St Jérome 6

Darras tome 11 p. 246

 

   65. Isidore avait beau refuser à saint Jérôme son titre de prêtre : il n'était pas de force à lutter avec un tel jouteur. La conférence fut interrompue, et la légat, fort courroucé, reprit le chemin

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1. S. Hieronym., Iib. Contr. Joan. Iltirosolijm., cap. sxsiz. — * laid.

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de Jérusalem. On s'attendait à une sentence écrasante. Mais, deux jours après, arrivait à Bethléem un courrier envoyé par saint Épi-phane, Il remettait à Jérôme une lettre ainsi conçue : «Au seigneur bien-aimé, notre frère et fils, le prêtre Jérôme, salut dans le Sei­gneur.— Je reçois à l'instant du patriarche d'Alexandrie, avec prière de vous la transmettre sur-le-champ, une circulaire adressée à tous les catholiques de l'univers. Elle porte condamnation expli­cite des erreurs accréditées sous le nom d'Origène. Il est juste que vous en soyez averti le premier, vous qui luttez depuis si longtemps, et avec tant d'énergie, contre cette perverse doctrine. Le Dieu Tout-Puissant a permis que cette racine d'impiété, qui in­festait la cité d'Alexandrie, fut enfin découverte et proscrite. Elle va maintenant disparaître du monde entier, comme ces plantes parasites qu'arrache le laboureur et qu'il fait sécher au soleil, avant de les jeter au four. Sachez donc, fils bien-aimé, qu'un vient de jeter au vent la racine d'Amalec, et que le trophée de la croix triomphante vient d'être élevé avec honneur sur la montagne de Raphidim ! De même qu'autrefois l'armée d'Israël obtenait l'avan­tage, quand Moïse étendait ses bras suppliants vers le ciel ; ainsi le Seigneur a fortifié, en ces derniers jours, l'esprit de son serviteur Théophile. L'Église d'Alexandrie vient d'arborer l'étendard de la foi contre les erreurs d'Origène. Pour ne pas allonger inutilement cette lettre, ni retarder davantage votre joie, je me borne à vous expédier la circulaire que m'adresse Théophile. Grâces immortelles soient rendues au Seigneur qui m'a fait vivre assez longtemps pour être témoin du triomphe de la vérité, et pour entendre de la bouche d'un si grand pontife la confirmation des doctrines que j'ai toujours soutenues! Je vous salue avec allégresse, dans le Seigneur, vous, et les saints qui habitent votre monastère 1. »

 

66. Un pareil revirement semblait inexplicable. Quinze jours auparavant, Théophile avait écrit au pape saint Siricius (397), pour lui dénoncer comme hérétiques l'évêque de Salamine et saint Jérôme. De plus, il avait signifié à tous les solitaires de Kitrie et

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1. S. Epipn., Episl. ad Hieronym., Pair, grac, tora. XL1II, col. 391-392.

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de la Maréotide d'avoir à tenir comme orthodoxe la doctrine d'Origène, sous peine d'être chassés de leurs monastères. Enfin, les instructions qu'il avait données à Isidore, outre qu'elles étaient formellement Origénistes, accusaient de plus une violence et une amertume qui dépassaient toutes les bornes. Il avait suffi, pour convertir Théophile, d'un grave incident survenu dans l'intervalle. On se rappelle que ce patriarche avait proscrit l'Anthropomor­phisme dans les diocèses d'Egypte. Jusque-là il avait cru, de fort bonne foi, que les adversaires de l'origénisme étaient anthropomorphites, et réciproquement. Or, comme l'idée d'un Dieu maté­riel, pourvu d'organes humains pareils aux nôtres, révoltait sa pensée, il croyait remplir le devoir de sa charge en poursuivant impitoyablement les adversaires d'Origène, qu'il supposait tous anthropomorphites. Avec l'ardeur et l'absolutisme qui faisaient le fond de son caractère, la lutte qu'il soutenait à ce sujet en Egypte était mille fois plus ardente encore que celle qui s'était déclarée en Palestine entre saint Jérôme et Jean de Jérusalem. Or, un jour, tous les moines d'Alexandrie qu'il poursuivait comme anthro­pomorphites quittèrent leurs monastères, et vinrent le trouver dans son palais d'Alexandrie, au nombre de huit ou dix mille. Une telle affluence, avec l'irritation qu'entraînent toujours les mesures violentes, prit bientôt la physionomie d'une véritable émeute. Le peuple criait que le patriarche persécutait les saints. On ne parlait de rien moins que de mettre le feu à la maison épiscopale, et d'é­gorger Théophile. Celui-ci voyait grossir l'orage, et n'était pas médiocrement inquiet. Il faisait alors les réflexions les plus sérieuses sur le danger qu'il peut y avoir à pousser les esprits à l'extrême, et à se croire tout permis parce qu'on peut tout. Dans cette per­plexité, il résolut de se montrer aussi gracieux, vis-à-vis des mécon­tents, qu'il avait été jusque-là sévère. Il donna l'ordre d'introduire en sa présence la députation des religieux. Quand ils furent entrés, il les salua le plus aimablement qu'il put, et leur dit : « Je suis heureux de vous voir, mes pères. En contemplant votre visage vé­nérable, je crois voir la face de Dieu lui-même!» —Le patriarche usait à dessein de cette expression biblique, persuadé qu'elle son-

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nerait agréablement à l'oreille de gens qu'il croyait tous anthropomorphites. Mais il se trompait. Les solitaires comprirent parfaitement l'allusion. « En supposant que nous fussions anthropomorphites, comme vous le croyez, dirent-ils, les paroles de votre salutation seraient contre vous. Mais nous ne le sommes pas, bien que nous ne soyons pas non plus origénistes. La vérité catholique se trouve entre ces deux extrêmes. Etudiez-la, et vous ne tarderez pas à la découvrir. » Théophile, fort heureux de se tirer d'un mauvais pas au moyen d'une promesse si facile à faire, jura qu'il examinerait la question avec tout le soin qu'elle comportait. Il eut le bon esprit de tenir parole. Quelques jours après, une lettre en­cyclique adressée, comme le disait saint Epiphane, à tous les évêques du monde, portait condamnation par le patriarche d'A­lexandrie des erreurs accréditées sous le nom d'Origène. Défense fut faite aux solitaires de Nitrie de retenir dans leurs monastères les écrits publiés sous le nom de ce grand docteur. En même temps, un courrier expédié à Jérusalem ordonnait à Isidore d'em­ployer toute son influence pour réconcilier l'évêque Jean avec saint Jérôme. Tels étaient les événements qui avaient déterminé le revi­rement subit dont la nouvelle avait si agréablement surpris les solitaires de Bethléem. La réconciliation solennelle entre le pa­triarche et saint Jérôme eut lieu le lendemain. Rufin lui-même ne put résister aux supplications de sainte Mélanie, qui le conjurait de sacrifier ses ressentiments au bien de I'Église. Il consentit à un rapprochement. Jean de Jérusalem célébra, dans la basilique de l'Anastasie, une messe solennelle où Jérôme et Rufin reçurent en­semble de sa main la communion. Mais l'échec que venait de subir le prêtre d'Aquilée était trop mortifiant pour qu'il pût le supporter au lieu même où il l'avait reçu. Quelques jours après, Jufin quittait, avec l'intention de n'y plus revenir, son monastère des Oliviers et s'embarquait pour Rome. (398).

 

67. Il y arriva la dernière année du pontificat de saint Siricius. Ce pontife lui délivra des lettres de communion, avec lesquelles Rufin partit pour Aquilée, sa patrie, dans le dessein de reprendre en sous-oeuvre l'affaire de l'origénisme, et de gagner en Occident

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contre saint Jérôme, la bataille qu'il venait de perdre en Orient. Il commença par éditer la traduction latine du péri Arkone, en prenant soin, comme il le dit lui-même, d'en retrancher les pas­sages qui lui semblaient par trop hétérodoxes et de corriger les autres à son gré. Puis, quand cette première œuvre fut terminée, il écrivit sa fameuse Apologie contre Jérôme, que toute l'an­tiquité s'est accordée à nommer : Les invectives de Rufin contre Jérôme. Déplorable aveuglement de l'amour-propre et de l'esprit de parti!

 

68. Cependant, le patriarche Théophile venait de réunir à Alexandrie un concile où les erreurs accréditées sous le nom d'Origène étaient anathématisées, ainsi que leurs principaux fau­teurs, en tête desquels figurait Rufin. Les actes de ce synode furent envoyés à Rome, où le pape saint Anastase venait de succé­der à Siricius. Anastase confirma les décrets du concile alexandrin en ce qui concernait la question dogmatique: puis il invita Rufin à venir exposer lui-même sa doctrine et à se justifier, s'il y avait lieu, des erreurs qui lui étaient reprochées. Rufin n'obéit pas. Il répon­dit que depuis trente ans absent d'Aquilée, sa patrie, il ne pré­tendait point s'arracher si tôt au bonheur de la revoir ; qu'au surplus, simple traducteur d'Origène, il n'avait jamais entendu se faire le complice des erreurs que ce grand homme avait pu com­mettre, ni de celles que d'audacieux interpolateurs lui avaient prêtées; qu'enfin, muni d'une attestation d'orthodoxie délivrée par Siricius, il se croyait parfaitement en règle vis-à-vis de sa cons­cience. Cette réponse laissait supposer bien des sous-entendus et des équivoques. Saint Jérôme envoyait dans le même temps à Rome une traduction littérale du péri Arkone, où tous les passages supprimés, affaiblis et corrigés par Rufin étaient rétablis dans leur intégrité. Cette traduction fidèle ne pouvait plus laisser de doute. Le péri Arkone, tel qu'il se trouvait répandu partout sous le nom d'Origène, était très-réellement un livre hérétique. Il articu­lait nettement les quatre erreurs doctrinales dont nous avons si souvent parlé, savoir: la préexistence des âmes, la non-éter­nité des peines de l'enfer, la négation du dogme de la résur-

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rection des corps, et l'interprétation allégorique à donner à tout l'ensemble de l'Ancien Testament. La traduction authentique du livre d'Origène fit encore mieux comprendre à Rome le dan­ger qu'une telle œuvre, accréditée sous le nom de l'un des plus illustres pères de l'Église, pouvait faire courir à la foi. En consé­quence, saint Anastase proscrivit absolument cet ouvrage. L'empe­reur Honorius sanctionna la mesure du pape par un édit spécial. Ce double décret, ecclésiastique et civil, fut si universellement exécuté qu'en ce moment il ne nous reste pas un seul exemplaire complet du péri Arkone dans le texte original, et que la version la­tine faite par saint Jérôme ne s'est elle-même jamais re­trouvée. Ceux qui s'imaginent que l'Index est une institution récente, imaginée par les Papes du moyen âge pour favoriser leurs prétentions à la suprématie dogmatique, feront bien de noter cette décision du pape saint Anastase I, en l'an 400 de notre ère.

 

69. Saint Jérôme répondit à l’Invective de Rufln par deux livres d'Apologie, où la verve, l'inspiration, l'ironie fine et mordante, ne font pas plus défaut que dans les autres ouvrages du grand doc­teur. Mais, dès ce moment, l'opinion publique, qui avait pris une part si vive à la controverse avant qu'elle eût été tranchée, ne s'y intéressait plus maintenant qu'elle était dogmatiquement finie. Dans toutes les métropoles de l'Orient, on avait tenu des conciles provinciaux qui successivement avaient condamné l'Origénisme. Jean de Jérusalem lui-même avait présidé une assemblée de ce genre. L'histoire doit à ce patriarche la justice de dire qu'après sa réconciliation avec saint Jérôme il ne songea plus à reprendre ses er­rements despotiques vis-à-vis du grand docteur. Pour prévenir même la possibilité de nouveaux conflits, il exigea que Jérôme accep­tât le titre officiel de parochus de Bethléem. Les temps étaient bien changés. Malgré sa répugnance à exercer les fonctions sacerdo­tales, Jérôme se prêta à cette combinaison. Désormais il ne lui était plus permis d'écrire, comme autrefois : «Exilés de la grotte sacrée où naquit le Sauveur, nous la considérons de loin d'un œil d'envie, et nous la voyons se remplir d'hérétiques, pendant que les fidèles

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adorateurs de Jésus-Christ n'obtiennent pas la faveur d'aller y prosterner leur front 1. » Cette fois, il en avait la clef, mais on ne dit pas qu'il en ait jamais exclu personne.

 

  60. Une autre action de Jean de Jérusalem nous paraît encore très-méritoire. Elle prouve que si, dans l'égarement d'une passion aveugle, il était capable des plus grandes violences, il savait du moins conserver pour ses amis, même après leurs disgrâces, une affection sincère. Cette qualité n'est pas commune, et l'historien doit la signaler, quand il la rencontre par hasard sur sa route. Jean de Jérusalem avait dû la plus grande partie de ses mécomptes à l’influence que Rufin avait su prendre sur son esprit. Maintenant que cette influence avait cessé, que les torts causés par elles vaienf été réparés par une rétractation aussi noble que généreuse, et que Rufin lui-même semblait abandonné de tout l'univers, Jean de Jérusalem ne l'oublia pas dans sa détresse. Il écrivit directement au pape saint Anastase, pour l'intéresser en faveur d'un prêtre qui avait pu s'égarer, mais qui n'en possédait pas moins des qualités solides et de réelles vertus. Il demandait au pape s'il était vrai que Rufin eût été personnellement l'objet d'une condamnation nominale, de la part du saint siège. Voici la réponse d'Anastase : «Votre langage est celui d'un évêque parlant d'un prêtre que vous avez aimé. Je loue le sentiment qui vous l'a inspiré, et je rends grâces à Dieu des éloges que votre sainteté daigne m'adresser à moi-même, malgré mon peu de mérite. Laissez-moi vous dire que, vous aussi, vous êtes en ce moment l'objet de l'admiration de l'univers, et que vos derniers actes ont jeté sur votre épiscopat une splendeur qui ne s'effacera plus. Quant à Rufin, au sujet duquel vous me consultez, c'est à sa propre conscience, éclairée par la lumière souveraine de la grâce et de la vérité divines, que je laisse la déci­sion. Les écrits d'Origène qu'il a traduits en langue latine, sont-ils réellement l'œuvre d'Origène? Je ne le sais. Mais ce qui est cer­tain, c'est que, tels qu'ils apparaissent dans cette version, même

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1. S.   HieronySJ., Lib.  contra  Joann.   ttierosol. Pair,  lai.,  tors.   XXIII, «01. 33».

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avec le nuage qui les enveloppe, ils semblent faits pour renverser la saine doctrine que nous ont transmise les apôtres. Si donc Rufin proclamait explicitement qu'il réprouve les erreurs présen­tées sous le nom d'Origène ; s'il déclarait qu'il ne les a traduites que pour en faire mieux connaître le danger et en inspirer plus d'horreur, j'approuverais Rufin. Mais si le traducteur a prétendu se faire le complice de l'auteur qu'il interprète ; s'il a voulu, par cette traduction latine, propager davantage encore des doctrines perverses, alors il s'est associé volontairement et sciemment à une œuvre de mensonge ; il s'est heurté de front contre la vérité catho­lique qui est une, et qui prime tout, parce qu'elle nous vient direc­tement des apôtres. A Dieu ne plaise que l'Eglise romaine, à qui appartient la discipline de la catholicité, autorise une pareille manœuvre ! Pour ma part, je ne sanctionnerai jamais, fût-ce indi­rectement, une doctrine condamnable. La Providence du Christ Notre-Seigneur veille sur son Église dispersée aux quatre coins du inonde. Elle ne permettra pas que nous autorisions nulle part des erreurs qui altèrent l'intégrité de la foi, renversent le fondement des mœurs, scandalisent les fidèles, et sèment partout les dissen­sions, les haines et les querelles violentes. Nous vous transmettons un exemplaire de la lettre que nous avons écrite à ce sujet à notre frère Vénérius, l'évêque de Milan. Vous y trouverez l'expression fidèle de nos sentiments et de notre croyance. Le traducteur des œuvres d'Origène peut donc, en ce qui le concerne, songer lui-même à mettre sa conscience en règle. Je ne me préoccupe point de cette question individuelle. Je ne redoute même pas beaucoup le mauvais effet que la traduction latine elle-même pourrait produire.1 J'ai pour obligation de veiller à la garde de la foi évangélique ; je ne ferai point défaut à ce devoir de ma charge. De tous les points de l'univers, s'il en est besoin, je convoquerai les membres épars du corps de l'Église, ou du moins mes lettres iront les trouver, pour les prémunir contre les dangers d'une doctrine nuageuse qui, sous prétexte de piété, ruine les âmes. Je ne veux point terminer cette épître sans vous faire part d'une mesure qui m'a comblé de joie. Les augustes empereurs viennent d'interdire à tous

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leurs sujets, par un décret spécial 1, la lecture des livres d'Origène. C'est à cela aussi que s'est bornée notre propre sentence. Quant à Rufin, c'est à vous, frère bien-aimé, d'examiner sérieusement s'il s'est borné au simple rôle de traducteur, et s'il n'a pas embrassé les doctrines accréditées sous le nom d'Origène. Dans ce cas, la complicité deviendrait coupable. D'ailleurs, je dois ajouter que je ne sais pas et ne tiens nullement à savoir où est Rufin, ni ce qu'il fait. C'est à lui de voir où il se pourra faire ab­soudre 1. »

 

72. Telle est cette épître de saint Anastase I à Jean de Jérusa­lem. Bien que son authenticité n'ait jamais été mise en doute par personne, et qu'elle ait été admise sans conteste par les plus fou­gueux adversaires des prétendues Fausses Décrétales, nous croyons cependant qu'elle est à peu près inconnue en France et que la plupart des lecteurs éprouveront, en la trouvant ici, la sur­prise d'une nouveauté. C'est qu'aussi, il faut bien le dire, la cons­piration du silence, qui s'était faite à une certaine époque autour des monuments de la suprématie romaine, procédait avec une habileté incroyable. Veut-on savoir comment l'érudition du XVIIe  siècle s'y prit pour étouffer la voix éloquente de saint Anastase pro­clamant l'autorité doctrinale, disciplinaire, administrative du siège de Rome sur toutes les églises de l'univers? Dans des Prolegomena plus longs que la lettre elle-même et écrits en un latin hérissé d'une technologie toute scolastique3, on examinait gravement la question de savoir si la condamnation implicite prononcée par Anastase contre Rufin était latœ ou seulement ferendœ sententiae. Après une lourde discussion, on finissait par déclarer qu'Anastase avait condamné Rufin in  modum   ferendœ sententiœ.  On  con-

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1. En Orient, comme en Occident, les décrets étaient toujours rendus au nom collectif des deux empereurs Arcadiua et Honorius, bien qu'ils éma­nassent parfois exclusivement de l'un ou de l'autre, sans qu'il y eût eu parti­cipation directe du collègue couronné. Tel est le sens des paroles du pape saint Anastase, qui attribue aux deux empereurs ce qui était uniquement l'œuvre d'Honorius.

2. S. Anast., Epist. ; Pair, lat., tom. XX, col. 68-7i — 3. Ibid., Prolegom.

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coit que le lecteur, après avoir dévoré cette fastidieuse élucubration, devait se dispenser avec grande joie de lire la lettre elle-même. Il y aurait trouvé cependant bien autre chose que ces distinctions savantes, dont nous ne nions pas d'ailleurs l'impor­tance spéciale au point de vue scolastique. II y aurait trouvé ce qu'on méconnaissait partout en France, et en Allemagne à cette époque, savoir : que les papes du moyen âge n'avaient pas usurpé, par un empiétement abusif, le droit de juger définitivement en ma­tière dogmatique; que les souverains pontifes du IVe siècle exer­çaient ce droit pleinement, ostensiblement et sans réclamation aucune; qu'ils correspondaient avec toutes les églises du monde ; qu'ils signifiaient leur décision souveraine aux patriarches d'Orient comme aux évêques d'Occident; qu'ils jugeaient définitivement les auteurs, même en leur absence; qu'ils condamnaient leurs livres et qu'ils avaient un tribunal de l'Index. Si, dans leur dissertation préliminaire, en tête de I'épître de saint Anastase, les érudits dit XVIIe siècle avaient eu la franchise d'indiquer ces grandes choses, nous croyons que l'attention publique aurait été plus éveillée sur la lettre pontificale et qu'ils eussent rendu au catholicisme un bien autre service que celui qu'ils voulaient rendre à la théologie Sco- lastique par leur discussion sur le latœ ou ferendoe tententiœ.

 

72. Rufin vécut encore jusqu'à l'an 410. On ne sait s'il profita du solennel avertissement que lui donnait saint Anastase, et s'il se préoccupa de mettre ordre à sa conscience. Nous avons de lui des protestations d'orthodoxie et une profession de foi qui ont laissé la question incertaine. II eût été mille fois plus heureux pour lui d'a­voir moins d'amour-propre littéraire, et d'imiter la touchante sim­plicité du bienheureux Porphyre, lequel édifiait alors la ville de Jé­rusalem et la Palestine. Porphyre était originaire de Thessalonique, où sa famille tenait le premier rang par son antiquité, sa fortune et la considération universelle dont elle jouissait en Macédoine. A vingt-cinq ans, il renonça à tous les avantages qu'une telle situation pouvait lui promettre pour l'avenir. Son édu­cation, dirigée par les maîtres les plus habiles de cette époque, avait été complète. Il possédait à fond la littérature grecque et la-

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tine, et, plus tard, cette érudition le servit merveilleusement dans ses controverses avec les païens et les hérétiques. Mais il n'y songeait point alors. Il s'arracha à sa famille et à sa patrie pour aller s'ensevelir dans les Thébaïdes de Scété (273). Après cinq ans d'une vie d'austérités et de mortifications surhumaines, sa santé fut si gravement compromise que l'abbé du monastère lui ordonna de quitter cette retraite. « D'ailleurs, lui disait-il, la Providence de Dieu se réserve de vous employer un jour plus directement au service de son Eglise. «Porphyre obéit. Il se fît trans­porter à Jérusalem, où il arriva si faible qu'à grand'peine il lui fut possible de se traîner à la basilique du Saint-Sépulcre, afin de véné­rer le tombeau sacré du Sauveur. Cependant la piété du malade triompha de l'épuisement des forces physiques. Chaque matin, Porphyre, appuyé sur un bâton, venait à l'église pour y rece­voir la sainte eucharistie. Au milieu de ses souffrances, il mon­trait un visage rayonnant de joie. Marc, son disciple et son biogra­phe, a trouvé une expression charmante pour peindre la sérénité angélique de son maître. « Il semblait, dit-il, que Porphyre souffrît dans un corps qui n'aurait pas été le sien. » Le bienheureux apprit à Jérusalem la mort de ses parents, lesquels lui avaient laissé un somptueux héritage. Il fit aussitôt partir Marc pour Thessalonique, avec ordre de vendre ses domaines et d'en distri­buer le prix aux pauvres. Le disciple éprouvait une douleur im­mense de quitter son maître dans l'état d'infirmité où il se trouvait. Il craignait de ne le plus revoir sur la terre. Quel ne fut pas son étonnement lorsqu'à son retour, trois mois après, Phorphyre vint à sa rencontre, plein de sauté, de vigueur et de force, et présenta à ses baisers des joues fraîches et vermeilles I La stupéfaction du disciple était au comble. « Ne soyez pas surpris du changement que vous voyez, lui dit Porphyre en souriant. Dieu a la puissance de guérir les incurables. » Et comme Marc lui demandait le détail d'une guérison si merveilleuse, Porphyre répondit : « Il y a qua­rante jours, j'éprouvai une crise si violente que, sur le Calvaire où je m'étais traîné selon mon habitude, je m'évanouis. Tous mes membres avaient la rigidité d'un cadavre. On   me crut mort.

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p257 CHAP. II.   —  SAINT  JÉROJIE  ET  RUFIN.

 

Cependant mon esprit était plus vivant que jamais. Il me semblait voir Jésus-Christ attaché à la crois, ayant à sa droite le bon larron. Seigneur, m'écriai-je, souvenez-vous de moi dans votre royaume !—A pein avais-je prononcé ces paroles que le Seigneur ordonna au bon larron de venir à mon secours. Celui-ci s'approcha, me prit par la main, et me conduisit au Sauveur. Descendant alors de la crois où il était attaché, Jésus me dit: Prenez ce bois et gar­dez-le toute votre vie! — Je chargeai la croix sur mes épaules. En ce moment, la vision disparut. Je repris mes sens; j'étais guéri! »


   Vers l'année 303, Jean de Jérusalem, en usant avec Porphyre exactement comme saint Epiphane. avec Paulinien, se fit amener le bienheureux, et, malgré sa résistance, lui conféra l'ordination sacerdotale. Il le chargea ensuite de la garde du reliquaire de la vraie Croix. Porphyre accepta avec transport cette mission qui comblait tous ses vœux. Il s'établit dans une cellule du presbyterium contigüe au lieu où  l'on conservait le précieux dépôt, et ne quittait plus ce trésor sacré. Cependant, en 338, au moment où la discussion relative à la préséance métropolitaine entre Jérusalem et Césarée
était le plus ardente, l'évêque de Césarée adressa à Jean un mes­sage. Il le priait de lui envoyer pour quelques jours Porphyre à Césarée. «Il avait, disait-il, besoin de conférer avec le bienheureux et de le consulter sur certains passages de l'Écriture. » Jean de Jérusalem consentit à cette demande, à la condition expresse que le saint ne resterait que sept jours à Césarée. L'ordre imprévu de se disposer au départ troubla d'abord Porphyre. Mais il se résigna bientôt et dit : « Que la volonté de Dieu soit faite ! » Le lendemain matin, à l'heure du départ, il dit à Marc : «Allons, mon frère, visiter encore une fois les Lieux-Saints et adorer la croix du Sauveur. Nous ne les reverrons plus de longtemps ! » — Comme le disciple paraissait surpris d'un tel langage, puisque leur absence était limitée à sept jours, le saint ajouta : «Cette nuit, le Seigneur m'est apparu, et m'a dit : Rends le trésor de la Croix qui avait été
confié à ta garde. Je veux te donner une épouse. Elle est pauvre, et bien d'autres la dédaigneraient. Mais sa foi et sa piété la recommandent à mon amour. Aie soin de l'orner de vertus nouvelles.
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p258 PONTIFICAT DE  SAINT ANASTASE  I (309-40:1).

 

C'est ma sœur de prédilection que je te confie! Ainsi m'a parlé le Seigneur, continua Porphyre. Je crains bien d'être chargé des péchés des autres, moi qui voulais passer ma vie à expier les miens! Mais il faut se soumettre à la volonté de Dieu.» —Porphyre se prosterna, en pleurant, devant les trésors sacrés qu'il allait quitter pour toujours. Il ouvrit l'étui d'or qui recouvrait la croix sainte, et pria longtemps, les yeux baignés de larmes. Puis, refermant le reli­quaire, il en prit les clefs et les porta à Jean de Jérusalem. S'age-nouillant alors devant le patriarche, il lui demanda sa bénédiction, et se mit en route avec Marc et trois autres de ses disciples. Ils arrivèrent à Césarée un samedi soir. Le métropolitain les accueillit avec honneur, et les fit asseoir à sa table. En appelant près de lui le bienheureux Porphyre, l'archevêque avait un autre dessein que de l'entretenir de questions d'exégèse. L'évêque de Gaza était mort récamment. Le clergé et les fidèles de cette ville avaient prié le métropolitain de les aider à lui donner Porphyre pour succes­seur. Leurs députés étaient à Césarée, attendant le saint. Mais ils se gardèrent bien de se montrer encore. Après le repas, l'arche­vêque s'entretint de choses spirituelles avec ses hôtes, puis il leur fit prendre quelque repos jusqu'à l'heure de l'office de la nuit (ma­tines). Ils assistèrent, avec le clergé de Césarée, à la psalmodie nocturne qui fut :suivie des autres heures canoniales, jusqu'à ce qu'enfin la messe solennelle du dimanche commençât. En ce moment, les députés de Gaza entourèrent Porphyre, et, l'amenant aux pieds du métropolitain, ils prièrent celui-ci de procéder à la consécration épiscopale. "Vainement Porphyre voulut protester, et de son indi­gnité personnelle, et du défaut d'élection canonique, et de la vio­lence qui lui était faite. Toute l'assemblée, clergé et peuple, répon­dait à chacune de ses paroles par l'acclamation unanime, usitée dans les élections de cette époque : « Il est digne ! C'est l'élu de Dieu ! » Porphyre se soumit enfin. Durant toute la cérémonie, le saint ne cessa de pleurer. Il était évêque de Gaza (396).

 

73. Le rescrit adressé à Jean de Jérusalem, et portant condamnation des erreurs de l'origénisme, fut le dernier acte du pontificat de saint Anastase I. Ce pontife mourut en l'an 401, après deux années seu-

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p259 CHAP.   II.   — SAINT JÉKOUE  ET P.CFIM.

 

lement de règne. L'histoire ne nous a point conservé les détails d'une mort si rapprochée de la date d'avènement. Le Liber Pontificalis se borne à nous apprendre que le saint pape reçut la sépul­ture in cœmeterio suo ad Ursum Pileatum. Cette singulière dénomi­nation d'Ursus Pielatus Liber semblait une énigme à jamais indéchiffrable. Aucun monument écrit ne la mentionnait. En 1301, à l'époque où l'on creusait les fondements du maître-autel actuel de Saint-Pierre de Rome, on exhuma une table de marbre qui recouvrait un tombeau chrétien. Sur le revers de ce marbre, ou lisait une inscription qui expliquait enfin la désignation étrange du Pontificalis, et révélait à l'érudition du XVIe siècle l'existence depuis longtemps oubliée d'un joueur de paume, du nom d'Ursus, Liber Pontificalis. célèbre au temps de Verus, collègue impérial de Marc-Aurèle (161-169). C'était là une justification fortuite du Elle au­rait dû mettre les critiques sur la voie d'une étude plus sérieuse et plus impartiale de ce catalogue traditionnel. Mais une décou­verte isolée ne réussit point à changer le courant hostile qui entraî­nait alors les esprits. On continua à soutenir que le Liber Pontificalis avait été créé de toutes pièces par l'imagination féconde du biblio­thécaire Anastase, en 888. L'heure de la vérité n'était point encore venue. Quoi qu'il en soit, voici l'inscription relative au joueur de paume Ursus Pileatus, trouvée en 1391 dans les substructions de la basilique vaticane :

 

VESVS  TOGATVS   VITREA   QVI   PRIMYS   PILA. LVSI   DtOEM'ER   CVM   MEIS   LVSORIBVS LAVDAXTE   rOPVLO   MAXIMIS   CIAMORIBVS TIIERMIS  TRAIANI  TUERMJS   AGIUI'IMS   ET TITt MVLÏVM   ET  XEHOSIS  SI  TAMES   MI1II   CREDITIS ECO   SVJI   OIIANTES   CONVEXITE   PILICREPI STATVAMQVE  AMICI   FLORIBVS   VIOLIS   ROSIS FOLIOQVE  MVLTO  ADQYE   YNGVEKTO  MARCIDO ONERATE  AMANTES  ET  MERV3J   PROFVNDITE NIGRVM  FALERNVM  AVT  SETINYM   AVT   CAECYBVM VRSYMQYE  CANÎTS VOCE   CONCOR^'--*ENEM

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p260       PONTIFICAT DE SAIHT AXASTASE I  (3Q3-iûi).


EILAREM IUCOSYM PILÏCREPYM  SCHOLASTICYS QYI VIC1T OMNES  ANIECE3SORES SYOS SENSY DECOXE ADQUE  ARTE  SYPTILISSIHA ÏIYSC  YESA YERSV  YERBA  DICAMYS  SENES SVK  YICTVS IPSE FATEOR A TEK  COKSYLE YERO  PATROXO  SEC  SEMEL SED  SAEPIVS CYIYS  LIBESTER DICOR EXODIAIUYS 1.

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- Asastns.  Bibliotbec, Liber  Pontificalis; Patrol. lat., tota.  CXXVIIl, mLlU.Nof.

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