Croisades 20 

tome 23 p. 464

 

§ II.  Itinéraire de Nicée à Antioche.

 

12. « L'armée du Dieu vivant, dit Albéric d'Aix, reprit sa marche à travers la Roumanie (on nommait ainsi la sultanie d'Iconium, ou pays de Roum). La joie était grande après la victoire qu'on venait d'obtenir, et l'on ne songeait point aux obstacles nouveaux qui al­laient se rencontrer sur le chemin3. » L'itinéraire que Godefroi de Bouillon se proposait de suivre était déterminé à l'avance. Les ré­centes études faites par les auteurs du « Recueil des historiens occi­dentaux des croisades » ont rectifié, sous ce rapport, les préjugés vraiment absurdes qui avaient jusqu'ici prévalu. On s'imaginait que les croisés marchaient à l'aventure, sans aucune direction, sans programme arrêté d'avance. Il eût été fort étonnant qu'avec un pa­reil système ils fus-

----------------------------

des empereurs à Byzance. Constantin Dragosès, qui perdit si glorieuse­ment en 1453 la couronne et la vie sur la brèche par où Mahomet 11 prenait possession de Constantinople, était le descendant du curopalate qui faillit en 1097 se battre avec Tancrède;

1 Ann. Comnen. Alexiad., 1. XI, col. 805.

3 Radulf. Cadom., Gest. Tancred., cap. ivn; Pair. M., t. CLV, col. 506.

3 Albéric. Aq. 1. III, cap. iliii, col. 457.

=================================

 

p465 CHAP.   V.   —  ITINÉRAIRE   DE   NICÉE   A  ANTIOCHE.

 

sent parvenus au but de leur expédition. La vé­rité est qu'en prenant la peine de suivre sur une carte géographique les diverses expéditions parties isolément pour Constantinople, on les voit se diriger chacune en droite ligne, et sans la moindre dé­viation, vers la capitale du Bas-Empire. Les chefs croisés savaient donc parfaitement la géographie. C'est un fait maintenant indénia­ble. Si l'on poursuit l'épreuve, et que de Constantinople jusqu'à Jé­rusalem on étudie, la carte à la main, la route suivie par la grande armée de Godefroi de Bouillon, le résultat est exactement le même. Pas le moindre écart, pas la moindre hésitation. La ligne suivie est la plus courte, la plus droite, la plus commode. Maintenant encore, si l'on voulait refaire à pied ce voyage, il faudrait passer par le même chemin. « Pour atteindre la Syrie et la Palestine, auxquelles se rattachait le terme de l'expédition, dit un récent historien1, les pèlerins au sortir de Nicée avaient à traverser diagonalement les provinces de l'Asie Mineure dans la direction du nord-ouest au sud-est, c'est-à-dire dans le sens de leur plus vaste développement. Le plus grand obstacle naturel dû à la configuration du sol devait être l'ascension de la chaîne méridionale du Taurus. Les villes à traver­ser étaient Dorylée (aujourd'hui Eski-Cheher), Antioche de Pisidie (Ak-Chéher), Iconium [Konieh), Héraclée (Erékli), Tarse (Tarsous), Gésarée de Cappadoce [Kaisarieh], Antioche de Syrie [Antakieh), Archas, Tripoli, Tyr, [Sour), Saint-Jean-d'Acre (Aeco), Césarée de Palestine, Joppé (Jaffa), Rama [Rarnleh], Jérusalem. Tel fut exac­tement l'itinéraire suivi par l'armée de Godefroi de Bouillon. Na­guère le gouvernement ottoman adopta ce tracé pour la grande route qui conduit de Constantinople aux provinces méridionales de l'Asie. »

   13. «Parties de Nicée le VII des calendes de juillet (25 juin 1097), les légions marchèrent de conserve durant deux jours, et arrivèrent au confluent de deux cours d'eau (le Kara-Sou, « Rivière noire », et le Gallus ou Euk-Sou, « Eau bleue », af­fluents du fleuve Sangar, aujourd'hui SaKaria). Un pont de pierre solidement construit permettait le passage2.» —  « L'armée campa en cet

--------------------------------

1. l'vyré, Histoire de la première croisade t. I, chap. xx, p. 325 et 326.

2. Guillemin. Tyr., 1. III, cap. xm, col. 2S6. Quant à la date précise du dé-

=================================

 

p466 PONTIFICAT  DU   B.   URBAIN  II  (4e  PÉRIODE   1038-1099).

 

endroit et y resta deux jours, dit Robert le Moine, profitant des gras pâturages de la vallée pour les chevaux et les bêtes de somme. Le pays qn'on allait traverser ensuite était aride et désert, les princes réunis en conseil jugèrent que, pour la facilité du ravitaillement, il serait à propos de se diviser en deux corps, qui avanceraient simultanément, mais sur deux routes différentes, en conservant entre chacun d'eux une distance assez rapprochée pour que l'un et l'autre pussent se porter mutuellement secours en cas d'attaque. Le partage se fit de telle sorte que, dans la première colonne, numériquement la plus forte, marchaient le duc Godefroi de Bouillon, Hugues le Grand, Raymond de Saint-Gilles et Robert de Flandre; la seconde colonne comprenait Adhémar de Monteil 1, Boémond, Tancrède, Robert de Normandie et le comte Etienne de Blois. On reprit la route dans ce nouvel ordre, chevauchant en sé­curité à travers le pays de Roum2. Le 1er juillet, l'armée de Boé­mond dressa ses tentes vers trois heures du soir dans la vallée de Dogorgonhï près du cours d'eau qui arrose la petite ville de Dorylée à deux mille seulement du premier corps. Vers le soir, les senti­nelles aperçurent quelques cavaliers turcs sur les hauteurs voisines. Boémond prit les mesures de précaution nécessaires pour se mettre à l'abri d'un coup de main. Les tentes des pèlerins, couvertes par une barrière de chariots et de bagages, furent disposées dans une sorte de retranchement naturel, fermé d'un côté par la rivière, de l'autre par un marécage infranchissable. L'armée prit ses positions autour du camp des pèlerins. Cependant la nuit s'écoula dans le plus grand calme ; et le duc de Tarente put croire à une fausse alerte. Mais, au lever du soleil, son incertitude cessa. Kilidji-Arslan, avec une armée de cent cinquante mille Turcs 3, fondait sur la val­lée. Arnould de Rohes, chape-

---------------------------------

1 Robert le Moine (1. III, cap. 2, col 6S8.) désigne l'évêque du Puy Adhémar de Monteil comme ayant fait partie du premier corps, resté sous les ordres de Godefroi de Bouillon. Mais ainsi qu'on le verra bientôt, Adhémar de Mon­teil fut adjoint au corps de Boémoud, où nous aurons à signaler les efforts de son zèle apostolique.

2      Robert Monacb., Ibc. cit.

3      Ce chiffre est positivement accusé par Guillaume de Tyr, cap. xv, col 289.

=================================

 

p567 CHAP.   V.   — ITINÉRAIRE   DE   NICÉE    A   ANTIOCHE.

 

lain du  duc de Normandie,  partit à cheval pour informer Godefroi  de  Bouillon, et  lui  demander se­cours. Au son des trompettes, tous les soldats de Boémond  avaient pris les armes. Une avant-garde de  cent cinquante  cavaliers turcs arriva jusqu'aux retranchements, lançant sur les chrétiens des flè­ches empoisonnées. On repoussa cette première attaque. Boémond d'un côté, Robert Courte-Heuse de l'autre, s'élancèrent avec leurs chevaliers à la rencontre  du gros de l'armée  ennemie. Ils prome­naient la mort  dans les  rangs  serrés  des Turcs ; mais, à  mesure qu'ils y faisaient une  trouée, Kilidji-Arslan comblait les vides  par des troupes fraîches. Après d'inutiles efforts, les chevaliers de Boé­mond tournèrent  bride, entraînant le héros  avec  eux. Robert Courte-Heuse lança son cheval à travers les fuyards : « Où courez-vous, Boémond? s'écria-t-il. L'Apulie est loin ; et  nous ne sommet pas près de Tarente ! Sus à l'ennemi ! C'est ici qu'il faut mourir ou vaincre. En avant ! Dieu le veut ! Dieu le veut 1 ! » Le combat reprit donc avec une nouvelle furie. Mais le courage des chrétiens ne pou­vait rien contre des forces vingt fois  supérieures. Boémond  et Ro­bert Courte-Heuse durent se replier vers le camp. Tancrède, ayant à ses côtés son jeune frère  Guillaume, qui faisait en cette fatale journée son noviciat de  chevalerie,  s'était mis à la tête d'une poi­gnée de braves. Il réussit à déloger les Turcs d’un   mamelon du haut duquel leurs flèches plongeaient sur les tentes   des pèlerins. Dans ce poste, exposé de toutes parts aux coups de l’ennemi, Tancrède tint durant plus d'une heure. Il vit tomber  mortellement atteints son jeune frère Guillaume, le chevalier de Monte  Scabioso, et le comte Robert  de Paris,  le même dont l'empereur Alexis Comnène avait naguère paru mettre en doute la valeur3. Pas  un des compagnons de Tancrède  ne fut  resté vivant; lui-même il  attendait héroïque­ment la mort, lorsque  Boémond vint  l'arracher, malgré  sa résis­tance, à cet  inutile sacrifice3.  La  bataille  était  perdue. Déjà  les Turcs  s'élançaient sur le  camp des pèlerins. « Nous y étions,  dit Foulcher de

-------------------

1.         Radulf. Cadom., cap. xxn, col. 509.

2.          Cf. chap. précédent, n° 76.

3.         Radulf. Cad., cap. xxiv-xxvi.

=============================

 

p468      PONTIFICAT  DU  B.   URBAIN   II   (4e   PÉRIODE   1088-1099).

 

Chartres, entassés comme un troupeau de moutons dans une bergerie, tremblants, glacés d'effroi, à la vue des ennemis qui nous environnaient sans nous laisser la moindre issue. En ce mo­ment tous nos péchés nous revinrent à la mémoire : notre désastre en était le châtiment. Les cris des vieillards, des femmes, des en­fants, se mêlaient aux clameurs victorieuses des infidèles, qui se ruaient autour de notre campement. Nulle espérance de sauver no­tre vie. Adhémar de Monteil était au milieu de nous, avec quatre autres évéques et plusieurs prêtres, revêtus de leurs aubes, enten­dant les confessions, priant pour que le Seigneur nous envoyât du secours. Ils chantaient les prières saintes, mais ils pleuraient en les chantant. Les guerriers qui luttaient autour de nous accouraient leur demander l'absolution et retournaient au combat: car nos prin­ces, Robert de Normandie, Etienne de Blois, le comte de Flandre, Boémond, Tancrède, formaient autour de nos retranchements comme un dernier rempart. A leur exemple, tous ceux qui parmi nous savaient tenir une arme se firent combattants1.» Puisqu'il fallait mourir, chaque pèlerin voulait le faire en héros. 14. Tout à coup, vers l'heure de midi 1, le son  des buccinae et des  trompettes, dont se servaient les chrétiens, retentit sur les hauteurs voisines : c'était Godefroi de Bouillon qui accourait à la tête de qua­rante mille cavaliers. Hugues le Grand déboucha le premier de la montagne, à la tête de trois cents lances. Son irruption soudaine fît éclater des acclamations d'une joie indescriptible dans le camp des pèlerins. Les Turcs se retournèrent pour voir le nouvel ennemi qui leur arrivait si inopinément, Kilidji-Arslan, qui commandait en per­sonne, détacha trois colonnes de sa cavalerie avec ordre de cerner la petite troupe du prince français. Au milieu de cette nuée de

-------------------

1.Fulcher. Carnot., cap. v, col. 836.

2. On se rappelle que c'était l'heure où, d'après la nouvelle iustitution de l'Angelus établie par Urbain II au concile de Clermont, tous les chrétiens d'Europe invoquaient la sainte vierge Marie pour le succès de la croisade. L'heure précise où le secours tant attendu arriva enfin sur le champ de bataille de Dorylée n'est indiquée que par un seul chroniqueur, l'auteur ano­nyme des Gesta Franchorum expugnantinm Hierusalem, cap. xm. (Bongars, 1.1, p. 568.)

=================================

 

p469 CHAP.   V.   — ITINÉRAIRE   DE   NICÉE    A   ANTIOCHE.

 

Turcs qui l'eurent bientôt  enveloppé, Hugues et ses braves chevaliers se formèrent comme un rempart avec les cadavres des victimes que leur bravoure immolait à chaque coup. Ils donnèrent ainsi le temps à Godefroi de Bouillon d'arriver à leur aide, pendant que Robert de Flandre, Boémond, Tancrède et tous les vaincus de la matinée se retournaient contre leurs vainqueurs. La lutte prit alors des pro­portions homériques. Les chevaux galopaient à travers des ruis­seaux de sang humain. Furieux de manquer son triomphe, Kilidji-Arslan fit des prodiges de valeur. S'il ne put remporter la victoire, il conquit du moins l'admiration de ses vainqueurs. « Ce n'est pas sans raison, dit Tudebode, que les Turcs prétendent avoir une ori­gine commune avec les Francs. Ils sont braves et fiers, ils sont nés pour la gloire des armes. Et pourtant l'humilité des chrétiens a dompté leur orgueil jusque-là indomptable. Si les Turcs avaient la foi en Jésus-Christ, ils seraient le premier peuple du monde 1. » La victoire de Dorylée coûta quatre mille hommes aux croisés ; les pertes de Kilidji-Arslan durent être beaucoup plus considérables, puisque le nombre de ses officiers restés sur le champ de bataille s'élevait seul au chiffre de trois mille. En cette immortelle journée, dit Guillaume de Tyr, tous les princes signalèrent leur valeur. Parmi les simples chevaliers on distingua plus particulièrement Baudouin du Bourg, Thomas de la Fère, Raynald de Beauvais, Galo de Chaumont, Gaston de Béarn et Girard de Chérisi2 » (1er juillet 1097.) Pendant les deux ou trois jours qui suivirent, ajoute Foulcher de Chartres, les Turcs continuèrent à fuir, bien que, sauf le Dieu tout-puissant, nul ne fût à leur poursuite. Quant à nous, nos actions de grâces au Seigneur égalèrent nos angoisses passées. Nous bénissions sa miséricorde infinie, qui avait si visiblement protégé notre pèleri­nage3. »

 

   15. « Nous reprîmes modestement notre route, continue Foulcher travers  de Chartres, résolus  cette fois de  ne plus nous séparer  (4 juillet). Les Turcs fuyaient devant nous, à travers le pays de Roum. D'ordinaire,

-------------------

1 Tudebod. Hist. de Hierosol. itinere, t. II : P-ftr. hd., t. CLV, col. 773.

2. Guillelm. Tyr., 1. III, cap. xv, col. 2S9.

3 Fulcber. Carnot., 1. I, cap. v, eol. S37.

================================

 

p470 PONTIFICAT  DU  B.   URBAIN   II   (4e   PÉRIODE   1088-1099).

 

la contrée que  nous traversions (la  Phrygie) offre d'abondantes ressources, mais les Turcs l'avaient dévastée. Plus d'une fois, après avoir épuisé les maigres cultures qui se trouvaient sur notre chemin, il nous advint de nous souvenir du miracle évangélique de la multiplication des pains et des poissons1. C'était en effet une merveille de la Providence, qu'une armée si nombreuse pût vi­vre dans un pareil désert, et nous ne cessions d'en rendre grâces à Dieu. Il y avait d'ailleurs de quoi rire ou pleurer, comme on vou­dra, à nous voir, ayant perdu presque toutes nos bêtes de somme, les remplacer par des moutons, des chèvres, des porcs, des chiens, que chaque pèlerin chargeait de son bagage. Ces animaux mar­chaient tristement sous ce fardeau inaccoutumé. Plus d'un chevalier se vit contraint de monter des bœufs, en guise de chevaux de ba­taille. Ainsi allaient, sur le chemin de Jérusalem, Francs, Gaulois, Flamands, Frisons, Allobroges, Bretons, Lorrains, Allemands, Ba­varois, Normands, Anglais, Scandinaves (Scoti)2, Aquitains, Ita­liens, Apuliens, Ibères (Espagnols), Daces, Grecs et Arméniens. Si un Breton ou un Tudesque m'adressait la parole, je ne le compre­nais pas et ne pouvais lui répondre. La diversité du langage nous séparait ; mais l'amour de Dieu et la charité pour le prochain nous rendaient tous frères, à tel point que, si un objet venait à s'égarer, celui qui le trouvait en prenait soin comme de son bien propre, jus­qu'à ce qu'il fût réclamé par son propriétaire3. » Guillaume de Tyr ajoute quelques détails non moins caractéristiques sur cette marche pénible, qui se fit dans la saison la plus chaude de l'année. « Le manque d'eau, dit-il, devint une véritable calamité. Il y eut surtout un jour, un samedi, où les tortures de la soif furent telles, qu'on vit de jeunes mères expirer à côté de tendres enfants qu'elles ne pou­vaient plus nourrir. Les hommes les plus robustes se couchaient sur le sable : creusant au-dessous de la première couche brûlante, ils cherchaient plus  profondé-

--------------------

1. Matth. xiv, 19-21.

2.Nous croyons pouvoir traduire ainsi, dans le sens le plus large, cette ex­pression du chroniqueur. Il est certain en effet qu'Éric Gotboë, roi de Norwège, faisait partie de l'expédition avec ses Scandinaves. Cf. chap. III, n» 31 de ce présent volume.  

1.         Fulch. Carnot., loc. cil.

=================================

 

p471 HAP.   V.  — ITINÉRAIRE DE   NICÉE  A  ANTI0CHE.

 

ment la fraîcheur du  sous-sol, et y collaient leurs lèvres  desséchées. Les animaux ne résistaient pas mieux à ce supplice. Les oiseaux  eux-mêmes succombaient. On vit des faucons, des éperviers, des tiercelets, dressés pour la chasse au vol, mourir de soif sur le poing de leurs maîtres. Enfin vers le soir on arriva à un cours d'eau (probablement  l'Aktar-Sou, affluent du lac Eberdi, à quelques lieues en deçà d'Antioche  de Pisidie). Il y eut, comme toujours en pareil cas, des imprudences. On se préci­pitait vers le fleuve  tant désiré, on buvait sans mesure ; quelques pèlerins qui avaient échappé à la mort par la soif la trouvèrent dans l'abus de l'eau que Dieu leur envoyait. Des chevaux même succom­bèrent de la même façon. Le  lendemain nous arrivions à Antioche de Pisidie (la moderne Ak-Chéher), dans une plaine fertile, au mi­lieu de pâturages verdoyants, et l'armée put se reposer de tant de fatigues1. »

 

   16. « Les horribles souffrances que l'on venait de subir, continue de le chroniqueur, inspirèrent à Tancrède et  à Baudoin de Boulogne, frère de  Godefroi de Bouillon, l'idée de se porter en éclaireurs au-devant de la  grande  expédition, pour se rendre  compte des ressources que pourrait offrir le pays ou des dangers qu'on y rencontrerait. Baudoin, avec les deux frères Pierre de Stadenois (Stenay)  et Raynard comte de Toul, Baudoin du  Bourg et  Gilbert de Cler-mont, partit à la tête de sept cents cavaliers et de quelques compa­gnies d'infanterie. Tancrède ne prit que cinq cents hommes de ca­valerie et un petit nombre de piétons ; Richard du Principat et Ro­bert d'Anse le suivirent dans cette  expédition. Le gros de l'armée devait les rejoindre sous les murs de Tarse. Mais le séjour à Antio­che de Pisidie fut prolongé  au-delà des  prévisions par deux inci­dents douloureux. Un jour, Godefroi de Bouillon chassant dans la forêt voisine rencontra un pauvre pèlerin chargé d'un fagot de bran­ches sèches qui se retranchait derrière un arbre pour échapper à la poursuite d'un ours énorme. Le duc s'élança résolument, l'épée à la main, au-devant de la bête furieuse, et lui fit une blessure à la tête. D'un bond l'ours renversa  cheval et cavalier, et saisissant le duc à la cuisse, lui enfonça

---------------------

1.Guillelm. Tyr., 1. III, cap. xyi, col. 290.

=================================

 

p472 PONTIFICAT  DU  B.   URBAIN  II   (4°  PÉRIODE  4088-1099).

 

ses crocs jusqu'à l'os. Godefroi  dans un su­prême  effort parvint à  plonger son épée tout entière  dans le flanc de   l'animal,   qui se débattit  quelques instants encore  et expira. Mais dans ses mouvements  convulsifs il laboura les  deux jambes de son vainqueur, et lui fit des blessures si profondes que le duc s'évanouit. Le pèlerin dont il venait de sauver la vie au péril de la sienne courut chercher du secours. On trouva le duc baigné dans son sang. Il fut rapporté  au camp sur une  litière et toute l'armée dans la désolation crut avoir perdu son père, son guide, son héroï­que défenseur. Mais Dieu eut pitié de son peuple et se laissa fléchir par nos larmes. Godefroi reprit connaissance et les chirurgiens après avoir pansé ses plaies assurèrent qu'aucune n'était mortelle. En ef­fet, il revint à la santé ; mais la convalescence fut longue : ce ne fut que sous les murs d'Antioche de Syrie, deux mois après, que le hé­ros put monter à cheval. Le jour même où   Godefroi de Bouillon courut ce péril, le comte  de Toulouse, Raymond  de  Saint-Gilles, atteint d'une maladie  qui ne  laissait plus d'espoir,   recevait  des mains de Guillaume évèque d'Orange les dernières onctions. Toute respiration cessa  chez le  malade : on le  crut mort ; l'évêque, age­nouillé avec les  clercs, commença près  de son lit la récitation de l'office des défunts. Ce fut alors dans l'armée un  désespoir comme il ne s'en verra jamais ; les pleurs baignaient tous les visages, les sanglots éclatèrent de toutes les poitrines1. » — « Il se passa dans cette circonstance, dit Raimond d'Agiles, un fait que les incrédules révoqueront peut-être en doute, mais que je proclame hautement, parce que j'en fus témoin et que c'est pour moi un devoir de relater cet exemple de la miséricorde divine. Dans les premiers jours de sa maladie, le comte de Toulouse vit arriver sous sa tente un des che­valiers saxons de notre armée, lequel lui tint ce  langage : A deux reprises votre  patron  saint AEgidius (saint  Gilles) m'est apparu. Il m'a chargé de vous  dire de sa part : « Soyez  sans inquiétude sur l'issue de votre maladie. Vous recouvrerez la santé : j'ai obtenu de Dieu cette grâce, et je continuerai à vous protéger. » Ainsi parla le chevalier saxon. Le comte accueillit avec confiance cette communi­cation et y ajouta une cer-

-------------------------

1 Guillelm. Tyr., lib. III, cap. xvi, col. 290.

=================================

 

p473                        CHAP.   V.  — ITINÉRAIRE DE   NICÉE  A  ANTI0CHE.

 

taine foi. Cependant, loin de s'améliorer, son état empira tellement qu'on crut sa dernière heure arrivée. On le sortit de son lit, et il fut étendu sur la terre nue pour mourir1. La respiration cessa et on le crut mort. Mais ce n'était qu'une dé­faillance. Tout à coup il ouvrit les yeux ; on lui prodigua de nou­veaux soins. Les prières pour sa guérison redoublèrent. Chaque matin, les prêtres aux messes qui se célébraient demandaient à Dieu de sauver Godefroi de Bouillon et Raymond de Saint-Gilles. Tant de prières furent exaucées, et les deux héros survécurent2. »

 

   17. « L'armée reprit alors sa marche, dit Guillaume   de Tyr,  et parvint à la cité d'Iconium (Konieh), métropole de la Pisidie,  célèbre par les prédications du   grand  apôtre  saint Paul. Les Turcs l'avaient abandonnée, mais en se retirant ils avaient emporté toutes les provisions et dévasté les campagnes environnantes. Depuis la défaite de Kilidji-Arslan à Dorylée, ils avaient adopté cette tacti­que uniforme. A notre approche ils se sauvaient avec leurs femmes, leurs enfants, leurs troupeaux, dans les forêts voisines, espérant que le manque absolu de vivres nous forcerait à précipiter notre marche. C'est en effet ce qui ne manquait pas d'arriver. On traversa donc à la hâte la ville d'Iconium, puis celle d'Héraclée [Eréklï), au pied du versant septentrional duTaurus 3. » Boémond et Tancrède avaient déjà, l'un et l'autre, avec leur escorte armée à la légère, franchi par deux routes différentes cette chaîne formidable. D'après leurs renseignements, Godefroi de Bouillon choisit pour cette ascen­sion périlleuse un chemin moins direct, mais plus praticable, qui, inclinant à gauche à travers la Cappadoce et la petite Arménie, ve­nait après un assez long détour couper la montagne par les contre­forts de l'Anti-Taurus. Chemin faisant, un prince turc,  nommé Assam, qui, selon le témoignage d'Anne Comnène, attendait les croi­sés à la tête d'une armée de quatre-vingt mille hommes, fut mis en

-----------------

1. On sait que cette pieuse coutume de se faire étendre sur la cendre, ou la terre nue, pour rendre l'âme au Dieu qui nous a créés de la cendre et de la poussière, était d'usage universel chez les chrétiens à cette époque de bra­voure et de foi.

2. Raimund. de Agiles, cap. v, col. 597.

1Guillelm. Tyr, cap. xvm, col. 292.

=================================

 

p474 PONTIFICAT DU  B.   URBAIN  II  (4e  PÉRIODE   1088-1099).

 

déroute, et l'on s'empara de tout son territoire. Un de ses châteaux-forts, désigné par la chronique de Baldéric de Dol sous le nom d'Alfia1, fut confié à la garde d'un chrétien indigène, nommé Siméon, à la double condition, dit Robert le Moine, « de défendre le pays contre le retour de la domination turque, et de reconnaître la suzeraineté du nouvel empire que les croisés allaient fonder au saint Sépulcre 2, « Cette clause est remarquable : elle prouve à la fois la confiance de l'armée de la croisade dans le succès définitif, et l'inanité des conventions antérieurement stipulées avec Alexis Comnène. Si cet empereur se fût joint, comme il en avait pris l'en­gagement formel, aux guerriers d'Occident ; s'il eût en personne, à la tête de ses troupes, partagé les périls de la grande entreprise ; il en aurait matériellement recueilli tous les bénéfices. Mais il n'était représenté, dans cette marche héroïque, que par une poignée de Grecs sous la conduite de Tatice l'espion. Les croisés partout vain­queurs étaient partout obligés, pour continuer leur marche, d'aban­donner leurs conquêtes. La politique byzantine perdit ainsi sans retour l'occasion providentiellement offerte de rétablir sa puissance. Mais Alexis Comnène n'était pas Constantin le Grand, et ce n'est pas sans raison que l'histoire a flétri du nom de Bas-Empire l'épo­que de décadence dont il contribua singulièrement pour sa part à augmenter la honte et les périls.

 

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon