Darras tome 15 p. 109
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CHAPITRE III.
PONTIFICAT DE S. PELAGE II (17 novembre 578-7 février 589).
SOMMAIRE.
§ 1. NOTICE DU LIBER PONTIFICALIS.
1. Notice de saint Pelage II d'après le Liber Pontificalis. — 2. Absence de ratification impériale. Trêve avec les Lombards. — 3. Les monuments de Pelage II.
§ II. SAINT GRÉGOIRE APOCRISIAIRE A CONSTANTINOPLE.
4. Mort de l'empereur Justin le Jeune. Avènement de Tibère-Constantin.
— 5.
Ambassade de Chilpéric au nouvel empereur. — 6. Le saint-siége et
l'alliance byzantine. — 7. Lettre de Pelage II à son apocrisiaire saint Grégoire. — 8. Incendie du
Mont-Cassin par les Lombards. — 9. Lettres de Pelage II à Aunarius d'Auxerre. — 10. Le
livre des Morales, ou Commentaire de Job, par saint Grégoire. —
11. Controverse dogmatique entre
saint Grégoire et Eutychius patriarche de Constantinople. — 12. Mort de
l'empereur Tibère II. Avènement
de Maurice.
§ III. SAINT GRÉGOIRE SECRÉTAIRE DU PAPE.
13. Retour de Grégoire à Rome. Le moine Justus. — 14. Première lettre de Pelage II aux évêques schismatiques d'Istrie. — 15. Seconde lettre. — 16. Troisième lettre. — 17. Jean le Jeûneur patriarche de Constantinople. Titre usurpé d'évêque universel. — 18. Divers décrets de Pelage II.
§ IV. SAINT PRÉTEXTAT DE ROUEN.
19. Prétextât bénit le mariage de Brunehaut avec Mérovée fils de Chilpéric.
— 20.
Ordination forcée de Mérovée. Sa mort tragique. — 21. Concile de
Paris pour juger Prétextât. Première séance. — 22. Les évêques délateurs.
Intrigues de Chilpéric et de Frédégonde. — 23. Seconde séance du concile de
Paris. — 24. Troisième séance. Prétextât exilé à Jersey. — 25. Assassinat du
prince Clovis par Frédégonde. Accusations contre Grégoire de Tours. — 26.
Concile de Braine. — 27. Meurtre de Chilpéric par Frédé-.
gonde. —28. Meurtre de saint Prétextât par Frédégonde.
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§ V. MORT DE SAINTE RADEGONDE.
29. Austérités de sainte Radegonde. Ses dernières années. — 30. Testament de sainte Radegonde. Sa mort. — 31. Funérailles de sainte Radegonde par Grégoire de Tours. — 32. Mort du pape Pelage II.
I. Notice du Liber Pontiiicalis.
1. « Pélage, né à Rome, dit le Liber Pontificaiis, était fils de Vinigild. Il siégea dix ans, deux mois, dix jours. Son ordination eut lieu sans la ratification impériale, parce que les Lombards tenaient Rome assiégée. Les dévastations qu'ils commettaient en Italie furent effroyables. A ce fléau se joignit celui d'inondations et de pluies torrentielles, qui faisaient dire : Le temps du déluge est revenu. Pélage fit couvrir de lames d'argent doré la confession du bienheureux apôtre Pierre. Il convertit sa maison en un hospice (ptochium) pour les pauvres et les vieillards. Il restaura la catacombe du bienheureux martyr Hermès. Il édifia la basilique du bienheureux martyr Laurent, et revêtit sa châsse de lames d'argent. Pélage II mourut le 7 février 589, et fut enseveli à Saint-Pierre. En deux ordinations, au mois de décembre, il consacra vingt-huit prêtres, sept diacres et quarante-huit évêques destinés à diverses églises. Après lui, le siège épiscopal demeura vacant six mois et vingt-cinq jours1.»
2. La notice officielle constate, on le voit, avec un soin particulier, l'absence de toute ratification préalable par l'empereur de Constantinople ou par l'exarque de Ravenne, dans l'ordination du nouveau pontife. Le blocus de Rome par les Lombards était tellement rigoureux, que toutes les voies de communication, soit avec le nord de l'Italie, soit avec la mer, étaient fermées. Il semble que l'occasion eût été favorable pour revendiquer le principe de la liberté d'élection; mais l'Église romaine avait dès lors et n'a jamais cessé de conserver une politique bien différente. Elle place le droit au-dessus des accidents humains, et n'estimerait pas digne d'elle
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1 Lib. Pontif., Pelagius II; Notitia lxv; Pair, lat., tom. CXXVI11, col. 638.
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de tirer profit au jour le jour, comme les diplomates vulgaires, de ce qu'on appelle les événements de force majeure. L'immixtion du pouvoir civil dans l'élection pontificale était une usurpation d'un roi goth, reprise par bénéfice de conquête à l'époque de Justinien, et jalousement maintenue comme un privilège inaliénable par les empereurs byzantins. L'heure devait venir où le pouvoir civil lui-même reconnaîtrait l'injustice de cet abus, et y renoncerait le premier. Jusque-là Rome, qui est patiente parce qu'elle a les promesses d'immortalité, sut attendre et respecter une sorte de concordat que la violence au début lui avait imposé, mais qui formait en définitive une garantie d'union entre les deux puissances. Voilà pourquoi, suivant la judicieuse remarque de Bianchini, le clergé romain, au lieu de précipiter l'ordination du successeur élu de saint Benoît II, laissa écouler un intervalle de trois mois et demi 1, délai qui parut suffisant pour que l'impossibilité de transmettre un message à Ravenne ou à Constantinople fût bien constatée 2. Nous ignorons le détail des négociations qui s'établirent entre le nouveau pontife et les ducs lombards, dans le but de dégager la ville de Rome du siège dont elle souffrait les rigueurs depuis trois ans. Tous les renseignements nous font défaut sur cette époque si agitée de l'histoire d'Italie. « Les chroniques contemporaines, s'il en a existé aucune, dit Muratori, sont ensevelies pour nous dans un éternel silence 3. » Il est certain cependant que Pélage II réussit, dès les premiers mois de son pontificat, à éloigner de Rome l'armée barbare qui l'environnait, et à rétablir des communications régulières avec Constantinople et les autres provinces du monde catholique. Sans doute ce fut encore à prix d'argent, et peut-être par l'intervention du diacre Grégoire, que cet heureux succès put être obtenu. Du moins, dès le commencement de l'année 379, Grégoire lui-même était envoyé à Constantinople
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1 [Post Benedictum] cessavit episcopatus menses 3, dies 10. On se rappelle que ces paroles terminent la notice consacrée à Benoît II parle Liber Pontificalis. (Cf. chap. précédent, n" 8.)
5 Bianchini, Nota chronolog. in Lib. Ponlif.; Pair. lat., tom. CXXVTII, col. 639. — » Murator.. Annal, ital., ann. 577.
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en qualité d'apocrisiaire du saint-siége, et le pape reprenait avec les diverses églises de la chrétienté une correspondance forcément interrompue sous le pontificat précédent.
3. Avec la liberté des communications, le siège apostolique retrouvait en même temps la possibilité de percevoir les revenus des possessions territoriales qui lui avaient été affectées sur les divers points du monde, à l'époque de Constantin le Grand. C'est ce qui nous explique les travaux exécutés par le pape à la confession de Saint-Pierre, à la catacombe d'Hermès si célèbre par le tombeau de saint Alexandre I 1, et à la basilique constantinienne de Saint-Laurent hors-les-murs. Cette dernière, l'une des sept églises majeures dont la foi du premier empereur chrétien dota la ville éternelle, avait été magnifiquement restaurée et agrandie, au Ve siècle, par Placidie, fille de Théodose le Grand. Durant le blocus, les Lombards la détruisirent. Pélage II, ainsi que nous l'apprend le Liber Pontificalis, la rétablit dans toute sa splendeur, et orna l'arc triomphal d'une mosaïque qu'on y voit encore aujourd'hui. Le Christ apparaît au milieu, assis sur un globe : d'une main il tient la croix, et de l'autre il bénit. A sa gauche, sont debout saint Paul, saint Etienne et saint Hippolyte ; à sa droite, saint Pierre et saint Laurent, ayant tous le nimbe et leur nom inscrit sur leur tête. Saint Laurent tient de la main gauche un livre ouvert, où est écrit le verset du psaume : Dispersit, dedit pauperibus : de son bras gauche, il soutient un petit édicule figurant la basilique qu'il offre au Sauveur. Derrière lui, drapé dans une tunique et à l'arrière-plan, on distingue un personnage aux cheveux rasés, sans aucun nimbe, et cachant par modestie ses mains sous les plis de sa robe. Au-dessus de sa tête, on lit ces deux mots : Pelagius episcopus. C'est le portrait authentique de Pélage II, dans son humilité glorifiée par un monument quinze fois
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1 Cf. tom. VII de cette Histoire, pag. 25 et suiv. Saint Hermès, préfet de Rome, converti par saint Alexandre I, avait été martyrisé quelques jours avant ce pontife, l'an 117, dans la troisième persécution générale sous l'empereur Trajan.
2. Cf. tom. IX de cette Histoire, pag. 66.
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séculaire. Autour de l'arc triomphal, sur une frise déroulée en banderole, se détache en lettres d'or le distique suivant :
MARTTRIUJI FLAM5IIS OLIM LEVITA SUBISTI, IVRE TYIS TEMPLIS LVX BENERANDA REDIT1.
Ce témoignage du VIe siècle, encore visible de nos jours, n'est pas le seul qui confirme l'exactitude du Liber Pontificalis. « Mon prédécesseur Pélage, de vénérable mémoire, écrivait quelques années plus tard saint Grégoire le Grand, fit restaurer la basilique du martyr saint Laurent. Comme les décombres avaient recouvert l'emplacement du précieux tombeau, on fit des fouilles et bientôt le sépulcre tout ouvert se présenta aux regards. Ni les travailleurs, ni les moines qui les dirigeaient ne touchèrent au pieux dépôt. Cependant tous moururent dans les dix jours qui suivirent, et l'on regarda cet événement comme une preuve du respect qu'on doit avoir pour les saintes reliques. Le même phénomène se renouvela, lorsque Pélage fit revêtir de lames d'argent la confession du bienheureux apôtre Pierre, bien que le lieu où l'on travaillait fût à près de quinze pieds du tombeau lui-même 2. » On le voit, le texte de saint Grégoire appuie merveilleusement celui du Liber Pontificalis. Quant au double miracle opéré à la tombe du prince des apôtres et à celle du diacre et martyr Laurent, la critique rationaliste n'en tiendra sans doute aucun compte; mais entre nos modernes incrédules et l'affirmation d'un témoin oculaire, tel que saint Grégoire le Grand, l'historien impartial ne saurait éprouver la moindre hésitation.
§ II. Saint Grégoire apocrisiaire à Constantinople.
4. Au moment où Pélage II montait sur le trône pontifical, Justin le Jeune mourait à Constantinople (5 octobre 578), après un règne ou plutôt une démence de douze ans. L'ambitieuse Sophie
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1 Un dessin de l'arc de Pélage II à la basilique de Saint-Laurent extra muros, a été reproduit par la Patrol. lat., tom. CXXV1II, col. 613. Cf. Bleser, Rome et ses monuments, pag. 177.
2.S. Greg. Jlagn., lib. IV, Epist. xxx; Patr. lat., tom. LXXVII, eol. 701.
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avait impatiemment attendu la mort de cet époux tombé en idiotisme, dans l'espoir que Tibère Constantin, son fils adoptif, deviendrait son second mari et lui rendrait le titre d'impératrice régnante. Après les funérailles de Justin, Tibère se rendit au cirque, où le peuple l'attendait pour la cérémonie de la prise de possession. Dès que, ceint du diadème et revêtu de la pourpre, il eut pris place sur le trône, la foule s'écria : Vive l'empereur ! Vive l'impératrice ! Montrez-nous l'impératrice ! — Sophie crut toucher à la réalisation de ses rêves de seconde fortune. Son étonnement et sa consternation furent extrêmes, en voyant entrer dans le cirque la légitime épouse de Tibère, la nouvelle impératrice Anastasie, accompagnée de deux jeunes princesses ses filles, Constantina et Charito. Toutes trois étaient demeurées jusque-là inconnues à la veuve de Justin. Tibère les embrassa tendrement, mit la couronne sur la tête d'Anastasie et présenta au peuple la nouvelle famille impériale. Quelques mois après, une insurrection éclatait à Constantinople, en l'absence de Tibère. La vindicative Sophie avait offert le trône et sa main à un petit-neveu de Justinien, portant le même nom que son grand oncle. Toutes les mesures étaient prises par les conjurés, lorsque Tibère, informé du complot, reparut à la tête d'une troupe fidèle. Après avoir dispersé les séditieux, son premier soin fut de se rendre à la basilique, afin d'y rendre grâces à Dieu. Justinien et Sophie lui furent amenés pour qu'il prononçât sur leur sort. Il leur fit grâce et, à force de clémence, finit par désarmer leur haine.
5. En même temps, il recevait avec une magnificence vraiment impériale les ambassadeurs francs, que Chilpéric et Frédégonde lui envoyaient pour le féliciter de son avènement à l'empire. L'alliance des rois mérovingiens était, nous l'avons dit, soigneusement ménagée par la chancellerie byzantine, comme une ressource éventuelle contre les Lombards et un moyen de reconquérir un jour l'Italie. Grégoire de Tours nous a conservé un incident assez curieux de cette ambassade. Les envoyés francs, dit-il, revinrent dans les Gaules après trois ans de voyage, et non sans avoir couru les plus grands dangers. Ils ne voulurent point aborder à Marseille, dont la
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possession était alors disputée entre le roi Gontran et les fils de Childebert, tous également ennemis de Chilpéric. Ils se dirigèrent donc sur le port d'Agatha (Agde), qui appartenait au royaume des Goths. Mais leur navire assailli par une tempête, en vue des côtes de la Septimanie, échoua sur des brisants, et tandis qu'eux-mêmes se sauvaient à la nage, toute la cargaison fut pillée par les populations du littoral. Heureusement l'officier qui gouvernait la ville d'Agde au nom du roi des Goths crut qu'il était de son devoir ou de sa politique d'intervenir, et il fit rendre aux ambassadeurs la plus grande partie des riches présents destinés à leur roi. Ils arrivèrent ainsi à la villa de Novigentum1. « Je m'y trouvais moi-même, ajoute Grégoire de Tours. Chilpéric profita de la circonstance pour nous montrer ses trésors. Il nous fit entr’autres admirer un bassin d'or massif du poids de cinquante livres, décoré de pierreries et de ciselures, qui venait d'être fabriqué par son ordre. J'ai fait cela, dit-il, pour donner de l'éclat et du renom à la nation des Francs. Si Dieu me prête vie, je ferai encore davantage. — Il nous montra ensuite tout ce qui venait de lui être remis de la part de l'empereur, étoffes précieuses, vaisselle plate, ornements de toute espèce. Je remarquai surtout des médailles d'or du poids d'une livre chaque, portant sur la face l'effigie de l'empereur, avec cette légende : Tiberim Constantinus semper augustus, et sur le revers un quadrige monté par un triomphateur, avec ces mots : Gloria Romanorum2 » Cette exposition comparative des produits de l'empire grec et des essais grossiers encore, mais déjà précieux, de l'art mérovingien, n'est pas sans intérêt. La gloire des Romains stimulait les désirs de Chilpéric : il voulait avoir des ciseleurs, des orfèvres, des graveurs; il faisait construire à Paris et à Soissons des cirques pour y offrir aux Gaulois et aux Francs des spectacles pareils à ceux que les empereurs donnaient sur les rives du Bosphore 3.
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1 Aujourd'hui saint Cloud. — 2. Greg. Turon., Hist. Franc, lib. VI, cap. n. Cf. Aug. Thierry, Récits mérov., tom. Il, pag. 19i.
3 Apud Suessiones atque Parisios circos œdificare pnecepit, eosque populis spec-taculum prœtens. (Greg. Tur., Hist. Franc, lib. V, cap. xvni; Pat. lat., tom. LXXI, col. 353.)
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6. Chilpéric, qui se préoccupait des progrès de la civilisation matérielle, aurait pu trouver dans les vertus de lempereur Tibère Constantin d’autres exemples plus dignes de son émulation. II n’eut pas alors mérité que la plume, pourtant si réservée, de Grégoire de Tours accolât à son nom les épithètes de « Néron et d'Hérode des Gaules1. » Le pape Pélage II, lui aussi, avait voulu féliciter le nouvel empereur de son avènement au trône. Profitant de la trêve conclue avec les Lombards, il fit partir pour Constantinople l'ancien préteur de Rome, l'humble religieux du mont Gœlius, le diacre Grégoire. Au lieu de l'apostolat de la Grande-Bretagne, et du martyre, peut-être, qu'il s'était vainement promis chez les Angles, Grégoire se vit contraint d'accepter un poste d'honneur à la première cour du monde. Les Romains, cette fois, ne s'opposèrent point à son départ. Nul ne pouvait mieux représenter et servir dans la Rome nouvelle les intérêts de la vieille Rome. Seul, il se croyait à la fois indigne et incapable. Sa mission à Byzance ne devait point être temporaire. Il reçut l'ordre de s'y fixer en qualité d'apocrisiaire du siège apostolique ; « en sorte, disait-il jouant sur le sens du mot grec, que je devins le prisonnier des responsa (lettres) du saint-siège, et que j'eus tout le temps d'éprouver combien je me déplaisais à moi-même 2. » Il voulut du moins se faire accompagner de plusieurs religieux de sa communauté, se livrant avec eux à l'étude, la méditation, la lecture, et suivant autant que possible toutes les observances de la règle. «Leur charité fraternelle, disait-il, les a déterminés à me suivre dans le campement que j'allais établir au milieu des palais de ce monde. La Providence divine me ménageait cette consolation, afin que, par leur exemple, je pusse me rattacher, comme avec le câble d'une ancre, au rivage de la prière, pendant que mon âme était battue des flots de la vie des affaires. Ils constituaient le port où j'aimais à me réfugier. Le ministère qui m'appelait au dehors était comme un poignard que j'avais toujours
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à la gorge, mais au milieu d'eux les entretiens spirituels, la lecture, l'étude, retrempaient mon cœur dans les eaux vives de la componction 1. » Les instructions officielles de Grégoire, telles du moins que nous pouvons les conjecturer à distance, étaient relatives aux deux grandes préoccupations qui absorbaient alors l'attention de saint Pélage II et des Romains. D'une part, la situation de l'Italie et les subsides nécessaires à l'exarque de Ravenne pour mettre un terme aux calamités de l'invasion lombarde : de l'autre, l'extinction du schisme qui se perpétuait dans les provinces de l'Istrie et de la Dalmatie, depuis le Ve concile œcuménique. La modestie de Grégoire a malheureusement supprimé tous les renseignements positifs qui auraient pu nous faire connaître les incidents auxquels donna lieu la double négociation dont il était chargé. Nous savons pourtant qu'elle fut aussi heureuse qu'il était permis de l'espérer, dans les difficiles conjonctures où se trouvait alors l'empire d'Orient. Le général Maurice venait de remporter en Arménie une série de victoires contre Chosroès I, et contre son fils Hormisdas. L'empereur Tibère l'en récompensa par la main de la princesse Constantina, sa fille aînée, et le désigna comme son futur successeur au trône de Byzance. Ces succès malheureusement trop éphémères raffermissaient, moralement du moins, en Italie l'autorité impériale. Il eût fallu y joindre l'appui effectif d'une armée : mais les Abares, maîtres de Sirmium, menaçaient Constan-tiaople à l'ouest; les Turcs, alliés des Perses, tenaient en échec les provinces de l'extrême Orient, et ne permettaient point à l'empereur de dégarnir ses frontières. Tout semblait donc conjuré pour la ruine du nom romain. «Au milieu de tant d'agitations et de maux, disait Grégoire, je crois voir approcher la dernière heure du monde2. » A cette exclamation d'une douleur aussi patriotique que chrétienne, on peut se convaincre que la politique du saint-siége et de son apocrisiaire à Constantinople était alors toute dévouée à l'alliance byzantine. Quelques écrivains modernes ont paru s'en étonner.
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1 S. Greg. Magn., .1/ora/., Prtefat., toc. cit. — 2 Mundijam iempora, malis crebrescentibus, termino propinquunte turbata sunt. (Id., ibid.)
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Suivant eux, l'Église romaine a toujours eu le tort de ne pas ratifier à temps les faits accomplis, et de rester fidèle à ses alliances, en dépit des événements et des hommes. Sous la domination arienne de Théodoric le Grand, de même que durant l'interrègne anarchique et païen des ducs lombards, Rome continuait à se tourner vers Byzance, où régnaient les successeurs du grand Constantin. Pour lui en faire un reproche, il faut oublier les notions les plus élémentaires de l'honneur et du droit. Le royaume du Christ, l'Église fondée par Jésus-Christ, a donné et donnera jusqu'à la fin des siècles le spectacle de la fidélité survivant à toutes les vicissitudes. Son sceptre est une croix, sur laquelle au besoin ses pontifes savent mourir, à l'exemple de leur Maître. Au point de vue social proprement dit, comment ne voit-on pas que la résistance de l'Église aux barbaries successives des Huns, des Vandales, des Goths, des Lombards, des Francs eux-mêmes, finit par conquérir à la foi chrétienne, c'est-à-dire à la civilisation, toutes ces races diverses qui, durant trois siècles, comme des essaims sortis de la ruche, couvrirent l'Europe et la ravagèrent? Rome avait donc, au temps de Pélage II et de son légat saint Grégoire, la véritable politique de l'avenir. Elle l'a toujours eue, elle la garde encore, malgré les aveuglements et les ingratitudes de toutes les époques et de tous les pays.
7. Voici une lettre, la seule qui nous soit parvenue de toutes celles que le pape adressait à son apocrisiaire. « Pélage évêque, à son cher fils le diacre Grégoire. Le notarius Honorât, ainsi que notre frère et coévêque Sébastien, que j'adresse à votre dilection, vous donneront de vive voix les renseignements nécessaires. Ils sont au courant des négociations entamées avec l'exarque de Ravenne ; vous saurez par eux ce qu'il est nécessaire de porter à la connaissance de l'empereur. Au mépris de leurs serments les plus sacrés, les Lombards, avec une incroyable perfidie, renouvellent contre nous leurs cruautés et leurs excès. Notre frère Sébastien nous a promis de mettre sous les yeux du très-pieux empereur le tableau des calamités de l'Italie; joignez-vous à lui, parlez vous-même, et agissez de manière à nous secou-
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p119 CIIAP. III. — SAINT GHEG0IRE A COSSTANTINOPLE.
rir promptement. Si Dieu n'inspire au très-pieux empereur la résolution de nous envoyer soit un maître de la milice, soit un général, notre province est désespérée ; elle n'a plus en effet ni troupes de campagne, ni garnisons dans les villes. L'exarque nous mande qu'il est dans l'impossibilité absolue de rien faire pour nous; il peut à peine suffire lui-même à garder Ravenne. Plaise à Dieu que l'empereur agisse promptement, sinon les armées barbares auront bientôt envahi tout ce qui reste de la république romaine 1 en Italie. Renvoyez au plus tôt ici le prêtre Maximianus, qui vous a accompagné dans votre légation. Votre monastère, dont il est le supérieur, a besoin de sa présence; et moi-même, je ne puis plus longtemps me passer de ses services 2. »
8. Le notarius Honorât et l'évêque Sébastien, chargés de ce message, purent raconter de vive voix à l'apocrisiaire un désastre qui dut profondément affliger son cœur. Jusque-là, le monastère du Mont-Cassin, protégé sans doute par la majesté des souvenirs qui se rattachaient à son illustre fondateur, avait échappé à la ruine et au pillage. Mais enfin les Lombards enhardis par l'impunité, venaient, sous la conduite du duc de Bénévent, Zoto, de gravir la montagne bénie, et d'en incendier tous les édifices. Quarante ans auparavant, saint Benoît avait prédit cette catastrophe 3. Elle s'accomplit dans les conditions exactes qu'il avait décrites à l'avance, c'est-à-dire que les Lombards ne purent détruire que ce qui n'avait pas vie, et ne prirent pas un seul des moines. « Quoique l'attaque eût lieu de nuit et pendant la sommeil des religieux, ceux-ci purent tous s'enfuir, n'emportant avec eux pour toute fortune que le livre de la Règle, écrite par leur fondateur, avec l'hémine, ou mesure de vin, et le poids de la livre de pain qu'il leur avait prescrits. Ils se réfugièrent à Rome; le pape Pélage II leur fit un accueil paternel et leur permit de construire près du palais de Latran un monas-
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tère où les enfants de saint Benoît purent attendre, pendant un siècle et demi (380-730), le jour heureux qui vit repeupler la sainte montagne 1. » Disciple de Benoît, parent de l'illustre fondateur dont il devait plus tard se faire le biographe, Grégoire ressentit comme un malheur de famille la catastrophe du Mont-Cassin. Il se hâta de renvoyer à Rome le prêtre Maximianus, qui allait avoir désormais à partager avec le pontife Pélage II le soin d'offrir l'hospitalité aux proscrits de la métropole bénédictine. Maximianus quitta sur-le-champ Constantinople, et prit passage sur un navire qui faisait voile pour l'Adriatique. Une tempête effroyable l'assaillit: le gouvernail, le grand mât, toutes les voiles, furent emportés. « Par les flancs du vaisseau entr'ouvert, dit saint Grégoire le Grand, l'eau pénétrait en bouillonnant. Un miracle seul pouvait sauver les voyageurs. Maximianus leur distribua le corps et le sang de Jésus-Christ; ils se donnèrent tous le baiser de paix, et, recommandant leur âme à Dieu, attendirent la mort. Leur foi les sauva. Huit jours et huit nuits s'écoulèrent, sans que le vaisseau, qu'on ne gouvernait plus et qui paraissait une épave abandonnée, sombrât. Enfin la tempête le jeta en vue du port de Crotone, sur le littoral du Brutium. Les passagers purent descendre sur la rive. Maximianus sortit le dernier, et le navire coula à fond aussitôt qu'il l'eut quitté2.»