Darras tome 22 p. 378
84. Avant de clore le concile, Grégoire VII renouvela les proscriptions antérieures contre les désordres simoniaques, contre les entreprises schismatiques et les honteux excès de la clérogamie. « Il voulut, dit le Codex regius, qu'elles fussent annexées aux actes synodaux, comme pour leur donner dans la postérité une sanction impérissable 1. » On promulgua de nouveau les sentences nominatives d'excommunication et de déposition contre Hugues le Blanc, Wibert de Ravenne, Thédald de Milan, et Roland cet insolent négociateur que Henri avait récompensé de son audace sacrilège par l'évêché de Trévise. Les anathèmes précédemment portés contre tout Normand qui attaquerait le patrimoine de saint Pierre c'est-à-dire la marche de Fermo, le duché de Spolète, la Campanie et son littoral, la Sabine et le comté de Tribur, ou qui envahirait le monastère du Mont-Cassin et les domaines qui en dépendent furent maintenus. Cependant une réserve jointe au décret nous prouve que dès lors ces incursions avaient cessé d'être aussi fréquentes et que la politique de Robert Guiscard se rapprochait visiblement du saint-siége. Voici la clause flnale du décret : « Si quelque Normand a de justes griefs contre les habitants de ces divers pays, au lieu de se faire à lui-même justice, qu'il s'adresse d'abord à nous ou à nos gouverneurs et officiers pour obtenir satisfaction. Dans le cas où cette satisfaction légitime lui serait refusée, nous l'autorisons à prendre sur ces divers territoires une compensation équivalente au dommage, non avec excès ni violences à la manière
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1. Cod. rcg., fol. 133 recto.— Cf. "Watterich., tom I, D 302.
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p379 CHAP. III. — CONCILE ROMAIN DE L'AN 1080.
des brigands, mais comme le doit faire un chrétien se contentant de recouvrer son bien sans prendre celui d'autrui, craignant de perdre la grâce de Dieu et d'encourir la malédiction de saint Pierre1. » Cette sentence de justice chrétienne termina les opérations du concile. «Les pères quittèrent Rome, dit Bonizo de Sutri, sous l'impression des graves mesures auxquelles ils venaient d'attacher leur nom et qui devaient agiter si longtemps l'Église et le monde2. »
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1 Cod. reg. et Wattericii, ibicl.
2. Boniz. Sutr. Ad amie. lib. IX; Patr. Lat., tom. CL, col. 848.
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CHAPITRE IV
SOMMAIRE
PONTIFICAT DE SAINT GRÉGOIRE VII (1073-1085) Cinquième période (1080-1081)
§ I. l'antipape Wibert de ravenne (clément III.)
1. Colère et menaces de Henri IV contre Grégoire VII. — 2. Manifeste schismatique de Thierry, évêque de Verdun. —3. Les dix-neuf évêques schismatiques du conciliabule de Mayence. — 4. Appel de l'évêque de Spire aux simoniaques lombards. — 5. Conciliabule de Brixen. —Sentence de déposition contre Grégoire VII. — 6. Les signataires schismatiques. — 7. Divisions au sein du parti césarien.—8. Intrusion de Wibert de Ravenne antipape sous le nom de Clément III. — 9. Repentir et pénitence de Thierry de Verdun.— 10. Politique et cupidité de l’antipape.
§ II. GRÉGOIRE VII ET GUILLAUME LE CONQUÉRANT.
11. Message des schismatiques à Guillaume d'Angleterre. Réponse de Lanfranc. 12. Lanfranc archevêque de Cantorbéry. Ses rapports avec le saint-siége. 13. Décrets tyranniques de Guillaume le Conquérant contre la liberté de l'Église. — 14. Contradiction entre les lois et les actes. Religion et piété pratique de Guillaume. — 15. Calomnies des historiens modernes à propos de l'attitude de Grégoire VII vis-à-vis de Guillaume. — 16. Lettre de Grégoire VII à Lanfranc. — 17. Réponse de Lanfranc au pape. — 18. Première légation de Hubert en Grande-Bretagne. Lettre de Guillaume le Conquérant à Grégoire VII. — 19. Une ruse normande. — 20. Lettre de Grégoire VII au légat Hubert. — 21. Soumission de Guillaume. Son ambassade au pape. — 22. Lettre de Grégoire VII à Guillaume le Conquérant. — 23. Retour du légat Hubert dans la Grande-Bretagne. — Nouvelle lettre du pape au roi. — 24. Lettres de Grégoire VII à la reine d'Angleterre et au prince Robert Courte-Heuse. — Fin du conflit.
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p331 SOMMAIRE.
§ III. GRÉGOIRE VII ET SAINT SIMON DE CRÈPY.
25. Simon de Vermandois comte de Crépy. L'oriflamme de saint Denys. 26. Mort soudaine de Raoul II père de Simon. Expiation filiale. Décision de Grégoire VIL — 27. Exhumation de Raoul. Translation de ses restes Crépy dans l'église de Saint-Arnoul. — 28. Donation du monastère de Crépy à saint Hugues abbé de Cluny. — 29. Simon à Rome. Pénitence imposée par Grégoire VII. Retour en France. — 30. Fiançailles virginales. Judith comtesse d'Auvergne fiancée de Simon prend le voile à la Chaise-Dieu. — 31. Simon appelé en Angleterre pour épouser la fille de Guillaume le Conquérant. — 32. Simon de Crépy moine dans l'abbaye bénédictine de Saint-Eugend. Le duc de Bourgogne et le duc de Mâcon moines à Cluny. 33. Austérités de Simon. Faveurs surnaturelles. — 34. Simon de Crépy ermite dans la forêt de Muthua. — 35. Mission de Simon de Crépy à la cour de Philippe I. — 36. Mission à la cour de Guillaume le Conquérant. Simon de Crépy à la Ferté-Milon.— 37. L'ermite appelé à Rome par Grégoire VII. — 38. Simon légat apostolique près de Robert Guiscard. Traité d'Aquino entre le pape et le duc d'Apulie. — 39. Encyclique de Grégoire VII notifiant à l'univers chrétien la soumission de Robert Guiscard. Sacre d'un légitime archevêque de Ravenne. — 40. Glorieuse mort de Simon de Crépy à Rome.
§ IV. GUERRES EN ORIENT ET EN OCCIDENT.
41. L'empereur détrôné Michel Ducas à Salerne. — 42. Expédition de Robert Guiscard et de son fils Boémond contre Alexis Commène. — 43. Expédition de Henri IV contre le roi des Saxons Rodolphe. Le jeune duc Godefroi de Bouillon porte-étendard de l'armée de Henri IV. — 44. Combat de l'Elster. Exploits du duc Otto de Nordheim. Victoire des Saxons. — 45. Le roi Rodolphe blessé sur le champ de bataille par Godefroi de Bouillon. 46. Mort héroïque du roi Rodolphe. — 47. Défaite de l'armée pontificale commandée par la comtesse Mathilde à Volta près de Mantoue.
§ V. ÉLECTION DU ROI HERMANN DE LUXEMBOURG.
48. Joie inespérée de Henri IV. Mesures de rigueur contre le saint-siége. 49. Lettre de Grégoire VII à ses légats en Saxe. — 50. Portée de Ja lettre pontificale. — 51. Nouvelle tentative de Henri IV contre les Saxons. 52. Conférence de Kaffungen. Discours de saint Gébéhard de Saltzbourg. 53. Réponse des délégués de Henri. Harangue militaire du duc Otto de Nordheim. — 54. Rupture de la conférence. Départ de Henri IV pour l'Italie. — Election du nouveau roi Hermann de Luxembourg. 56. Résistance et soumission définitive d'Otto de Nordheim. Sacre du roi Hermann à Goslar.
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p382 P0XTIK1CAT DE GRÉGOIRE VU (1073-108.:
§ I. L’antipape Wibert de Ravenne (Clément III).
1. « La sentence du successeur de saint Pierre livra visiblement, dit Paul de Bernried, à Satan et aux furies des esprits infernaux le roi excommunié 1. » L'explosion de colère et de rage avec laquelle Henri et ses partisans accueillirent cette nouvelle a été décrite en termes saisissants par un chroniqueur contemporain, Hugues de Flavigny. « Ce fut un véritable tonnerre, dit-il. Les horreurs, les infamies dont on chargeait le glorieux pontife dépassent l'imagination ; tout ce qu'une langue humaine peut contenir d'injures, les factieux le jetaient à la face de Grégoire. C'est un magicien, disaient-ils, un imposteur, un hérétique, un assassin, un débauché infâme. Le roi Henri, fils d'empereur, tenant de Dieu son sceptre et son épée, patrice né des Romains, tuteur et défenseur de la chose publique souffrira-t-il plus longtemps un pareil scandale au sein de l'Eglise de Dieu ? Laissera-t-il cet homme, la balayure de l'univers, un scélérat vingt fois digne de mort, un apostat chargé d'anathèmes, outrager impunément la suprême majesté du nom royal? La malédiction lancée par Grégoire doit retomber sur ce pseudo-pape ; il a voulu creuser une fosse de damnation sous les pieds du roi son seigneur, mais c'est lui qui y tombera, lui, le chef de la révolte, l'auteur de tous nos maux ! — Telles étaient, ajoute le chroniqueur, les vociférations qui ébranlaient les voûtes du palais royal de Mayence, où Henri se trouvait alors. D'une voix unanime on convint qu'il fallait chasser du sein de l'Eglise un pontife qui n'avait pas craint de fulminer une sentence d'excommunication contre la majesté royale, majesté inviolable, révérée dans tous les siècles 2. » Le jour de la Pentecôte (31 mai 1080) fut désigné pour la tenue d'une diète synodale où toutes ces menaces contre Grégoire VII seraient mises à exécution.
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1. Paul. Bernried. Vit. Greg. VII; Pair. Lat., tom. CXLVIII, col. 93. 2. Hug. Flaviniac. Chronh:, lib. II; Patr Lat., tom. CLIV, col. 326.
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p383 CHAP. IV. L'ANTIPAPE WIBERT DE RAVENNE.
2. L'évêque Thierry de Verdun et le titulaire simoniaque de Trêves Egilbert prirent l'initiative de cette convocation. Voici en quels termes le premier rédigea sa proclamation schismatique : « A ses frères et seigneurs les archevêques, évêques, ducs, marquis, comtes et autres princes du saint empire romain ; à tout le clergé et au peuple de la sainte Eglise, l'évêque de Verdun salut et dilection. — Vous pleurez comme moi sur les calamités de notre patrie ; si Dieu ne lui vient en aide sa ruine est imminente. Hildebrand naguère l'honneur de l'Eglise catholique et son premier pasteur en est aujourd'hui le fléau et l'opprobre ; pierre angulaire du temple, il est devenu la pierre de scandale; pasteur, il s'est changé en loup dévorant. Dans son orgueil immense il prétend abattre à ses pieds la majesté des souverains, il s'acharne contre un roi et un royaume catholiques, il tend la main à un usurpateur parjure et félon, il a juré d'effacer jusqu'au dernier vestige de royauté légitime. Incroyable hérésie, dont le spectacle était réservé à nos malheureux jours! C'est un sacrilège maintenant que de rester fidèle à son roi ! Nous sommes des traîtres, nous qui gardons nos serments ; ceux qui les violent sont les vrais fidèles ! 0 langue digne de celui qui fut menteur dès le commencement des jours et qui dans chaque siècle n'a cessé pour la damnation du genre humain d'inventer de nouveaux mensonges ! Que Dieu voie et qu'il juge ! Mais nous-mêmes sachons aussi voir et juger. Reconnaîtrons-nous plus longtemps pour chef de l'Eglise celui qui en dévore les membres ? Donnerons-nous encore le nom de père à celui qui traite ainsi ses enfants? Non, il nous faut faire choix d'un autre pape qui puisse avec notre concours guérir nos plaies saignantes: le salut de l'Eglise et de l'État en dépend. J'irai travailler avec vous à cette œuvre réparatrice : comptez d'avance sur mes conseils, mon appui, mon approbation pleine et entière 1. » La circulaire lancée
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1. Hontheim, Hisl. Trevir., tom. I, p. 425. — Les Bénédictins, Hist. litttér., tom. VIII, p. 252, rapportant ce document aux préliminaires du conciliabule de Worms tenu en 1076 ; mais il se rattache très-réellement à la date que nous indiquons. En effet les divers chroniqueurs s'accordent à nous apprendre que les deux circulaires de Thierry et d'Egilbert furent publiées à la même occasion
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p384 P0NTIF1CAT DE GREGOIRE VII (1073-1035).
par Egilbert n'était ni moins emportée ni moins outrageante que celle de Thierry. L'ancien écolâtre de Passaw avait un grief particulier à faire valoir contre le grand pape. « Depuis deux ans, disait-il, je ne puis obtenir de lui qu'il consente à mon sacre1. »
3. Ces lettres si pressantes eurent beaucoup de retentissement mais peu d'effet. Dix-neuf évêques seulement se rendirent à Mayence pour l'époque indiquée (31 mai 1080). Leur petit nombre les effraya eux-mêmes. Dix-neuf évêques vont déposer un pape dont le monde entier admirait le génie et proclamait la sainteté, un pape à la voix duquel chaque année des centaines d'évêques accouraient pour assister à ses conciles, un pape dont le faux pénitent de Canosse avait baisé les pieds et trahi la paternelle tendresse. Ces dix-neuf césariens isolés au milieu de la grande unité catholique reconstituée par Grégoire VII sont la justification vivante des sages lenteurs, de la modération, de la longanimité qu'en dépit de toutes les impatiences, de toutes les récriminations, de toutes les injures le pontife avait gardées depuis trois ans à l'égard du roi Henri. Au début de ce grand procès qui tenait l'univers en suspens « tous les Latins presque sans exception, selon le mot de Grégoire VII lui-même, avaient embrassé la cause de Henri.» Trois années suffirent pour opérer dans les esprits un changement tel que dans toute l'Allemagne il ne se trouvait plus à la dévotion du César excommunié que dix-neuf évêques. Ce petit noyau de schismatiques fit ce qu'il put. Henri IV prit place au milieu d'eux, et « déclara qu'Hildebrand avait cessé d'être pape : » Henricus rex in Pentecoste Moguntiae deponit Hildebrandum papam 2. Cette mention laconique d'un chroniqueur contemporain est tout ce qui nous
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et à la même époque. Or Egilbert se plaignant dans la sienne qu'il « attend depuis environ deux ans l'autorisation de se faire sacrer, » fere per biennium consecrationem habere non potui, et sa promotion simoniaque à Trêves ayant eu lieu en 1078, il est évident que les proclamations schismatiques furent écrites en 1080.
1. Hontheim, tom. I, p. 430. — Gall. Christ., tom. XIII. Instrum., p. 335.
2. Pertz, Mon. Germ. Script., tom. V, p. 561. —Cf. Watterich, tom. II, p. 438.
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reste des actes du conciliabule schismatique de Mayence. C'était la seconde fois que le roi Henri, qui entrait alors dans sa trentième année, prononçait contre Grégoire VII une sentence de déposition. Jadis l'école gallicane s'indignait outre mesure contre la tyrannie exorbitante de Grégoire VII qui avait osé faire justice en frappant d'anathème le Néron du onzième siècle, jamais elle n'a eu la moindre parole de blâme pour le jeune monarque qui s'arrogeait sans scrupule le droit de déposer les papes.
4. L'échec de l'assemblée de Mayence ne découragea point les schismatiques. Si l'Allemagne ne leur offrait plus dans sonépiscopat une majorité hostile au saint-siège, la Lombardie et les autres provinces de l'Italie septentrionale comptaient encore une armée de simoniaques et de clérogames prêts à se soulever contre l'autorité légitime de Grégoire VII. II s'agissait de tendre la main à ces auxiliaires qu'on avait eu le tort d'oublier dans la première chaleur du combat. L'évêque de Spire Hozemann, l'un des signataires du fameux conciliabule de Worms, se chargea de réparer cette négligence, et de convoquer les schismatiques lombards à une nouvelle diète synodale qui devait s'ouvrir à Brixen, dans le Tyrol, le 25 juin suivant. La lettre qu'il écrivit en cette circonstance par ordre du roi Henri était ainsi conçue : « Au nom du Seigneur des seigneurs à tous les bien-aimés archevêques, évêques, marquis, comtes et chevaliers grands et petits de toutes les provinces lombardes, Hozemann évêque de Spire hommage et appel.— La perturbation du royaume, les outrages prodigués à la puissance royale, le déplorable état de l'Eglise nous causent à tous la plus profonde douleur. Je me suis joint aux princes qui viennent de s'assembler à Mayence pour étudier les moyens de conserver à la majesté royale ses prérogatives, de rétablir l'ordre dans l'Eglise et de conjurer l'immense naufrage qui la menace. Nous n'avons trouvé d'autre parti à prendre que de trancher la tête du serpent venimeux dont les morsures ont causé tant de plaies. Tant que nous laisserions subsister la cause, pourrions-nous prévenir les effets? Dans cette pensée tous sans exception, grands et petits, d'un commun accord
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nous avons pris la résolution ferme et irrévocable de poursuivre avec l'aide de Dieu la déposition d'Hildebrand, le perfide usurpateur du siège apostolique, l'exécrable violateur de toutes les lois divines et humaines. Il sera donc déposé et l'on choisira à sa place un digne et saint pasteur qui puisse réunir les membres dispersés de l'Eglise, reconstituer l'édifice brisé, faire régner la charité et la paix au lieu de la discorde et des guerres civiles. Ne vous laissez point effrayer par les difficultés de l'entreprise ; ne craignez pas que vous laissant seuls affronter l'orage dont vous aurez à subir les premières atteintes, nous restions loin du danger, comme en un port tranquille. Agissez virilement, fortifiez votre âme et tenez pour certain qu'on arracherait plutôt à Hercule sa massue qu'on ne réussirait à nous isoler de vous dans cette grande lutte. Tant qu'il nous restera un souffle de vie nous combattrons avec vous et pour vous. Adieu 1. »
5. Le serment sur « la massue d'Hercule » nous paraît faire bonne figure dans cet appel au courage visiblement problématique des Italiens. Pour que Hozemann ait eu besoin d'accentuer avec tant d'énergie la promesse d'une alliance indissoluble et d'un concours persévérant jusqu'à la mort, il fallait que la prépondérance de Grégoire VII se fût bien raffermie dans les provinces lombardes, depuis l'époque où leurs schismatiques évêques prenaient si hardiment l'initiative de la révolte contre son autorité apostolique. Aussi malgré les précautions oratoires et les assurances de Hozemann il ne vint à Brixen qu'une trentaine d'évêques seulement soit d'Italie soit d'Allemagne. Ce fut avec cette poignée de schismatiques que Henri IV allait renouveler le sacrilège de Worms. M. Pertz a retrouvé en ces derniers temps le texte authentique du décret de Brixen portant «excommunication, déposition et perpétuelle condamnation » de Grégoire VIl2. Voici ce monument de fureur et de vengeance. « L'an de l'incarnation 1080, en présence du sérénissime roi Henri IV, le VII des calendes
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1. Pertz : Mon. Germ. Script., tom. VII, p. 736.
2. Jusqu'ici on ne connaissait du décret de Brixen qu'un court fragment inséré dans la chronique d'Ursperg et reproduit par Labbe. Conc. tom. X, col. 389.
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p387 CHAP. IV. — l'antipape wibert de ravbnnb.
de juillet, férie Ve, indiction IIIe (jeudi 25 juillet) une réunion de trente évêques et d'une multitude de seigneurs venus non-seulement d'Italie mais d'Allemagne a eu lieu par ordre royal à Brixen dans la province du Norique. De toute cette assemblée un cri unanime s'éleva comme un tonnerre pour flétrir la folle tyrannie du pseudo-moine Hildebrand, dit Grégoire VII. On se demandait avec étonnement pourquoi notre roi toujours invincible avait tardé si longtemps à la réprimer, quand l'apôtre saint Paul, ce vase d'élection, nous enseigne que « ce n'est point en vain que le prince porte le glaive ; » quand Pierre le premier des apôtres déclare que «non-seulement le roi a l'autorité prééminente, » mais qu'il « a le devoir d'envoyer ses ministres pour exercer la vindicte contre les méchants. » Afin de donner satisfaction à ce vœu unanime, il a semblé juste au très-glorieux roi et à ses princes, avant de tirer le glaive matériel contre Hildebrand, de requérir des évêques un jugement canonique et une sentence divine de condamnation, en telle sorte que la puissance royale fût en mesure de poursuivre légitimement un coupable que les pontifes des églises auraient eux-mêmes déposé de sa dignité ecclésiastique. Ce jugement épiscopal a eu lieu et la sentence de condamnation a été prononcée. Et qui pourrait, à moins de ne pas connaître Hildebrand, hésiter à fulminer contre lui l'anathème? Dès sa première jeunesse, dévoré de l'esprit de vaine gloire, il se poussa dans le monde sans autre mérite que celui de l'intrigue ; à l'habit on le prenait pour un moine, mais il ne fit jamais de profession religieuse ; indépendant de toute discipline ecclésiastique, ne relevant d'aucun maître, il était gyrovague ; il se montrait plus ardent que les laïques eux-mêmes pour les théâtres et les spectacles les plus indécents ; il se mêlait sans scrupule au public des trafiquants sous les arcades où les changeurs tiennent leurs banques et il spéculait pour un gain honteux 1. Avec l'argent qu'il amassa de la
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1. Il est curieux de rapprocher ces inventions calomnieuses de celles du paphlétaire Benno. Ce dernier attribue à la prétendue fortune d'Hildebrand une origine différente. Voici ses paroles: « Revenu à Rome avec Bruno (Léon IX)
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sorte, il put envahir par simonie le monastère de Saint-Paul-hors-les-Murs dont il expulsa le légitime titulaire ; puis il acheta d'un certain Mancius la charge d'archidiacre, et comme le pape Nicolas II refusait de sanctionner ce trafic il souleva une émeute populaire qui força le pontife à subir un ministre si odieux1. Quatre souverains pontifes sont morts empoisonnés par ses ordres ; ce fut un de ses affidés, Jean dit Brachiuto, qui versa le poison. Le fait est constant, le crime d'homicide est constaté 2. Sans vouloir en donner d'autres preuves, il nous suffira de dire qu'à l'article de la mort Jean Brachiuto en proie à d'horribles convulsions laissa échapper son secret en ces termes : « Il est bien tard, ô mon Dieu ; mais je me repens du fond du cœur3 ! » Tel est le monstre qui se nomme Hildebrand, pestifer ille. La nuit même où dans la basilique du Sauveur on chantait les matines de l'office des morts pour les funérailles du pape Alexandre II, Hildebrand faisait occuper par des escouades de soldats, dans toute la ville de Rome les portes, les tours et les arcs de triomphe. Le sabre au poing ces féroces satellites menaçaient d'égorger tous ceux qui s'oppose-
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il obtint d'être agrégé au nombre des gardiens de l'autel de saint Pierre, ce qui lui permit de remplir sa bourse ; et pour faire valoir ses fonds il les confia à un néophyte récemment converti du judaïsme, qui faisait le métier de changeur. » (Benn. Gest. Hildebr. ap. Ortwin, fol. 42, vers.)
1. « A l'avènement de Nicolas II, dit Benno, Hildebrand au désespoir d'avoir manqué le pontificat mit tout en oeuvre pour obtenir du moins la charge d'archidiacre occupée alors par Mancius. Il organisa contre ce titulaire une persécution atroce; à force d'injures, de menaces et d'argent il en obtint une résiliation en sa faveur. Puis obsédant le pape Nicolas II par des supplications ignobles, pesant sur son esprit par la terreur, soudoyant les troupes et organisant en sa faveur des manifestations tumultueuses, il contraignit ce pontife à l'instituer dans sa charge. » (Ibid.)
2. «Depuis longtemps, dit Benno, Hildebrand s'était associé pour ses incroyables maléfices un certain Gérard surnommé Brazuto, lequel dans un espace de treize ans empoisonna, dit-on, les six papes Clément II, Damase II, Léon IX, Victor II, Etienne X et Nicolas II. » [Ibid.)
3. La preuve ne paraît pas convaincante. Un chrétien qui meurt dans des sentiments de pénitence peut tenir ce langage et demander pardon de ses péchés au Dieu qui va devenir son juge sans qu'on puisse interpréter son acte de contrition d'une manière si outrageante.
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raient à l'élection d'Hildebrand. Dans tout le clergé pas un seul n'eût voulu lui donner son suffrage, mais devant les menaces de mort les répugnances se turent : les restes du défunt pape n'étaient point encore déposés dans la tombe que déjà Hildebrand était monté d'assaut sur la chaire pontificale. Quelques cardinaux osèrent pourtant lui rappeler qu'au terme d'un décret rendu avec son approbation et promulgué dans un concile romain de cent vingt-cinq évêques par Nicolas II, il était interdit sous peine d'anathème de procéder à l'intronisation d'un pape sans le consentement du prince des Romains, et que quiconque oserait enfreindre cette règle serait non point un pape mais un apostat. « Je ne reconnais, s'écria-t-il, l'autorité d'aucun roi. D'ailleurs ce que mes prédécesseurs ont cru devoir faire, j'ai la puissance de l'annuler.» Que pourrions-nous ajouter de plus ? Ce n'est pas seulement la ville de Rome, c'est l'univers entier qui l'atteste ; Hildebrand ne fut pas l'élu de Dieu; il s'est impudemment imposé par la violence, la fraude et l'argent. Aux fruits on a pu connaître la racine de l'arbre, ses œuvres ont mis à nu toute sa perversité : il a bouleversé la constitution de l'empire chrétien, il ose se vanter qu'il tuera et dans son corps et dans son âme un roi pacifique et dévoué à la sainte Eglise, il patronne un usurpateur parjure et félon, il a semé la discorde entre les cœurs les plus unis, la guerre entre les hommes de paix, le scandale entre les frères, le divorce entre les époux ; toutes les lois qui permettaient de vivre dans le calme d'une piété tranquille ont été renversées par son audace sacrilège. A ces causes, nous tous ici rassemblés au nom de Dieu, forts de l'adhésion exprimée soit par députés soit par lettres de chacun des dix-neuf évêques qui aux dernières fêtes de la Pentecôte se réunirent à Mayence et procédèrent au jugement de cet exécrable Hildebrand, le déclarant atteint et convaincu de prêcher le pillage et l'incendie, de soutenir les parjures et les assassins, d'avoir mis en question la foi catholique et apostolique au mystère du corps et du sang du Seigneur, de suivre depuis longtemps les erreurs de l'hérétique Bérenger, de faire ostentation de son habileté dans les arts occultes, la divination, l'interprétation des songes, la nécromancie,
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enfin d'être au su de tout le monde possédé d'un esprit de python; nous jugeons que d'après les lois canoniques il doit être déposé et chassé du siège apostolique, et que s'il refuse d'obéir à notre sentence, il doit être frappé de l'anathème perpétuel1. »