Augustin 13

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LIVRE- QUATRIÈME

 

COMMANT AUGUSTIN VÉCUT PENDANT SON ÉPISCOPAT, ET QUELS LIVRES IL MIT AU JOUR DANS LES CINQ ANNÉES QUI SUIVIRENT SON SACRE.

 

CHAPITRE PREMIER

 

1. Valère demande Augustin pour collègue. - 2. Mégale, primat de Numidie, s'oppose à son ordination par une calomnie : il s'en repent bientôt. - 3. Augustin consent enfin à être sacré et partage l'épiscopat avec Valère. 4. Son sacre, a lieu vers la fin de l'an du Seigneur 395. - 5. Il écrit à Paulin pour l'informer de son sacre. - 6. Il en fait part également à Romanien : il ajoute à sa lettre un morceau de poésie pour Licentius.

 

1. Augustin, après avoir rempli les fonctions sacerdotales pendant près de cinq ans, est promu à l'épiscopat au commencement de sa quarante-cinquième année. Ce ne fut point simplement un honneur pour ce saint homme; mais, dit Paulin, ce fut un grand bonheur pour les Églises d'Afrique à qui Dieu fit la grâce d'entendre sa parole de la bouche d'Augustin (1). Le ciel accorda ce bienfait à la paix et à la pureté du cœur du bienheureux évêque Valère qui, bien loin d'éprouver aucun sentiment d'envie à son égard, se félicitait, au contraire, plus que tous les autres, de la gloire acquise par son prêtre (2). Ne pouvant lui-même souffrir que son prêtre Augustin fût au-dessous de lui, il le pressa de devenir son collègue et de partager avec lui la charge de l'épiscopat (3). D'abord, il avait demandé à Dieu, avec les plus vives instances, de lui donner Augustin comme successeur dans son sacerdoce (4), mais, ayant vu une fois qu'on le lui avait presque enlevé pour le mettre à la tête d'une autre Église, et sentant lui-même qu'à cause de sa mauvaise santé et de son âge avancé, il avait besoin du secours d'un autre pour porter sa charge épiscopale, il demanda secrètement, per lettres, à Aurèle, évêque de Carthage, de sacrer Augustin évêque, sinon pour en faire son successeur dans la chaire d'Hippnne, du moins pour se l'attacher comme collègue et coadjuteur. Son voeu fut satisfait, Aurèle lui fit une réponse favorable (5).

2. Peu après, Mégale évêque de Calame, alors primat ou doyen des évêques de Numidie, vint à Hippone-la-Royale pour visiter cette Église; sa présence était nécessaire pour le sacre d'un évêque. Valère, saisissant l'occasion, découvrit à Mégale et aux autres évêques présents, au clergé d'Hippoue et au peuple tout entier, son projet jusque-là tenu caché, d'élever Augustin à l'épiscopat(6). Ses paroles furent reçues avec la plus grande joie et la plus vive allégresse par tous les assistants, et on en demanda l'exécution à grands cris (7). Seul avec Mégale Augustin s'y opposait. On ne sait pas pourquoi Mégale était peu favorable à Augustin : on sait seulement que c'est par ressentiment qu'il s'opposa à son sacre (8), et qu'il l'accusait dans une lettre (9). On ignore toutefois ce qu'il lui reprochait en particulier. Car, bien qu'Augustin, un peu avant de parler

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(1) Lettre xxxii, n. 2. (2) Poss., eh. viii. (3) LetIre (6) ffib,, (7) Lettre xxxiii, n. 4. (8) Contr<? Crese., iii,

 xxxi, n. 4. (4) Lettre xxxii, n. 2. (5) Poss., eh. viii. n. 92. (9) MA., iv, n. 9.

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de la lettre de Mégale, nous apprenne que le donatiste Pétilien avait voulu faire croire qu'il avait eu recours à un philtre amoureux contre une femme, il fait voir néanmoins que cette calomnie était de l'invention de Pétilien, et que la lettre de Mégale n'en parle pas (1). Quoi qu'il en soit, Augustin avoue qu'il ne se serait point du tout occupé de la lettre de Mégale, alors même qu'il aurait persisté dans son accusation; mais Mégale, pressé dans la réunion des évêques de prouver ce qu'il avançait contre Augustin, reconnut la fausseté de son accusation, condamna ouvertement par écrit la calomnie dont il s'était fait l'écho, et demanda à la sainte assemblée le pardon de la faute dont il s'était rendu coupable envers Augustin (2); car il ne se crut pas, à cause de son titre et de sa dignité de prélat, dispensé de réparer sa faute; il eut la sagesse de se souvenir de ce divin oracle : « Si tu es grand, humilie-toi en tout, et tu trouveras grâce devant Dieu (Ecclés., xx). » Aussi, à son humble demande, l'assemblée lui pardonna-t-elle sa faute. Pour ce qui est de cette réunion, si les prélats réunis à Hippone n'étaient pas assez nombreux pour faire un concile, il y avait cependant un motif assez important pour les convoquer à ce sujet; à moins, toutefois, qu'à cette époque, il se célébrât en Numidie un autre synode provincial pour s'occuper de cette affaire. Peu de temps après, Augustin, en parlant à Profuturus, son ami intime, de la mort de Mégale, ajoute : « Il y a des scandales mais aussi des vertus, il y a bien des chagrins, mais aussi bien des consolations(3). » Après cela, il montre à tous qu'on doit fuir la colère, si on ne veut la voir se changer en haine. Il termine enfin, en disant qu'il parle à dessein de ces choses pour répondre à ce que Profuturus lui avait dit auparavant. Nous ne savons si ces choses ont rapport au fait de Mégale, dans lequel Profuturus, peut-être déjà évêque, avait pris le parti d'Augustin, son ancien maître. La lettre de Mégale tomba entre les mains des donatistes, qui essayèrent d'en profiter pour noircir Augustin. Mais il ne lui fut pas difficile de les convaincre par la rétractation de son accusateur. Dans la conférence de Carthage, les donatistes, saisissant toujours la moindre occasion de causer du trouble , demandèrent à Augustin qui l'avait sacré, pour se donner le moyen de prolonger la dispute. Augustin différa quelque temps de leur répondre, car cette demande était en dehors de la chose en question ; mais, voyant qu'ils voulaient interpréter son silence en leur faveur, il leur répondit que c'était Mégale, primat des évêques de l'Église catholique de Numidie, qui l'avait ordonné, à l'époque où il le pouvait, qu'il leur était loisible de dire tout ce quils voudraient et de mêler leurs calomnies avec la vérité. Ceux-ci, n'osant ni répondre ni proférer une parole, passèrent à un autre sujet (4).

3. Mégale ne voulait pas sacrer Augustin, et celui-ci ne voulait point être sacré. Car sa modestie et son religieux respect n'étaient pas moindres que ceux de tant «d'hommes illustres de cette époque, qui, comme il le dit lui-même, pour être faits évêques, étaient retenus malgré eux, conduits de force, enfermés, gardés, et souffraient même une sorte de violence, jusqu'à ce qu'ils consentissent à recevoir cette charge. Car, outre qu'il craignait le fardeau de la dignité épiscopale, il pensait contraire à la coutume de l'Église de mettre, du vivant même d'un évêque, un autre évêque à la tête d'une même Église. Cependant on lui assura que cette pratique n'était ni nouvelle ni sans exemple, et on lui en cita plusieurs, non seulement en Afrique, mais encore dans les pays d'outremer, qui lui enlevaient tout prétexte d'excuse. Comme il craignait beaucoup d'aller contre les desseins de la Providence en refusant plus longtemps ce que l'immense charité de son évêque et l'ardent désir du peuple lui offraient, il accéda à des voeux unanimes qu'il considérait comme la manifestation de la volonté de Dieu à son égard. Il céda donc, et reçut, bien qu'à contre coeur, la charge et les insignes de la dignité épiscopale. Paulin écrit que ce sacre exceptionnel fit rejaillir un nouvel éclat

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(1) Contre la letIre de Petit. XIX. (2) Contre Crese, iii, ) CII. GGALVII.

ri. 92. (3) Lettre Xxxviii, n. 2. (4) Assemblée de Carthag.,

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et une nouvelle gloire sur son épiscopat, ce qu'on ne pouvait présumer avant de le voir. En effet , ce fait confirmait l'estime qu’on faisait de la science et de la piété d'Augustin. On trouva cependant à redire à ce sacre, et Augustin avoua lui-même, soit de vive voix, soit par écrit, qu'elle était contraire à la défense du huitième canon du concile de Nicée(1) dans lequel cette sainte assemblée déclare ouvertement que son intention est, avant tout, qu'il n'y ait qu'un évêque par chaque Église, tout en permettant quelquefois le contraire. Mais, à cette époque, Augustin et Valère n'avaient pas connaissance de ce décret du concile. Dès qu'il le connut, il l'observa rigoureusement, car il fut cause du décret qui permettait aux évêques donatistes rentrant dans la communion de l'Église de rester avec un évêque catholique, comme le concile de Nicée l'avait permis aux novatiens. Mais, en dehors de ces cas très rares, dans lesquels se relâcher de la sévérité de la discipline ecclésiastique c'était s'assurer une abondante compensation, par le bien plus grand de la réconciliation, il ne voulut jamais que les autres fissent ce qu'il regrettait d'avoir fait lui-même. Aussi, quoiqu'il songeât à se choisir un successeur dans le prêtre Héraclius, il le laissa cependant prêtre, et ne le fit pas sacrer (2). Il fit également décréter par les conciles que tous les statuts des Pères seraient lus aux ordinands par les évêques chargés de les ordonner (3). Ce décret se trouve dans le troisième concile de Carthage, dont le troisième canon, inséré dans le dix-huitième livre du recueil des canons des conciles africains, est ainsi conçu : « Il nous a paru bien qu'il soit donné connaissance aux évêques et aux clercs qu'on va ordonner des décrets des conciles, afin qu'ils ne soient point exposés à regretter ce qui pourrait avoir été fait contre les statuts des conciles (4),» ou, comme on lit, dans le troisième concile de Carthage.

4. Ce fut certainement ainsi qu'Augustin fut promu à l'épiscopat, et, tous les ans, il célébrait le souvenir de son sacre comme avaient coutume de le faire à cette époque, les évêques de Rome, qui appelaient ordinairement plusieurs évêques à cette cérémonie. Nous lisons aussi que les évêques donatistes étaient dans l'usage de se réunir en grand nombre à l'anniversaire de leur Optat le Gildonien (5). Ce jour anniversaire du sacre d'Augustin était, pour toute l'Afrique, un jour de fête, dont Paulin, dans sa lettre à Augustin, à la nouvelle de son sacre, semble s'être fait l'interprète, quand il s'écriait plein de joie : «Rejouissons-nous et livrons-nous à l'allégresse dans ce qu'a fait le seul auteur des grandes choses, celui qui fait que nous soyons unis dans sa maison, parce qu'il a regardé notre humilité et a visité son peuple dans le bien. Celui qui a élevé son signe dans la maison de David, son serviteur, a maintenant élevé le signe de son église dans ses élus pour déchirer, comme il le promet par son prophète, l'étendar des pécheurs, c'est-à-dire des donatistes et des manichéens (6). Mais cette solennité était pour Augustin un jour de chagrin et de tristesse, en lui rappelant le souvenir du lourd fardeau placé sur ses épaules, et du compte qu'il en devait rendre à Dieu. Plus il avançait en âge, plus cette pensée tourmentait cruellement son esprit. Il nous reste à ce sujet un de ses plus beaux sermons (7), qu'il adressa à son peuple le jour même de son sacre et dans lequel il parle de la nativité du Seigneur qui était prochaine (8). Cette observation nous force de placer son sacre à la fin de cette même année 395, ou ne permet point de la rejeter au-delà de l'année 396, puisque Augustin figure parmi les évêques qui ont signé le troisième concile de Carthage, célébré en 397, le 1re septembre ou le 28 août, et dans lequel, à la demande d'Augustin, comme nous l'avons dit, il fut décidé qu'on lirait aux évêques ou aux clercs que l'on devait ordonner, les décrets des conciles. Une autre observation paraît s'opposer à ce qu'on place ce sacre avant l'année 396, c'est que les premiers livres qu'il composa, comme il le dit lui-même au commencement de son épiscopat, sont deux ouvrages adressés

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(1) Lettre ccxiii, n - 4. (2) Ibid., n. 4-5. (3) Poss., eh. VIII

(4) LÀBBC., Collection eomp. des concilee. 11, pag. 1057.

(5) Lettre cv, n. 5. (6) AuGuSTiN, Lettre xxxir, 11. 2. (7) Serm., cccxxxix, n. 1. (81, INd., n. 3.

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à Simplicien de Milan qu'il désigne sous le nom de Père dans la lettre dédicatoire qui accompagne ce livre. On peut penser qu'Augustin l'honore de ce titre parce qu'il avait déjà succédé à Ambroise, qui mourut le 31 mars, 397. Si donc on place le livre d'Augustin avant 396, il faut admettre qu'il passa environ deux années sans composer un seul ouvrage ce qu'il est certainement difficile de croire de ce saint docteur, qui mit au premier rang des devoirs, dont il était tenu envers ses frères, celui de leur être utile par la parole et par les écrits, deux choses que sa charité menait de front (1). Toutefois Prosper dit à cette même année 395, « Augustin, disciple de saint Ambroise, remarquable par sa science et sa doctrine profonde, est sacré évêque d'Hippone la Royale, en Afrique (2). » Tous ceux qui ont écrit la vie d'Augustin se sont appuyés sur cette autorité, pour regarder cette époque comme la plus sûre, la mieux déterminée et la moins douteuse. Aussi pour ne pas nous en écarter, chercherons-nous plus tard à quelle époque furent composés les livres adressés à Simplicien et pourquoi Augustin, quoique évêque, lui donne le nom de père bien qu'il ne fût encore que simple prêtre.

5. L'époque du sacre d'Augustin étant connue, il est évident que Romain et Agile que Paulin avait chargés de lui porter sa seconde lettre, ont pu assister à ce sacre. Ils ne sont certainement pas repartis pendant l'hiver, mais plutôt au commencement du printemps de l'année 396; trop tôt cependant au gré d'Augustin. Il ne les laissa partir qu'à contre-coeur, bien que leur empressement à retourner ne vint que du désir de revoir Paulin : « Je devais, dit Augustin, les renvoyer d'autant plus vite qu'ils voulaient vous obéir plus fidèlement. Mais plus ils désiraient vous obéir, plus ils vous rendaient présent à mes yeux; car ils me montraient ainsi jusqu'à quel point vous avez pour eux des entrailles de charité. Mais je voulais d'autant moins les laisser partir qu'ils faisaient pour cela de plus légitimes instances. » Il leur remit une lettre pour Paulin et Thérèse, en réponse à la dernière lettre de Paulin et ne témoigne pas dans celle-ci une affection moins tendre et un désir moins ardent de le voir que dans la lettre dont il avait chargé Romain. Il l'informe de sa promotion à l'épiscopat pour lui faire comprendre qu'il ne doit plus penser à son voyage d'Italie pour aller le voir ; il l'invite en même temps à venir en Afrique , comme étant plus libre de charges ecclésiastiques; car Paulin n'était pas encore évêque, il le réclamait en même temps pour sa consolation et pour celle des autres, qu'étonnaient les dons qu'il avait reçus du ciel, et pour l'instruction de ceux qui ne pouvaient ou ne voulaient croire ces merveilles avant de l'avoir vu ainsi que son épouse. Il va même jusqu'à dire: « Je ne sais si vous pouvez faire oeuvre de plus grande charité que de prendre autant de soin de faire connaître ce que vous êtes, que vous en avez eu de le devenir(3). Il recommande à sa charité un enfant, nommé Vetustin, qui semble avoir été coupable et malheureux. Il désire également que Romanien et son fils soient l'objet de son attention. Il lui envoie trois livres sur le libre arbitre; lui demandant en retour de lui donner le commentaire contre les  païens, auquel on disait qu'il travaillait, et quelques livres d'Ambroise où ce saint docteur réfute éloquemment quelques hommes ignorants et orgueilleux, sans doute des philosophes qui soutenaient que le Christ avait profité des livres de Platon. Il ne reste plus aucun de ces livres d'Ambroise ; mais Augustin en parle souvent comme les connaissant bien, ce qui prouve qu'il les reçut de Paulin. Il priait aussi Paulin de recevoir favorablement le pain qu'il lui envoyait, puis il le saluait au nom de tous les frères consacrés au service de Dieu, et au nom du bienheureux Valère qu'il appelle encore son père et qui ne désirait pas moins ardemment que lui de voir Paulin. De plus, il lui présente les respectueux hommages de Sévère, évêque de Milève, ce qui fait que nous ne savons pas, si c'est le même qui adressa en même temps qu'Augustin une lettre à Paulin,

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(1) De la Trinité. iii, n. 1. (2) Pnosp., Chron. GGCXCV. (3) Lettre xxxi, n. 6.

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car les deux frères qui portèrent à Paulin la lettre d'Augustin et la nouvelle de son sacre, lui en remirent également de la part des saints évêques Aurèle, Alype, Profuturus et Sévère (1). Cependant il se peut que ce même Sévère, qui d'abord avait voulu offrir à Paulin ses respectueux hommages, par l'entremise d'Augustin, se soit trouvé contraint ensuite de lui écrire lui-même.

6. Romanien était  auprès de lui quand Paulin attendait le retour des frères  Agile et Romain; mais ils n'arrivèrent qu'après son départ. Le lendemain de leur arrivée, il écrivit à Romanien pour lui faire part des nouvelles si ardemment désirées qu'il venait de recevoir et surtout de la promotion d'Augustin à l'épiscopat, ce dont il se réjouit comme il convenait à un saint homme. Il exhorte ensuite fortement Licentius,  et d'abord le prie, au nom de son père, puis le conjure en prose et en vers, de répondre à l'ardente sollicitude qu'Augustin lui témoigne de nouveau dans sa dernière lettre. Il souhaite que la trompette du Seigneur, que fait retentir Augustin, se fasse entendre des oreilles de son cœur. Il espère aussi, en comptant pour cela sur Dieu, que les désirs charnels de sa jeunesse céderont à la foi et aux vœux d'Augustin, qui n'avait rien plus à cœur que de trouver dans celui qu'il avait rendu digne  de son père dans les lettres, digne aussi de lui dans le Christ. Il est hors de doute que Paulin répondit à Augustin, et que ces deux nobles âmes cultivèrent avec soin et ardeur leur commerce de lettres et d'amitié réciproque dont la piété était le lien. S'il nous en reste peu de traces, il faut l'attribuer au sort de ces temps éloignés : ces lettres, comme beaucoup d'autres, se seront perdues. D'ailleurs Possidius ne compte que huit lettres d'Augustin à Paulin. C'est le nombre de celles que nous avons encore aujourdhui.

 

CHAPITRE II

 

1. Etat de l'âme et manière de vivre d'Augustin durant son épiscopat. - 2. Il est empêché d'en hau de fuir dans la solitude : ses délices sont de s'occuper de Dieu et de ses Ecritures. - 3. Son vêtement, sa chaussure. - 4. Sa table. - 5. Il voudrait chaque jour s'occuper d'ouvrages manuels, si sa santé et ses occupations le lui permettaient. - 6. Sa faible santé et ses occupations. - 7. Il fonde dans sa maison épiscopale un monastère de clercs, sa lettre à Laetus qui avait probablement été élevé dans ce monastère. - 8. Il vit avec ses clercs s'astreignant comme eux à la règle. - 9. Sa conduite à l'égard des femmes : il ne permet à aucune, pas même à ses parentes d'habiter avec lui.

 

1. Augustin ne voulut pas accepter la charge épiscopale avant d'être bien décidé à consacrer sa vie tout entière aux obligations de sa charge, aussi,  désormais, jusqu'à la fin de ses jours, il n'entreprendra rien dont la charité pour ses frères, qu'il servait comme ses maitres, ne fût le mobile (2). Mais, avant de voir, selon l'ordre des temps, les travaux, les écrits et les voyages que son amour pour ses frères lui fit entreprendre, recueillons ici plusieurs choses qu'il a faites pour l'Église, et auxquelles nous ne pouvons assigner une époque certaine. Commençons par rapporter ce qui concerne son genre de vie. Il expose lui-même publiquement et aux regards de tous, dans ses Confessions, écrites quatre ou cinq ans après son sacre, quelle était sa disposition d'esprit au commencement de son épiscopat; car cet homme vertueux, qui désirait  rester obscur et être compté pour rien parmi les hommes, ne pouvait supporter que son nom fût dans toutes les bouches et dans tous les saints entretiens. « C'est pourquoi, dit Possidius, pour que personne ne l'estimât au-dessus de ce qu'il se connaissait, il voulut faire connaître aux hommes, non  seulement ce qu'il avait été avant d'avoir reçu la grâce, mais encore ce qu'il était depuis qu'il l'avait reçue (3). » Il voyait en outre qu'il ferait une chose agréable à beau-

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 (1) Utt. L, n. 1. (2) conf. > X, eh. iv, n. 6. (3) POSSID, Préf-

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coup de bons chrétiens qui désiraient connaître ce qu'il était à l'époque de ses Confessions, en même temps qu'il tirerait lui-même quelque profit de céder à leurs désirs. En effet, ils devaient rendre grâce à Dieu des dons qu'il lui avait accordés, et prier pour ses fautes passagères (1). Tout d'abord, Augustin qui paraissait un homme très saint et rempli de mérites auprès de Dieu, en qui chacun pouvait facilement placer son espoir, déclare lui-même que toute sa confiance repose dans l'immense miséricorde de Dieu, qu'il prie de lui donner la grâce de faire ce qu'il ordonne et d'ordonner ensuite tout ce qu'il lui plaît. Il sait qu'on ne peut garder la continence si Dieu n'en fait la grâce, car, lorsque Dieu nous prescrit la continence, il veut nous réunir et nous ramener à l'unité, d'où nous nous étions écartés pour nous répandre dans la multiplicité des créatures (car ce n'est pas assez aimer Dieu que d'aimer avec lui quelque chose que l'on n'aime pas pour lui). Il sait qu'il ne peut observer le précepte de la continence par ses propres forces, et qu'il a besoin que Dieu même lui vienne en aide. 0 amour qui brûle toujours et jamais ne s'éteint ! 0 amour, Mon Dieu, embrasez-moi. Vous m'ordonnez la continence; donnez-moi ce que vous m'ordonnez et ordonnez-moi ce qu'il vous plait (2). » Cependant, bien que grâce à la libéralité divine il fût arrivé à ce point de perfection de pouvoir dire à Dieu avec confiance: " Ce que je sais, non point avec doute mais de toute la certitude de ma conscience, Seigneur, c'est que je vous aime (3). » Cependant il reconnait en lui de nombreuses et profondes langueurs pour la guérison desquelles il a besoin de la grâce médicinale du Christ médiateur (4). Car dans sa mémoire vivent encore d'impures images. Impuissantes tant qu'il veille, elles attendent le sommeil pour exciter en lui la délectation et dérober même une sorte de consentement et d'action. Cependant, il résistait souvent, même en songe, se souvenant de ses résolutions et y demeurant chastement attaché : il ne consentait pas à de telles séductions  même pendant son sommeil (5). En se sentant sujet encore à ces sortes de tentations, il disait, pénétré en même temps de joie et de crainte, qu'il s'estimait heureux de ce que le Seigneur lui avait donné et qu'il s'affligeait de rester encore imparfait. Il nous parle ensuite d'un autre genre de tentation provenant du besoin de boire et de manger. Il est vrai, Dieu lui avait enseigné à prendre les aliments comme des médicaments (6), mais quand il passait du besoin de la faim au repos qu'on éprouve lorsqu'on l'a satisfaite, le piège de la concupiscence l'attendait au passage, car, il est quelquefois difficile de discerner si on cède encore au besoin du corps, ou si on se laisse aller au plaisir trompeur de la sensualité. Notre pauvre âme sourit à cette incertitude, charmée d'y trouver une excuse, pour couvrir du prétexte de la santé une complaisance coupable. Tous les jours il s'efforçait de résister à ces tentations, et appelait à son secours le bras salutaire de Dieu. Il remettait toutes ses perplexités entre ses mains, parce qu'il n'était pas assez sûr de son propre jugement sur ce point. Le vice de l'ivrognerie lui était bien étranger. Quelquefois cependant il ressentait cette pesanteur de tête, qui n'indique pas toujours que l'esprit est pris mais que l'estomac est malade et les chrétiens parfaits sont quelquefois assujettis eux-mêmes à la ressentir. Il ne s'enivra jamais, ce qu'il attribue à la grâce de Dieu, exposé à ces tentations, il combattait tous les jours la concupiscence du boire et du manger, car ce n'était pas une chose qu'il pût retrancher une fois pour toutes, sans avoir à y revenir plus tard: il devait donc mettre à sa bouche un frein qui se relâchât et se resserrât selon qu'il en était besoin. Mais il n'en était pas encore venu au point de ne jamais excéder les bornes de la nécessité. Mais cela ne l'empêchait point de glorifier le nom du Seigneur, assuré que celui qui a vaincu le siècle, intercède pour ses péchés et le compte parmi les membres infirmes de son corps. Pour ce qui concerne le charme des parfums, il était assez indifférent. En l'absence de bonnes

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(1) Conf., X, eh. iii, n. 4. C2) Ibid., eli. xxix, n. 40. (3) eli. xxx, n. 41. (6) Ibid, eh. xxxi, n. Al.

Ibid., eh. vi, n, 8. (4) Ibid., eh. XLIN, n. 68. (5) Ibid,

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odeurs il n'en recherchait pas, mais s'il s'en présentait quelques-unes il ne les dédaignait pas. Il était disposé à s'en passer toujours; mais quoiqu'il lui semblât qu'il était dans ces dispositions, cependant il craignait encore de se tromper; car une nuit profonde nous voilant les ressorts de notre être, interdit à notre esprit lorsqu'il se consulte lui-même sur sa puissance, toute confiance dans ses propres réponses; parce qu il ignore ordinaiement ce qui est caché, en lui, si l'expérience ne le lui découvre. Les voluptés de l'ouïe l'avaient séduit et captivé; mais Dieu avait brisé ses liens et l'avait affranchi de cet esclavage. Cependant aux accents que vivifient les paroles divines chantées par une voie douce et bien conduite il ne pouvait se défendre d'une certaine complaisance qui n'allait pas toutefois jusqu'à le captiver, et dans laquelle il conservait toujours sa liberté d'y mettre fin quand il le voulait. Cependant il croyait leur accorder parfois plus qu'il ne convient, en sentant que par cette harmonie les paroles sacrées pénétraient son esprit d'une plus vive flamme d'amour que si elles n'étaient pas chantées ainsi (1). Car les plaisirs de la chair nous trompent souvent quand au lieu de se borner à suivre patiemment la raison à laquelle seule ils doivent d'être accueillis, ils prétendent la précéder et la conduire. Si donc il péchait, et cela quelquefois sans s'en apercevoir, bientôt il le remarquait. D'autres fois, un excès de précaution contre de telles surprises le jetait dans un excès de sévérité, au point de vouloir éloigner de son oreille et de l'Église même ces touchantes harmonies dont on accompagnait ordinairement les psaumes de David. Il lui semblait plus sûr alors de s'en tenir à ce qu'il avait souvent entendu dire d'Athanase, évêque d'Alexandrie, qui les faisait réciter avec une légère inflexion de voix plus semblable à une lecture qu'à un chant. Cependant, quand il se rappelait les larmes que les chants de l'Église lui avaient fait répandre dans les premiers jours où il était revenu à la foi et qu'il réfléchissait à l'émotion que produisait en lui, non pas l'harmonie du chant, mais les pensées qu'il exprime, surtout quand une voix pure les rend avec l'expression qui leur convient, il reconnaissait de nouveau toute l'utilité de cette institution, mais s'il lui arrivait d'être moins touché des paroles que du chant qui les accompagnait, il voyait là une faute qui méritait pénitence et il eût alors préféré ne pas entendre chanter. « Voilà où j'en suis, dit-il. Pleurez avec moi, pleurez pour moi, vous qui sentez en vous la source d'où procèdent vos bonnes œuvres ; car pour vous qui ne les sentez pas ces plaintes ne vous touchent guère (2). » Il résistait aussi aux séductions des yeux et élevait vers Dieu son regard invisible. Cependant il savait que cette beauté qui, de l'âme, passe par la main de l'artiste, procède de la beauté qui est placée au-dessus de nos âmes et vers laquelle son âme soupirait nuit et jour. Cependant il se laissait prendre au piège de ces beautés visibles mais le Seigneur le délivrait: sa faiblesse le laissait prendre, mais la miséricorde de Dieu le dégageait, quelquefois sans souffrance quand les liens n'avaient pas encore eu le temps de se resserrer, d'autres fois avec douleur, quand le lien était devenu plus étroit (3). Si nous parlons maintenant du mal de la curiosité, Augustin l'avait bien retranché et chassé de son cœur, il n'osait dire cependant qu'il était devenu étranger au désir de voir et aux sollicitations d'une vaine curiosité. Sans doute, il était devenu indifférent au théâtre et ne se souciait plus de connaitre le cours des astres; jamais son âme n'avait interrogé les ombres, et il abhorrait les mystères sacrilèges de la magie; mais l'ennemi des hommes employait mille insinuations perfides pour lui suggérer de demander à Dieu quelques miracles ; notre saint était bien éloigné d'y céder (4). Et cependant combien de bagatelles méprisables le tentaient chaque jour et séduisaient encore sa curiosité ! Bien des fois, il lui était arrivé, après avoir, par une sorte de condescendance pour les faibles, prêté l'oreille à de vains récits, de les écouter ensuite avec plaisir ! Il n'allait plus au cirque voir un chien cou-

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(1) Nd., eh. xxxiii, n. 49. (2) Ibid., n. 50. (3) Ibid., eh. xiv, n. 52,53. (4) Ibid., eh. xxxv, n. 56.

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rir après un lièvre; mais si dans la plaine le hasard lui en offrait le spectacle, il lui arrivait peut-être de se détourner d'une méditation profonde à la vue de cette chasse inattendue; et si cela n'allait point jusqu'à lui faire tourner la bride de sa monture, du moins c'en était assez pour détourner sa pensée de son cours. Chez lui, la vue d'un lézard qui prenait une mouche ou d'une araignée qui l'enveloppait de ses fils suffisait pour captiver ses regards; il se servait, sans doute, de ces incidents pour louer Dieu créateur et ordonnateur admirable de toutes choses, mais cette fin n'avait pas été le principe de son attention. Toute sa vie était pleine de semblables faux pas et la grandeur de la clémence divine était son unique espoir (1). Si Dieu l'avait d'abord guéri de la passion de la vengeance, c'était pour ne pas se montrer ensuite moins miséricordieux pour ses autres iniquités. Il lui avait aussi inspiré la crainte qui tue l'orgueil et l'avait apprivoisé à son joug, de sorte que ce fardeau lui semblait doux (2). Mais la tentation des louanges des hommes l'assaillaient chaque jour et sans relâche « Vous avez vu, dit-il, ô mon Dieu, les soupirs de mon cœur et les torrents de larmes de mes yeux à ce sujet; car je ne sais jusqu'à quel point je suis affranchi de cette corruption, je tremble pour mes péchés secrets que connaissent vos regards et que les miens ignorent. Quelquefois je m'attriste des éloges qu'on me donne, lorsqu'on approuve en moi des choses qui me déplaisent ou lorsqu'on estime au delà de leur valeur, des choses bonnes mais secondaires, ou enfin lorsqu'on estime trop des choses de peu d'importance. Et encore que sais-je, ce sentiment ne me vient-il pas de l'intérêt que m'inspire celui qui me prodigue ces louanges? Je vois bien que je dois être touché des louanges qu'on me donne, non à cause de moi, mais à cause dû prochain, mais je ne sais s'il en est ainsi en moi. L'amour des louanges est encore une tentation, au moment même où je le condamne en moi, par cela même que je le condamne ; souvent l'homme tire une vanité nouvelle du mépris même de la vaine gloire (3). » Il nous dit encore ailleurs aussi ce qu'il craint des louanges des hommes, pourquoi il ne les refuse pas entièrement ou de quelle façon il en est touché. C'est pour moi un péril de ne considérer que les louanges sans faire attention à ceux qui me les prodiguent et de fermer les yeux sur leur genre de vie; mais Celui sous les yeux de qui non-seulement je parle, mais je pense, sait que les louanges du monde sont pour moi moins un plaisir qu'un vif désir de savoir comment vivent ceux qui me louent. Je ne veux pas des louanges de ceux qui vivent mal, je les abhorre et je les déteste; elles sont pour moi une peine, non un plaisir. Si je disais que je ne veux pas être loué par les gens de bien, je mentirais; mais si je dis que je le veux, je crains de rechercher plutôt la vanité que le solide. Que dirai-je donc? je n'en veux pas et j'en veux. Je n'en veux pas, de peur qu'elles ne me fassent courir quelques dangers, et j'en veux bien, parce que je ne veux pas que ceux à qui je parle soient insensibles (4). » Enfin, il est encore en nous un autre ennemi, une tentation de la même nature, la vaine complaisance de ceux qui sont contents d'eux-mêmes ou qui se glorifient des dons de Dieu, comme s'ils étaient à eux ou dus à leurs mérites ou qui envient ces mêmes dons dans les autres. A la vue de ces périls, son cœur tremblait, et il sentait que Dieu mettait plus de soin pour guérir ses blessures qu'il n'en apportait lui-même à s'en garantir (5).

2. Le saint évêque après avoir reconnu et manifesté qu'il était capable de tomber dans ces péchés de toutes sortes, peu rassuré du sentiment que les autres avaient de sa sainteté et de ses vertus, croyait ces périls si peu méprisables, qu'il fut frappé d'une si grande crainte, nous dit-il, qu'il pensa à fuir dans  le désert : « Épouvanté de mes péchés et du poids de ma misère, j'avais délibéré dans mon cœur et presque résolu de fuir au désert, mais vous m'en avez empêché en me rassurant par cette parole : « Le Christ est mort pour tous afin que ceux qui

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(1) Ibid.. n. 57. (2) Ibid., eh. xxxvi, n. 58. (3) (5) Conf, X, eh. xxxix, n. 65.

 Ibid., eh. xxxvii, n. 60-63. (4) Serm., caexxxix, n.

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vivent ne vivent plus pour eux, mais pour celui qui est mort pour eux (Il Corinth., v, 14). » Il reconnaît donc qu'il n'avait plus autre chose à faire que de placer entre les mains de Dieu les soucis de sa vie (1) : « Vous avez fait mes maîtres de vos fils et vous m'avez ordonné de les servir, si je veux vivre de vous et avec vous. C'était peu pour moi de la parole que vous me faisiez entendre si, en même temps que vous me commandiez d'agir, vous ne m'aviez vous-même donné l'exemple. J'obéis donc par mes actions et mes paroles ; mais je le fais sous vos ailes. Mais à quels périls ne serais-je pas exposeé si sous un tel abri mon âme ne vous demeurait soumise et si ma faiblesse n'était connue de vous (2) ?

Enfin, comme il le dit lui-même, sa plume pourrait à peine raconter par quelles inspirations, par quelles saintes terreurs, par quelles consolations et par quelles secrètes conduites, Dieu l'a amené au ministère pastoral (3). Placé dans le poste brûlant où il doit méditer, chaque jour, la loi divine, il ne voulait pas répandre, sur d'autres soins, les heures de loisir que pouvaient lui laisser les exigences de la nature, et les devoirs qu'il avait à remplir envers les hommes confiés à ses soins; surtout quand il avait à cœur par cette étude, non pas d'être utile seulement à lui-même, mais aussi à ses frères. Ses plus chastes délices étaient les Écritures de Dieu dont la voix était sa joie, et qui l'emportaient pour lui sur les plus douces voluptés. De plus, comme il cherchait Dieu dans l'étude des choses créées, et lui demandait si ces choses subsistent, ce qu'elles sont et l'estime qu'on en doit faire, il entendait ses réponses et ses ordres: « Aussi j'y reviens souvent, dit-il, j'y trouve un charme ineffable; et tout le temps que je peux dérober à mes travaux, je le consacre à cette innocente volupté. Or, parmi tous ces objets que je parcours sous votre conduite, je ne trouve de lieu sûr pour mon âme qu'en vous. C'est en vous que je voudrais rassembler toutes mes pensées éparses, afin qu'aucune d'elles ne pût s'en écarter désormais. Parfois aussi, mon Dieu , vous me pénétrez d'un sentiment extraordinaire d'une douceur inconnue, qui, recevant en moi sa perfection, serait je ne sais quoi, qui ne serait plus cette vie. Mais bientôt je retombe sous le poids de mes misères : je suis entraîné de nouveau par le cours ordinaire des choses humaines qui m'enchaînent, et je pleure, sans que l'abondance de mes larmes brise mes chaînes, tant nous sommes courbés sous le fardeau de l'habitude; je pourrais rester au milieu de ces choses, mais je ne le veux pas; je voudrais rester dans ces impressions et je ne le puis pas. Des deux côtés je suis également malheureux (4).»' Depuis le moment où il avait connu Dieu il l'avait placé dans sa mémoire, et là, il le trouvait et se réjouissait en lui. « Ce sont là, dit-il, les saintes délices que vous m'avez accordées dans votre miséricorde, qui a jeté un regard de compassion sur ma misère (5).»

3. Pour ce qui regarde les soins du corps dans ses habits, ses chaussures et son coucher, il gardait la simplicité et la convenance que réclamait son état. Il s'y montrait aussi éloigné d'un soin excessif que d'une négligence sordide, comme les hommes qui, ordinairement, y mettent une vaine jactance ou une négligence excessive, recherchant, dans les deux cas, leur propre intérêt, non celui de Jésus-Christ. Pour lui, je le répète, il tenait un juste milieu et n’inclinait ni trop à droite ni trop à gauche (6). Augustin écrit que, selon la coutume, ses vêtements de dessous étaient de lin, ceux de dessus, de laine : et par ces paroles : «Nos vêtements,» il désigne les siens et ceux de ses frères (7). Il portait encore un autre vêtement appelé bure, dont se servaient aussi les laïques. On trouve dans ses sermons un passage admirable sur sa manière de se vêtir. «  Que personne, dit-il, ne donne de la bure, une tunique de lin ou quoi que ce soit, si ce n'est pour l'usage commun. Moi-même je prends mes habits au vestiaire commun, car tout ce que j’ai, je ne veux l'avoir que comme tous. Je ne veux pas que votre sainteté m'offre de ces habits dont seul j'userais comme par une marque de distinction, qu'elle m'offre, par exemple, un habit de drap précieux : il conviendrait

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(1) Conf., X. Ch. XLIII, n. 70. (2) Ibid., eh. iv, n. 6. (3) Ibid., XI, oh. ii, n. 2. (4) Ibid., X, Ch. XL, nA5.

 (5, Ibid., ch. xxiv, n. 35 ~6) Poss., Ch. xxii. (7) Sernî., xxxvii, n. 6.

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peut-être à un évêque, mais ne saurait convenir à Augustin, c'est-à-dire à un homme pauvre et né de parents pauvres. Les hommes diraient bien vite que j'ai trouvé un riche vêtement que je n'aurais jamais pu avoir dans la maison de mon père ou dans la profession que j'exerçais dans le monde. Ce n'est donc pas convenable. Je dois avoir des vêtements tels que je puisse les donner à mon frère, s'il en manque. Ce que peut porter avec convenance un diacre ou un sous-diacre, voilà ce que je veux porter, car je reçois mes habits du vestiaire commun. Si l'on m'en donne un plus riche, je le vends, c'est mon habitude; de cette façon si un vêtement ne peut entrer dans le vestiaire commun, son prix sert au bien commun. Je le vends donc et j'en donne le prix aux pauvres. Si celui qui me le donne veut avoir le plaisir de me le voir porter, qu'il me donne un vêtement que je ne rougisse pas de porter, je vous avoue qu'un vêtement précieux me gêne, cela ne convient ni à ma profession, ni aux avis que je donne, ni à ces membres, ni à ces cheveux blancs (1). » Une sainte vierge du nom de Lapide, vivement peinée de la mort de son frère Timothée, diacre de Carthage, vint prier Augustin de vouloir bien, pour la consoler, recevoir une tunique qu'elle avait faite de ses mains, pour l'usage de son frère. Le saint prélat ne la refusa pas dans la crainte de la contrister, et se servit de ce vêtement. Il l'exhorta cependant dans une lettre à chercher de plus douces consolations dans la foi et dans l'espérance de vivre un jour avec son frère, dans le bonheur éternel dont il ne doute pas qu'il soit en possession (2). Quant à sa chaussure, il ne pensait pas devoir garder à la lettre la recommandation faite par Jésus-Christ; car il savait par l'Évangile même qu'il avait porté des chaussures, c'était ainsi qu'il se consolait d'être obligé par sa faible santé de recourir à ce soulagement. Il admirait le courage de ceux qui vont pieds nus; il ne pensait pas cependant qu'en cette chose, il remplissaient mieux que lui le précepte évangélique, ou qu'ils pussent afficher une superbe sévérité. Dans les choses de ce genre, bonnes il est vrai, mais non pas nécessaires, il voulait que la charité ne cessât point d'unir ceux qui les observaient et ceux qui les négligeaient, afin que ceux dont les oeuvres extérieures différaient, brûlassent dans leur cœur d'un même amour (3).

4. Sa table était frugale et sobre, nulle superfluité, nul excès : des fruits et des légumes, parfois de la viande, pour les étrangers ou pour les malades; il y avait toujours du vin (4), car ce qu'il craignait, c'était l'impureté non de l'aliment, mais de la convoitise; il n'ignorait pas en effet que toutes les créatures de Dieu sont bonnes et peuvent être sanctifiées par la parole de Dieu et la prière (5). Chaque convive avait un nombre de coupes à boire, mais si un clerc venait à jurer en vain on lui retranchait une coupe (6). Il se servait de cuiller en argent, le reste de la vaisselle était de terre, de bois ou de marbre, non par nécessité et par indigence, mais par amour volontaire de la pauvreté (7). Ayant toujours pratiqué l'hospitalité il admettait souvent des étrangers à sa table. Il ne pouvait en effet s'affranchir de ce devoir à l'égard des allants et venants, sans détriment pour la charité qu'on s'attend à trouver dans un évêque (8). Il recevait avec une égale bonté les inconnus même, et répétait à ce propos cet axiome : mieux vaut recevoir un méchant, que d'exclure un bon, ce qui n'empêche point de prendre garde de ne jamais en recevoir un mauvais (9). Mais cet accueil ne troublait en rien l'ordre qu'il avait établi. A table même, il préférait la lecture et la discussion au boire et au manger. Pour en bannir la peste de la médisance il avait fait écrire ces deux vers dans le réfectoire: "Que celui qui par sa médisance se plait à décrirer la vie des absents, apprenne qu'il n'est pas digne de s'asseoir à cette table ». Les convives étaient ainsi avertis de s'abstenir de toute  médisance et de tout entretien frivole ou mauvais. Quelques-uns de ses amis intimes, de ses collègues même dans l'épiscopat, oubliant un jour cette sentence et parlant sans en tenir

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(1) SeJ'tn., CCCLvi, n. 13. (2) Lettre CCLX111, n. 1. (3) Serm., ci, ch. vi, n. 7. (4) Poss., xxif. (5) Conf, X, XXXI, n. 46. (6) Poss., xxv. (7) Ibid., ch. xxii. (8) Serni., GCCLV, 11. 2. (9) Lettre xxxviii, n. 3.

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compte, il les reprit vivement et s'écria tout ému, qu'il allait effacer ces vers du réfectoire, ou se lever de table et se retirer dans sa chambre. «J'étais présent avec      plusieurs autres, dit Possidius, quand ce fait s'est passé (1). "

5. Il ne demandait pas sa nourriture au travail de ses mains, sa faible santé, ses occupations nombreuses, le soin apporté sans relâche à son église ne le lui permetait pas (2). Si, les devoirs qu'il avait à remplir lui avaient permis de le faire, il eut mieux aimé consacrer chaque jour quelques heures, comme dans tous les monastères bien réglés, au travail manuel et employer les autres moments libres à la lecture, à la prière, et à l'étude des saintes lettres (3). «Personne, dit-il, n'aimerait mieux que moi ce calme et ce repos, il n'est rien de meilleur, rien de plus doux que de puiser au milieu du silence, dans le trésor divin. Voilà le bonheur, voilà le bien ; mais prêcher, reprendre, réprimander, construire, se tourmenter pour chacun, voilà le lourd fardeau, voilà le poids accablant, voilà le travail pénible. Qui ne fuirait devant un pareil labeur s'il n'était retenu par la crainte de l'Évangile (4)? » C'est ainsi que la pensée de son devoir le portait à d'autres labeurs et à d'autres inquiétudes qui lui rendaient la voie du ciel plus étroite et plus rude, que s'il eût travaillé de ses mains, bien que l'espérance le pénétrât d'une joie continuelle, et que l'exemple du Christ lui rendit son fardeau aussi doux que léger (5).

6. Il ne pouvait souffrir le froid et avait une santé faible et délicate (6), comme le savaient tous ceux qui le connaissaient intimement (7). Aussi, dit-il lui-même qu'il était vieux de corps par la faiblesse de sa constitution bien plus que par l'âge (8). Il parle cependant très rarement de ses maladies bien que contraint quelquefois d'aller à la campagne pour remettre sa santé (9). Nous pouvons juger avec quelle patience il supportait ses douleurs ordinaires, par une lettre qu'il écrivit dans le cours d'une maladie très violente (10). Ses occupations continuelles lui laissaient si peu de repos qu'il trouvait à peine quelques rapides instants, quelques gouttes de temps, c'est son expression, pour se recréer, en se livrant à la méditation sur quelque sujet ou en dictant des choses très urgentes ou qui devaient êtres utiles à plusieurs, ou en récupérant les forces corporelles nécessaires pour continuer ses travaux (11). Mais il aurait cru aller contre son devoir s'il avait employé à d'autres occupations ces moments si courts(l 2). Il écrit à Jérôme en 404, que sil a quelque connaissance des Écritures il l'emploie tout entièrement à l'instruction du peuple de Dieu et qu'il ne peut se livrer à l'étude que le temps nécessaire à la préparation de l'instruction qu'il doit faire au peuple. Lui-même avoue qu'il a peu lu. Aussi, fuyait-il les soucis et les occupations plus grandes que de coutume (13). Un jour que Sévère lui demandait une longue lettre, il le prie de l'excuser, en ajoutant que lui et tout ses autres intimes lui faisaient grand plaisir en ne lui demandant aucun travail, et en détournant les autres de lui faire une semblable demande dans la crainte qu'ils ne vissent un motif à se blesser dans l'impuissance où il était de les satisfaire (14). On ne doit pas non plus passer sous silence, que dans ses correspondances avec ses amis intimes, laïques ou évêques, ses lettres un peu longues étaient écrites sur des feuilles d'une forme particulière, peu élégante peut-être mais plus commode, en ce qu'on pouvait écrire plus vite dessus et les tenir plus commodément pour les lire. Il fait remarquer cela au médecin Maxime, dans la crainte que celui-ci ignorant son habitude n'en soit blessé (15). En écrivant à Victorin, il l'avertit que cette lettre est scellée d'un anneau représentant un homme qui regarde à ses côtés (16). Comme il ne portait jamais d'anneau à la main, au dire de Possidius (17), il avait probablement emprunté à quelqu'un celui dont il parle dans cette lettre, pour la sceller.

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(1) Poss., eh. xxvii. (2) Lettre exxvi, n. 10, (3) Des trav. ?nanast., n. 37. (4) Serm., ecexxxix, n. 4. (5) Leltre exxiv, n. 1. (6) Lettre exxii, n. 1. (7) Lettre GLI, n. 3 * (8) Serm, CCLV 1 n. 7. (9) Lettre exvm n. 34. (10) Lettre xxxviii, n. 1. (11) Letire CCLU, n. 1. (12) Lettre ex, n. 5 . (13) Lettre LXXXIf, n. 23. (14) Lettre ex, n. 6. (1,5) Leltre cLxxi. (16) Lettre LIX, n. 2. (17) Poss., xxiv.

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