaut la grâce ; il ne peut s'en
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défendre jusque dans sa sévérité. En blâmant les modes façonnées de son temps, il rappelle la noble simplicité des statues grecques et romaines, et il donne quelques conseils de parure, mais d'une parure bienséante et simple. « Les véritables grâces, dit-il, suivent la nature et ne la gênent jamais. » Mais cet amour propre féminin que Rousseau veut exclusivement cultiver comme un germe heureux d'éducation, Fénelon, tout en le permettant quelquefois, le redoute. « Ne craignez rien tant, dit-il, que la vanité dans les filles ; elles naissent avec un désir violent de plaire.» Au lieu de vouloir agacer leurs esprits, il les prémunit de candeur, de modestie et de piété, Rousseau, du reste, conçoit aussi l'utilité de ce dernier secours ; il ne veut pas retarder pour Sophie toute instruction religieuse, aussi longtemps que pour Emile et lui faire attendre l'idée de Dieu jusqu'à quinze ans. Seulement cette instruction religieuse n'étant qu'un déisme élevé ; on peut demander qu'elle en sera la preuve et la sanction. Mieux vaudrait le catéchisme et ses merveilleuses histoires de l'ancien et du nouveau Testament dont Fénelon veut remplir la mémoire et le cœur des enfants.» (1)
La Profession de foi du vicaire savoyard contient quelques belles pages empruntées à Platon, à Descartes, à Fénelon, à Leibnitz et à Clarke ; mais à d'éternelles vérités, le philosophe mêle des erreurs et des contradictions. Scepticisme et contradiction sur l'essence de Dieu, sur ses attributs et sur ses œuvres, doutes et incertitudes sur l'âme, sur l'autre vie, sur l'immortalité : voilà, à y regarder de près, le fond de ces cinquante pages dont on voudrait faire un catéchisme. La fable en est d'ailleurs grossière et bien digne de Rousseau. Fils d'un pauvre paysan et destiné à labourer la terre, le vicaire savoyard n'a pris le parti de faire le métier de prêtre que pour s'assurer du pain et une existence douce. Après avoir abusé de son état pour séduire une jeune fille et la rendre mère, il a été interdit, et, sans changer de mœurs, s'est fait réintégrer à force d'hypocrisie. Le fameux vicaire lit dévotement la messe et prononce avec respect les paroles sacramentelles, sans y croire; car il nie les miracles, les prophéties, les révélations, tout ce qu'il ne comprend pas. Ce chaste
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(1) Cours de littérature, t. Il, p. 277.
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prêtre, dont la vertu est sans hypocrisie et l'humanité sans faiblesse, ce catholique le plus sincère qui ait jamais existé, déclare que le Dieu qu'il adore n'est point un Dieu de ténèbres. Son Dieu ne l'a point doué d'entendement pour lui en interdire l'usage : « Me dire de soumettre ma raison, s'écrie-t-il, c'est outrager son auteur. » Cet admirable catholique soutient que, de toutes les religions qui sont sur la terre, le protestantisme est celle dont la morale est la plus pure, et dont la raison se contente le mieux, et il conseille à un protestant qui s'est fait catholique, de revenir au fatalisme de Calvin. Etrange contradiction! ce vicaire ramène tout à la religion naturelle, nie toutes les religions positives comme fausses et inventées par les hommes et en même temps, il admet non seulement tous les cultes, mais toutes les superstitions, et veut que chacun se conforme aux croyances et aux coutumes de son pays. Enfin, il ne nie pas moins la philosophie que la religion ; il se moque de tous les philosophes qu'il a trouvés fiers, affirmatifs, dogmatiques, n'ignorant rien, ne prouvant rien, se moquant les uns les autres, le seul point ou ils aient raison. Au fond, le vicaire est sceptique. Et c'est un tel docteur qui pourrait redonner aux masses la foi aux principes qui règlent fermement sa vie et garantissent le bonheur des individus comme la durée des États.
Le Contrat social contient la politique de Jean-Jacques. Après la révolution anglaise, Hobbes avait proclamé la nécessité de la force qu'il plaçait dans la volonté d'un seul. En présence de l'arbitraire et de la mollesse qui précédèrent la révolution, Rousseau renverse le système de Hobbes et place le despotisme dans la multitude. «Le souverain, dit-il, n'étant formé que des particuliers qui le composent, n'a ni ne peut avoir d'intérêt contraire au leur, par conséquent, la puissance souveraine n'a nul besoin de garant envers les sujets. » Ainsi nul recours contre cette force dominante qui s'appellera le peuple, nulle barrière contre le souverain, nulle réserve d'indépendance individuelle. De la sortent des conséquences que ne refuse pas Rousseau, et d'abord l'intolérance religieuse : « Il y a, dit-il, une profession de foi purement civile, dont il appartient au souverain de fixer les articles, comme sentiment de sociabilité, etc., etc. Sans
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pouvoir obliger personne à les croire, il peut bannir de l'État quiconque ne les croit pas ; il peut le bannir, non comme impie, mais comme insociable, comme incapable d'aimer sincèrement les lois, etc., etc. Que si quelqu'un après avoir reconnu ces dogmes, se conduit comme ne les croyant pas, qu'il soit puni de mort; il a commis le plus grand des crimes ; il a menti devant les lois. » En théorie, la conception du contrat social est injurieuse à Dieu, dégradante pour l’homme, contraire à l'histoire et à l'expérience, d'une exécution impossible, contradictoire, même dans les termes. En pratique, c'est l'oppression au nom de la liberté. Sous ce rapport, le Contrat social est inférieur aux ouvrages de Sidney et de Locke, auxquels Rousseau a beaucoup emprunté, sans le dire. Les ouvrages politiques de Sidney et de Locke, écrits au milieu d'une guerre civile et d'une révolution, posent le principe de la résistance populaire au nom de la justice, mais avec des conseils de prudence contre la victoire du peuple, c'est-à-dire contre la domination de ceux qui régneraient en son nom. Sidney, qui devait périr pour ses principes sous le despotisme royal, concevait la souveraineté du peuple par le maintien des anciennes libertés, des droits populaires, et non par l'emploi d'un autre despotisme appelé national. C'est le même esprit qui se fait sentir dans le Gouvernement civil de Locke. Il réclame pour le peuple le droit de se défendre : mais il prévoit le moment où la victoire devient oppression ; et, indépendamment de toute souveraineté populaire, il réclame certains principes de liberté, de justice, de morale politique qui doivent exister toujours, et dont le maintien est nécessaire pour légitimer la souveraineté même du peuple. Mais Locke et Sidney sont peu lus. L'ouvrage du premier est méthodique et froid ; et Sidney, dont nous avons une lettre comparable pour l'éloquence à la fameuse lettre de Brutus a composé ses trois Discours sur le gouvernement civil, plutôt en théologicien qu'en publiciste, et les a hérissés de formes scolastiques et de citations.
Le dernier ouvrage à mentionner ce sont les Confessions. Le titre en indique l'objet. En tête, Rousseau se vante de former une entreprise qui n'eut jamais d'exemple et qui n'aura pas d'imitateurs. Je
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lui connais cependant au moins deux modèles, S. Augustin et Cardan, un admirable évêque et un charlatan de génie; quant aux imitations, elles sont nombreuses, si l'on compte les ouvrages ou se complait l'amour propre ; et si Rousseau ressuscitait de nos jours pour compter le troupeau de ses imitateurs, il n'éprouverait que de l'embarras. Le livre vraiment unique, sur ce sujet délicat, ce sont les Confessions de S. Augustin, ce cri d'humilité et cet hymne à Dieu tout ensemble, ce souvenir d'un pécheur et cette prière d'un converti. Les Confessions de Rousseau, plus détaillées, plus curieuses, parfois cyniques, n'offrent pas cet intérêt si pur et cette grandeur morale. L'auteur a beau marquer l'époque où il adopte une vie plus sévère; il a beau même annoncer sa réforme intérieure, on la sent peu ; et les derniers livres des Confessions semblent ne racheter que par les malheurs des vieux ans les fautes de la jeunesse. On trouve, dans certaines parties, un sentiment exquis de la nature, et dans les petites choses, une touchante mélancolie. Mais on ne peut disculper l'auteur d'avoir sacrifié la reconnaissance, la discrétion, la fidélité, la décence, la tranquillité domestique, à la rage orgueilleuse de faire parler de lui dans l'avenir. Au fond, le livre repose sur un sophisme puéril. L'auteur veut se confesser, c'est le but de son ouvrage ; il se confesse, en effet, d'un certain nombre de turpitudes, mais toutefois, avec un certain art, et, s'il s'accuse, il s'excuse pour le moins tout autant. Puis, tournant bride, il met au défi tous les hommes d'être meilleur que cet homme là. En d'autres termes, il se confesse et il se canonise ; il se déclare en même temps, coupable et juste. S'il est coupable, et il l'est, il n'est pas juste ; et, s'il est juste, pourquoi se confesser? On ne se confesse pas de ses vertus et en admettant qu'on en ait, c'est les perdre que de les célébrer avec une telle emphase.
Voltaire et Rousseau sont les deux entraîneurs du XVIIIe siècle. L'un, passionné pour le bruit, le monde, le théâtre, jusque dans son extrême vieillesse, a consacré, à l'avilissement du christianisme, son esprit et ses fureurs. L'autre, solitaire farouche, la raison troublée, mort d'une inquiétude sans cause et d'un orgueil sans borne, par son déisme, écartait la révélation et, par ses théories.
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troublait surtout l'ordre social. Voltaire eut plus d'influence sur l'opinion commune ; Rousseau, sur les caractères et les talents. Par son ironie sceptique, ses goûts d'indépendance et de bien-être, l'un est le type de certaines gens du monde ; l'autre, par ses déclamations et son esprit arbitraire, est le sophiste de Genève, l'homme aux paradoxes, le patron des tribuns. Hormis les temps de crise sociale, où ses doctrines furent commentées par des passions furieuses, il est resté dans la classe des écrivains spéculatifs et des hommes éloquents, qui ne persuadent personne. On le représente, dans les caves du Panthéon levant, hors de sa tombe, une main qui porte une flamme ; c'est sans doute, l'emblème de la torche avec laquelle il alluma l'incendie de la révolution.