Protestantisme 5

Darras tome 36 p. 257

 

63. Les nouvelles opinions avaient pénétré en Autriche et, favorisées par les embarras de Ferdinand et la tolérance de Maximilien, elles s'y étaient promptement répandues. La plupart des barons et des chevaliers avaient embrassé la réforme, et dans les villes les protestants avaient une supériorité marquée : ils s'empa­rèrent de toutes les places inférieures de la magistrature et de l'administration : ils ne tardèrent pas à dominer dans l'assemblée même des États, d'où ils chassèrent, à force d'outrages, les prélats et un grand nombre de membres catholiques. Dès lors, comme la diète tenait le souverain dans sa dépendance par la faculté d'accor­der ou de refuser les impôts, il leur fut facile d'obtenir successive­ment la plupart des libertés de religion. Maximilien II avait fini par accorder aux barons et aux chevaliers le libre exercice de leur culte, mais sur leur territoire et dans leur château seulement : sage restriction dont s'affranchit bientôt le zèle ardent et inconsidéré des prédicateurs évangéliques. Au mépris des défenses les plus expresses, plusieurs d'entre eux prêchèrent publiquement dans les villes de province, et même à Vienne ; leur fanatisme se permettait souvent les imputations les plus odieuses et les plus injustes contre le clergé catholique ; enfin, le mal s'accrut à un tel point, que Maximilien, malgré sa tolérance, commençait à se repentir d'une condescendance funeste, et songeait à en modérer l'excès, lorsqu'il mourut en 1576. Rodolphe hérita de ses desseins : il rappela d'abord aux protestants de la noblesse et de l'ordre équestre, que la célé­bration du service divin, selon le rite de leur communion, ne leur était permise que dans leurs domaines, et, s'attachant à la lettre de l'acte primitif de concession, il défendit aux bourgeois de ses villes

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 (1) Guerre de Trente Ans, p. 23.

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de fréquenter les temples des réformés, et ordonna qu'à l'avenir aucun ministre n'entrerait en fonction qu'après avoir obtenu l'au­torisation du prince. Les Etats virent dans ces mesures un commen­cement de persécution, et refusèrent d'obéir. Ce refus, qui n'était fondé sur aucune des lois existantes, servit de prétexte à des rigueurs plus grandes : Rodolphe bannit plusieurs prédicateurs, et interdit dans les villes royales, et particulièrement à Vienne, l'exercice du culte réformé ; il travailla ensuite à rendre aux catho­liques la prépondérance qu'ils avaient perdue. Engager les prélats et les membres de la communion romaine à reprendre leur place à la diète, conférer à des catholiques les offices inférieurs de la jus­tice et du fisc, ne donner de bénéfices qu'aux ecclésiastiques sou­mis à l'Église, faire signer le formulaire romain à tous les candi­dats qui sollicitaient les degrés ou les chaires de l'Université, assujétir les écoles à de nouveaux règlements, publier un nouveau catéchisme pour l'instruction du peuple, enjoindre aux villes de n'accorder le droit de bourgeoisie que sur des preuves de catholicité, tels furent les moyens qui, en peu d'années, opérèrent cette révolu­tion. La politique et le libéralisme ont blâmé Rodolphe d'avoir ainsi gêné la conscience de ses sujets : cependant, on doit le dire, aucune de ses démarches ne violait la paix de religion; il ne faisait que détruire des privilèges usurpés à la faveur des circonstances depuis ce traité fondamental ; et les protestants de son siècle, si intolé­rants non seulement à l'égard des catholiques, mais encore à l'égard de sectes très contraires à l'Église de Rome, n'avaient guère le droit de lui reprocher sa sévérité.

 

66. De tous les États héréditaires de la maison d'Autriche, la Hongrie et la Transylvanie étaient les moins sûrs et les plus diffi­ciles à conserver. Remplis d'une noblesse turbulente toujours dis­posée au changement, et voisins de la Turquie toujours prête à protéger leur insurrection, ils flottaient incessamment entre la domination autrichienne et ottomane, entre la soumission et la révolte. La réforme, introduite dans ces provinces, y fournit un nouvel aliment à l'esprit de faction. Les attaques dirigées contre elle par  Rodolphe  II, se joignant à d'autres sujets de

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plaintes, rendaient une guerre civile inévitable : elle éclata en 1603. Etienne Boschkai, magnat ambitieux et entreprenant, excita les nobles de Transylvanie et de Hongrie à demander le redresse­ment de leurs griefs les armes à la main. Les rebelles, avec le secours des Turcs, ayant chassé les troupes allemandes (160G), menaçaient de faire cause commune avec les protestants mécontents d'Autriche, de Moravie, de Bohême, et d'entraîner dans toutes ces contrées à un soulèvement général. — Dans cette circonstance cri­tique, les archiducs d'Autriche, frères et cousins de l'empereur, résolurent de prévenir la ruine de leur maison en ôtant, à Rodolphe, les rênes du gouvernement. Depuis la mort du second fils de Maximilien, l'héritier présomptif de Rodolphe était Mathias. Mathias avait été appelé par les insurgés des Pays-Bas et avait brigué la couronne de Pologne : dans ces deux affaires, il n'avait obtenu aucun succès. Ses succès contre les Turcs, sa conduite adroite et prudente dans divers postes lui avaient concilié une bienveillance universelle. Au commencement de l'année 1606, il invita ses parents à une conférence et tous lui remirent pleins pouvoirs d'agir dans l'intérêt commun de la famille. Mathias, pour suivre son dessein, voulut pacifier la Hongrie. En conséquence, il céda la Transylvanie au seigneur hongrois, Boschkai et signa avec le sultan une trêve en vertu de laquelle chacune des deux parties contractantes devait conserver en Hongrie ce dont elle était en possession. Mais Rodol­phe, jaloux de garder ses prérogatives, ou soupçonnant le pacte de famille qui le dépossédait, refusa de ratifier ces conventions. Bien plus, irrité contre son frère, il parlait de léguer la couronne à son cousin Ferdinand, de la branche de Styrie. Mathias n'avait plus que l'alternative de se soumettre ou de se révolter : il adopta ce dernier parti.

 

67. Le royaume de Bohême, dit Schiller, n'était pas pour la maison d'Autriche une possession plus paisible que la Hongrie.   Toute la différence consistait en ce que des motifs politiques entretenaient la discorde en Hongrie, tandis qu'en Bohême c'étaient des motifs religieux. En Bohême avaient éclaté, un siècle avant Luther, les premiers feux des guerres de religion,  et ce fut en Bohême que

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l'on vit, un siècle après lui, s'allumer la guerre de Trente Ans. La secte à laquelle Jean Huss avait donné naissance, s'était maintenue dans ce royaume ; elle s'accordait avec l'Eglise romaine, quant à la liturgie et au dogme ; elle ne s'en éloignait que sur l'article de la communion que les hussites recevaient sous les deux espèces. Cette faculté leur avait été confirmée par le concile de Bâle, dans une convention appelée les Pactes bohémiens, et on les désignait sous le nom d'utraquistes. » (Schiller, Guerre de Trente Ans.)

 

Cependant, cette secte en cachait une autre bien plus rigide, celle des Frères bohémiens ou moraves, dont les doctrines, plus opposées à l'Église dominante, se rapprochaient en divers points de celles du protestantisme. De là, la facilité avec laquelle les hérésies de Luther ou de Calvin s'étaient répandues parmi ces sectaires, qui, couvrant du nom et des privilèges des utraquistes les nouveaux principes qu'ils venaient d'adopter, échappèrent ainsi à la crainte des persécutions. Enfin, leur nombre toujours croissant, et la tolé­rance de Maximilien II, les enhardirent à mettre au jour leurs sentiments; et, à l'exemple des protestants d'Allemagne, ils pu­blièrent une confession particulière, dans laquelle les luthériens et les calvinistes reconnurent également leurs opinions. Ils voulaient assurer à cette confession les privilèges de l'ancienne Église utraquiste. Ils ne reçurent de Maximilien II, à cet égard, qu'une assu­rance verbale qui eut, à la vérité, tout l'effet d'un acte formel, pendant le règne de ce monarque. Mais il en fut autrement sous son successeur. Un édit impérial interdit la liberté de religion aux Frères bohémiens. Ceux-ci n'étaient distingués en rien des autres ytrarquistes ; la défense s'étendait donc à tous les membres de la confession de Bohême. Après s'être inutilement élevés à la diète contre cet édit, ils attendirent le moment d'en arracher la révoca­tion que leurs remontrances ne pouvaient obtenir. En présence de l'invasion de Mathias, Rodolphe accepta d'abord les exigences des utraquistes ; puis, comme s'il se fût repenti de ces concessions, céda, à Mathias, l'Autriche, la Bohême et la Moravie. En 1609, les Étatsde Bohême, désespérant de l'empereur, s'érigèrent en assem­blée souveraine, décrétèrent la formation d'une armée, confièrent

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le commandement au comte de Thurn et établirent un conseil de gouvernement. En présence de ces préparatifs, Rodolphe signe ces fameuses lettres de majesté qui justifiaient d'avance toutes les ré­voltes. La confession de Bohême est solennellement reconnue ; les protestants sont autorisés à élever des temples, à fonder des écoles, à établir des consistoires ; un certain nombre d'officiers, choisis par les États et nommés défenseurs, doivent veiller à l'exécution de l'édit. Enfin une clause absurde porte que toute ordonnance con­traire à cet acte, qui pourrait être rendue à l'avenir, sera nulle de plein droit. Rodolphe abdiquait devant l'hérésie et déconsidérait ses successeurs.

 

 68. Rodolphe mourut de chagrin en 1612, Mathias lui succéda. Mathias, Ce prince dut payer le tribut que doit à la révolte tout ambitieux qui l'appelle à son aide pour renverser l'ordre légitime. Dans l'Au­triche, dans la Hongrie et dans la Bohême, il avait ébranlé l'auto­rité suprême jusque dans ses fondements par ses entreprises contre son frère. Les peuples, instruits par lui-même à l'insurrection, ré­clamaient le salaire de l'appui qu'ils avaient prêté à ses coupables desseins, et lui demandaient incessamment des concessions nou­velles. Les prérogatives de la souveraineté, telle qu'il l'avait faite, le défendaient mal contre des hommes armés de son exemple, et qu'il ne lui était plus permis d'appeler rebelles. Il cédait comme avait cédé Rodolphe, et les couronnes avilies, enlevées du front de ce monarque, achevaient de perdre leur éclat sur le front de Ma­thias. Ce prince, sans pouvoir dans ses propres domaines, espérait se refaire un crédit sur le trône impérial. Le premier acte de son règne le détrompa. Une guerre paraissait imminente contre Bethlen Gabor, prince de Transylvanie et contre les Turcs ; Mathias ne pouvait la soutenir sans le secours de l'Allemagne ; l'Allemagne lui fit défaut. La division continuait de régner à Aix-la-Chapelle. Dans le duché de Juliers, les parties contendantes en étaient réduites à tirer à la courte paille. Dans son intérieur même, Mathias se sen­tait à bout. Infirme, languissant, il choisit pour son successeur à l'empire, son cousin-germain, Ferdinand, chef de la ligne styrienne ; il le fit successivement reconnaître, en 1617, roi de Bo-

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hême et, en 1618, roi de Hongrie. Les deux partis s'observaient. Les peuples, par zèle pour leurs croyances, les princes par des vues d'ambition et de politique, qu'ils couvraient du masque de la reli­gion, inclinaient également à la guerre. Il ne fallait qu'une étincelle pour tout embraser, elle partit du sein de la Bohême. Les protes­tants avaient fait bâtir deux temples à Braunau et à Klostergrab, sur des terres orthodoxes. Malgré les réclamations des prélats, ces temples étaient achevés ; il fallut les fermer ou les démolir. Les protestants invoquaient les lettres de majesté; ces lettres même les condamnaient, puisqu'en accordant aux seigneurs la permission de fonder des églises sur leurs territoires, elles ne donnaient pas, aux sujets, le même droit. Mathias prononça contre les protestants. « Cet arrêt, dit Ancillon, pouvait être imprudent, mais il était juste. » Le comte de Thurn parcourt la Bohême, et, se mêlant au peuple, va répétant les noms de Braunau et de Klostergrab ; au nom de la religion, de la liberté et de la patrie, il enflamme les esprits et les dispose aux mesures les plus violentes. De retour à Prague, il assemble les défenseurs, convoque les députés pour de­mander le redressement des griefs. Mathias résiste ; le comte de Thurn impute, au conseil de Prague, sa résistance. Les conseillers se défendent : on les saisit, on les traîne à une fenêtre et on les précipite dans les fossés du château. La guerre de Trente Ans ve­nait de commencer.

 

   69. La défenestration de Prague avait besoin d'être soutenue par de promptes mesures. Sans perdre une minute, les États destituent tous les fonctionnaires fidèles ou suspects de fidélité, mettent à la tête des affaires trente directeurs de la révolte et lèvent des trou­pes dont le comte de Thurn est déclaré général. En même temps ils chassent l'archevêque de Prague, l'abbé de Braunau, et les Jésuites, dont ils craignent le zèle et l'activité, font un appel aux États de Moravie, de Silésie et de Lusace, aux Hongrois, aux pro­testants de l'empire, et terminent leurs opérations par un mani­feste dans lequel « ils altèrent les faits, en créent même au besoin, prêtent des crimes à leurs adversaires pour justifier leurs propres violences, appliquent aux événements des principes étrangers à la

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constitution de l'État, et couvrent leurs démarches des mots d'éga­lité, de justice, de patriotisme, qui légitiment leurs passions à leurs propres yeux, séduisent les esprits faibles et rassurent les cons­ciences timides... En même temps, ils font circuler des projets homicides et de prétendus plans de conspirations qui menacent la religion protestante ; ils attribuent aux victimes du soulèvement les actions les plus atroces et les plus révoltantes ; la malignité invente des calomnies, la cupidité les reçoit avidement, les pas­sions s'en nourrissent, et la Bohême tout entière est en armes » (Ancillon).

 

Mathias est contraint d'opposer la force à la force ; il lève deux armées dont il confie le commandement aux comtes de Bucquoy et de Dampierre. Le fanatisme triomphe d'abord de la discipline. En­hardis par les succès des rebelles, les États de Silésie et de Lusace se déclarent en leur faveur ; l'Allemagne leur envoie l'intrépide Ernest de Mansfeld, que soutient le duc de Savoie. Les hostilités sont meurtrières sans être décisives, et les négociations se mêlent aux combats. Au moment où un congrès s'assemble à Égra, en 1619, toute espérance de paix s'évanouit par la mort de Ma­thias.

 

   70. En montant sur le trône impérial, Ferdinand II que des ennemis. La maison d'Autriche semblait sur le penchant de sa ruine, et cependant ce règne, qui s'annonçait sous les plus funestes auspices, devait ouvrir, à la maison de Habsbourg, une nouvelle carrière de grandeur et de puissance. Quand tout paraît prêt à lui échapper, Ferdinand ne renonce à rien, ne désespère de rien, se prépare à montrer ce que peuvent la volonté d'une âme forte, le courage et l'énergie. Également ferme et souple, en même temps qu'il lève des troupes, il négocie, cherche à désarmer ou à diviser ses ennemis. C'est en vain qu'il fait offrir aux protestants de Bohême, des propositions de paix. Ces avances, attribuées à la détresse, sont rejetées avec dédain. Le comte de Thurn envahit et soulève la Moravie. Au pas de course, il se jette sur l'Autriche su­périeure et arrive aux portes de Vienne. Ferdinand paraît perdu. Au dehors, une multitude furieuse ; au dedans, la faction protes-

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tante, plus nombreuse que le parti catholique, pour toute défense une faible garnison, sans solde et sans pain. Mais Ferdinand ne s'abandonne pas lui-même ; il a prié avec ferveur, son cœur s'est armé d'une force surnaturelle. Ni les représentations de ses minis­tres, ni les instances des prêtres, ni le canon des rebelles, ni les cris de la populace, ni les violences de seize barons autrichiens, ne le font chanceler un instant. Tomber du trône et non pas en descendre, périr s'il le faut, mais en roi, ou plutôt tout sauver par sa fermeté : telle est sa résolution. Tandis qu'il résiste aux furieux qui l'obsè­dent, le son des trompettes se fait entendre. C'étaient les cuirassiers de Dampierre qui venaient d'entrer dans sa capitale. En même temps, Bucquoy a battu Mansfeld près de Budweiss et marche sur Prague. A cette nouvelle, les Bohémiens lèvent le siège de Vienne et, le 28 août 1619, à l'unanimité des suffrages, Ferdinand, élu em­pereur à Francfort, fixe dans sa maison ce sceptre impérial que ses ennemis veulent lui arracher.

 

71. Pendant que Ferdinand est proclamé empereur, il perd la trône de Bohême. Peu après la levée du siège de Vienne, les États de Bohême, de Silésie, de Moravie, de Lusace, s'étaient confédérés à Prague pour le maintien de leurs privilèges. Les protestants d'Au­triche s'étaient réunis à cette ligue, et Bethlen Gabor, prince de Transylvanie, promettait de les soutenir. Les Bohémiens déclarèrent Ferdinand déchu du trône. Un moment ils pensèrent à se consti­tuer en république ; le danger des circonstances, la nécessité d'avoir un chef et des alliés les rattachèrent à la monarchie. Les vues dif­férentes des calvinistes et des luthériens traînèrent quelque temps les choses en longueur. Le roi de Danemark, l'électeur de Saxe, les ducs de Bavière et de Savoie furent tour à tour pesés dans la balance. Enfin la pluralité des suffrages tomba sur un prince cal­viniste, Frédéric V, électeur palatin, que recommandait sa triple qualité de chef de l'union protestante, de gendre du roi d'Angle­terre et de neveu du stathouder de Hollande. Frédéric avait vive­ment désiré la couronne de Bohême ; à la vue des hasards auxquels il allait s'exposer, il hésita. Favoris et ministres, prédicateurs et astrologues fermèrent son oreille à la voix de la sagesse. Une épouse

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qui aimerait mieux ne manger que du pain et être reine, que de vivre dans les délices comme femme d'électeur, achève de l'éga­rer :   il signe,  d'une  main tremblante, l'acceptation  du trône, comme l'arrêt de sa ruine. A peine a-t-il pris sa résolution qu'il court à Prague et se fait couronner avec une pompe extraordinaire. « Il affecta, dit Burnet, de s'entourer d'une cour pompeuse et étala trop tôt la royale magnificence d'une tête couronnée. La reine, de son côté, donnait des bals et des mascarades. Tant de faste et de frivolité déplut au peuple de Bohême, peuple sage et simple, qui pensait qu'une révolution, faite au nom de la religion, devait avoir un caractère plus sérieux (1). » La Silésie et la Moravie, à l'exemple de la Bohème, lui prêtent serment de fidélité. Le Danemarck, la Suède, la Hollande, Venise et plusieurs autres États d'Allemagne reconnaissent le nouveau roi. Les Hongrois, révoltés contre la mai­son d'Autriche, se donnent, en 1620, à Bethlen Gabor, et l'usurpa­teur de la Hongrie promet son secours à l'usurpateur de la Bohême. Frédéric croit pouvoir, en outre, compter sur son beau-père, Jac­ques Ier, sur le prince d'Orange et les membres de l'union protes­tante. Mais le roi d'Angleterre est, par caractère, éloigné de toute entreprise périlleuse ; par principes, il désapprouve la conduite des États de Bohême; et, par circonstance, ses relations avec la cour de Madrid l'empêchent de se déclarer contre Ferdinand. Le prince d'Orange, en trêve avec l'Espagne et en face avec ses ennemis de Hollande, ne peut prêter aucun secours à Frédéric V. Les luthé­riens de l'union évangélique ne craignent pas moins les succès des calvinistes que ceux des catholiques, et Frédéric leur est presque aussi suspect que Ferdinand.  Bethlen Gabor, seul, s'empare de Presbourg et de la couronne de Saint-Etienne; il entre en Autriche et se joint au comte de Thurn. Les deux armées paraissent devant Vienne; mais la disette et l'inclémence de la saison les obligent à se disperser. Gabor est rappelé en Hongrie par les revers de ses lieu­tenants ; sa fortune sauve une seconde fois l'empereur.

 

72. En quelques semaines, tout change de face. Tandis que Frédéric ruine ses affaires par son indolence et ses fausses mesures,

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(1) Burnet, Ilist. de mon temps.

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Ferdinand relève les siennes par sa politique et son activité. De justes rigueurs et des concessions opportunes ramènent la Basse-Autriche à l'obéissance. En même temps qu'il pacifie ses États hé­réditaires, l'empereur s'assure habilement des secours étrangers. A ses intérêts se rattachent les trois électeurs ecclésiastiques, le Pape, les rois d'Espagne et de Pologne, la ligue catholique et son chef, et, malgré sa parenté avec l'électeur palatin, Maximilien de Bavière. Le landgrave de Hesse-Darmstadt suit le parti de Ferdi­nand; l'électeur de Saxe, Jean-Georges, par politique, non par religion, se rallie également à l'Autriche. C'est de cette maison qu'il attend une décision favorable dans la grande affaire de Juliers; c'est de cette maison que la sienne tient son électorat. Si l'Autriche est abattue, la branche Ernestine se relève, et ses princes, qui soutiennent Frédéric V, doivent obtenir de sa reconnais­sance la restitution de leurs anciens domaines et de leur dignité. Ces craintes et ces intérêts l'emportent, près du protestant, sur les considérations de foi. Par l'intermédiaire de l'Espagne, l'empereur se réconcilie même avec la France, et une ambassade française se rend en Hongrie pour conclure, entre Gabor et Ferdinand, une trêve. De là, elle passe en Allemagne et négocie, le 20 juillet 1620, avec l'union protestante et la ligue catholique, un traité de paix. Frédéric V est d'avance vaincu par la politique de Ferdinand II.

 

73. A mesure que l'empereur faisait disparaître un à un tous les embarras de sa fâcheuse position, le roi de Bohême perdait ses derniers avantages. Son alliance étroite avec le prince de Transyl­vanie, l'ami intime de la Porte, scandalisa les consciences délicates; elles l'accusèrent de consolider sa puissance aux dépens de la reli­gion chrétienne, et d'exposer le territoire allemand aux invasions des Turcs. Son zèle imprudent pour les doctrines de Calvin irrita les luthériens de la Bohême. En détruisant partout les images des saints, il poussa les catholiques au désespoir. Les impôts extraor­dinaires que sa situation le forçait à prélever, lui aliénèrent le peu­ple. La noblesse, dont il ne pouvait satisfaire toutes les orgueil­leuses prétentions, devint toujours moins ardente pour la cause d'un prince, qui semblait avoir pris à tâche, par sa conduite pri~

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vée, de justifier le mécontentement public. Le duc de Bavière et le comte de Bucquoy envahissent la Bohême à la tête de cinquante mille hommes. L'armée bohémienne se retire sous les murs de Prague; le 8 novembre 1620, la bataille s'engage sur la Montagne-Blanche. En une heure elle est terminée par l'entière défaite des Bohémiens. Tandis que ses sujets mouraient pour lui, Frédéric offrait, à l'am­bassadeur d'Angleterre, un grand repas. A la vue de son désastre, il obtint une trêve de huit heures et quitta la ville pendant la nuit. La reine et ses principaux officiers le suivirent dans sa fuite ; elle se fit avec tant de précipitation que le prince d'Anhalt oublia sa correspondance particulière et Frédéric sa couronne. Ce malheu­reux roi put enfin mesurer la profondeur de sa ruine ; toutes les consolations qu'on s'empressait de lui offrir ne purent modérer sa douleur. « Je viens d'apprendre à me connaître, dit-il; je sais mainte­nant qu'il est des vertus que le malheur seul peut enseigner aux princes. Oui, le malheur seul peut dompter notre orgueil et nous contraindre à ne nous estimer que pour ce que nous sommes. » Philosophie tardive, qui honore son caractère, mais ne devait pas relever sa fortune.

 

74. « Malgré la fuite de Frédéric et de ses principaux officiers, dit Schiller, Prague n'était pas perdue. Mansfeld, qui n'avait pris aucune part à la bataille, pouvait venir à son secours ; Bethlen Gabor pouvait recommencer ses hostilités contre l'empereur et le contraindre ainsi à envoyer une partie de ses forces en Hongrie. Les Bohémiens pouvaient, par une levée nouvelle, réorganiser leur armée ; la rigueur de la saison, le manque de vivres, les ma­ladies qui en étaient la suite, pouvaient enfin démoraliser et ané­antir l'armée impériale. Mais les craintes du moment aveuglaient Frédéric sur les ressources que l'avenir lui offrait, il ne put se ré­soudre à tenter encore une fois la fortune ; il poussa même la dé­fiance contre les Bohémiens, qui l'avaient élu roi et pour lesquels il avait été pendant plusieurs mois un objet d'idolâtrie, jusqu'à les croire capables de le livrer à l'empereur, afin d'acheter ainsi le par­don du vainqueur irrité. Ne se croyant pas assez, en sûreté à Breslau, où il avait d'abord cherché un refuge, Frédéric se rendit à la

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cour de l'électeur de Brandebourg, et finit par se retirer en Hol­lande (1). Le comte de Thurn et les autres chefs de la rébellion ne jugeront pas à propos d'attendre leur châtiment ; ils passèrent d'a­bord en Moravie, puis se réfugièrent au fond de la Transylvanie. La bataille de la Montagne-Blanche avait décidé du sort de la Bo­hême. Le lendemain, Prague se rendit, toutes les autres villes ou­vrirent successivement leurs portes ; les représentants des États prêtèrent foi et hommage à l'empereur sans aucune condition; la Moravie et la Silésie imitèrent cet exemple. La victoire de Ferdi­nand était donc complète. Vingt-trois chefs de la révolte portèrent leur tête sur l'échafaud, vingt-huit autres furent frappés de pros­cription ; leurs biens confisqués enrichirent les officiers du vain­queur. Un édit impérial rétablit la religion catholique ; on bannit tous les ministres luthériens, et Ferdinand déchira, de sa propre main, les lettres de majesté. « Il eût été à souhaiter, conclura pour nous le père Bougeant, que Ferdinand, content d'avoir reconquis son patrimoine, eût eu assez de modération pour ne point attenter sur celui de son ennemi. Le roi d'Angleterre et plusieurs autres princes s'efforcèrent de le lui persuader ; et si l'empereur eût écouté leurs conseils, les troubles de l'empire eussent été ainsi étouffés dans leur naissance. Mais, avec ces belles qualités qui rendirent Ferdinand II un des plus grands empereurs que l'Allemagne ait eu, plusieurs auteurs, surtout les protestants, accusent ce prince d'avoir eu une vaste ambition, qui ne connaissait d'autres bornes que celles que la fortune pouvait mettre à ses succès. » (Histoire du traité de Westphalie.)

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