Darras tome 42 p. 638
§ IV LA PERSÉCUTION EN SUISSE, EN AUTRICHE ET EN RUSSIE.
43. Pendant que Bismarck déployait, contre l'Église Romaine l'étendard de la persécution, il se cherchait, en Suisse, de furieux imitateurs. Sur 22 cantons, les uns sont totalement protestants, les autres totalement catholiques, les autres mi-partie. Les traités de Vienne et de Turin garantissaient, pour toutes les confessions, la liberté de conscience et de culte; par là il faut entendre que chaque culte doit être libre d'après ses propres institutions. Sur la fin de 1871, Bismarck pressa les cantons protestants du nord de déroger violemment à ce principe. Les catholiques avaient toujours respecté la libre pratique des protestants; les protestants s'arrogèrent le droit de frustrer les catholiques de leur liberté. Le 19 novembre 1872, la Conférence diocésaine, formée des délégués des cantons, pour s'occuper des choses non soumises à sa juridiction, reprocha à l'évêque de Bâle, Eugène Lâchât, d'avoir promulgué le dogme de l'infaillibilité, déposé deux curés, établi un séminaire et le somma de rétracter ces actes. Le prélat maintint ses droits contre les prétentions abusives de la Conférence. Pour toute réponse, cette assemblée destitua l'évêque, et malgré l'absence et l'opposition des députés catholiques, lui enjoignit de cesser tout acte de juridiction et de quitter le palais episcopal. Aussitôt l'évêque fut expulsé par la force, de sa résidence; ses curés reçurent l'ordre d'avoir à cesser toute relation avec le ci-devant évêque. En réalité, jamais le prélat ne fut plus évêque qu'après cette inique déposition; les 97 curés du Jura bernois protestèrent solennellement de leur fidélité à l'évêque légitime. Berne répondit à cette protestation, par un décret qui suspendait brutale-
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ment tous les curés du Jura. Ces curés furent chassés de leur presbytère et de leur église. Ces curés, destitués par le pouvoir civil, reçurent l'hospitalité chez leurs paroissiens et crurent pouvoir, comme au temps de la révolution française, célébrer, dans des granges, le culte catholique. De son côté, l'ours de Berne racolait de partout des prêtres interdits et les intronisait de force dans les presbytères vides. Trait qui marque bien le fond du libéralisme hérétique! Ces protestants faisaient fonctions d'évêques et adjugeaient, aux catholiques, pour curés, la lie des diocèses; et cette grossière persécution se poursuivait au nom de la liberté. On devine bien que ces prêtres interdits furent méprisés; ces intrus se morfondaient au milieu d'églises vides. L'ours de Berne, qui avait plus d'un tour dans son bissac et donnait, par leur emploi, la mesure de son esprit, l'ours ne pouvant croquer 97 curés, les frappa d'une sentence d'exil. L'arrêt d'ostracisme, au nom de la liberté toujours, fut exécuté avec promptitude et cruauté, même envers les infirmes et les vieillards. Alors la vieille Rauracie se trouva réduite aux conditions déplorables de la terreur. Les curés avaient trouvé asile dans la catholique France; ils passaient la frontière sous un déguisemen, la nuit pour baptiser les enfants, marier les fiancés et entendre la confession des mourants. Dès que l'ours en saisissait un, il le jetait en prison. Les catholiques, sans prêtres, se réunissaient dans les granges pour y chanter les cantiques de l'exil ; les préfets libéraux et libres peuseurs les privèrent même de ce culte domestique. Le gouvernement, pour se dérober aux scandales de ses mauvais prêtres, diminua le nombre des cures, et, pour donner un peu de lustre, à ces ordures sacerdotales, s'imagina de faire un évêque. Le choix tomba sur Edouard Herzog, curé d'Olten, que sacra Reinkens, vicaire général de Bismarck, pape des vieux catholiques.
En vain, Eugène Lâchât demanda justice aux autorités helvétiques; en vain ses droits furent soutenus dans les divers Conseils; partout les sectaires de la libre pensée violèrent outrageusement la liberté de l'Église. Le pape reconforta les proscrits,
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d'abord en recevant l'évêque à bras ouverts, puis en lui adressant un bref où le pontife protestait vigoureusement contre tant d'indignités. Pour toute réponse, les libéraux bernois expulsèrent le nonce Agnozzi. Dès lors, place libre resta aux curés intrus et à l'évêque schismatique; ce malheureux parodia les cérémonies catholiques et se montra le digne valet de ses misérables maîtres. Par le fait, le Jura bernois avait été traité comme un pays d'ilotes, tombé aux mains d'une bande de brigands. Et dire que ces attentats, perpétrés par des protestants, qui nous reprochent des persécutions imaginaires pour s'autoriser à des persécutions réelles, étaient l'ouvrage de gens qui se disent libéraux et libres penseurs, c'est-à-dire partisans de l'autonomie de la raison humaine et de sa libre expression dans la société. Au nom de cette liberté on établissait l'esclavage de l'âme chrétienne et l'on mettait cet esclavage sous la protection de la loi.
44. Un autre prélat, plus encore que Mgr Lâchât, fut en butte aux animadversions des sectaires; c'est Mgr Mennillod. Gaspard Mermillod était une illustration de son pays. Publiciste distingué, orateur très répandu, prélat sacré par Pie IX, successivement curé de Genève, puis auxiliaire de Mgr Marilley, évêque de Lausanne, il gouvernait en paix, depuis six ans, l'église de Genève. Par tempérament et par caractère, c'était l'homme contre lequel, pour l'agression, manque jusqu'à l'ombre d'un prétexte. En 1870, les élections amenèrent au pouvoir un individu nommé Carteret : c'était un industriel enrichi, fabuliste à ses heures, un de ces crétins orgueilleux qui ne voient dans le pouvoir qu'un moyen de mal faire et qui mesurent leur importance à l'étendue de leurs attentats. Carteret commença par faire une loi contre les communautés enseignantes et, en vertu de sa loi autocratique, expulsa, du canton, les Frères des Écoles chrétiennes, puis, ô horreur! les Filles de la charité. Le nonce fit des représentations sérieuses; pour toute réponse, Carteret contesta, à l'évêque, ses pouvoirs d'auxiliaires, son litre de vicaire général, et même son titre de curé. Ce dernier titre lui fut
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d'abord retiré pour avoir désobéi à l'État, en acceptant le titre d'évêque d'Hébron. En même temps, on supprimait le traitement du clergé. De son côté, le Conseil fédéral, au nom de la liberté, interdisait au libre citoyen Mermillod, le territoire suisse. Aussitôt l'ours de Genève, se jette sur sa proie, enlève le prélat au sortir d'une église et le fait transporter de force à Ferney, en France. Tous les curés et le Pape protestèrent contre cet enlèvement criminel; le gouvernement vota une constitution civile du clergé, soumit les curés à l'élection populaire et exigea d'eux un serment schismatique. La loi fut appliquée sans délai; les catholiques n'allèrent point aux élections, et les curés furent élus par des gens étrangers au principe ou à la pratique du culte divin. Les suffrages tombèrent sur une trentaine de prêtres interdits, qui vinrent, comme des oiseaux de joie et de proie, s'abattre sur cette belle contrée. Pour installer ces infâmes, le gouvernement arracha, par violence, aux catholiques, les églises et les presbytères; il effectua ces beaux exploits avec des haches, des ciseaux, des pinces-monseigneur et autres instruments favoris de la nouvelle civilisation. Les pasteurs étaient frappés ; le troupeau ne se dispersa point. Les maires, adjoints, conseillers municipaux assistaient les curés pendant la mise à sac des églises et des presbytères; les paroissiens hébergeaient les pasteurs; les enfants allaient en classe et en revenaient avec un drapeau noir; la paroisse était en deuil. Tout acte de culte public était interdit sous peine d'amende; les contrevenants étaient condamnés sans délai. Ces rigueurs stupides ne servirent en rien la cause des intrus, qu'à la déshonorer, à quoi ils s'appliquaient eux-mêmes. Leur immoralité était un scandale; leur régularité n'était qu'un mythe. Le Conseil constate le défaut d'ordre des services religieux, l'absence de visites pastorales, l'abandon des malades et des pauvres, le relâchement de la vie religieuse et presque son absence. Loyson, ci-devant Hyacinthe, fut appelé pour couvrir cette boue de son manteau déshonoré; il vint, vit, et le cœur soulevé de dégoût, reprit la route de France, après s'être fait religionnaire en
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chambre. Son église était dans une maison où il y en avait déjà une autre, et quand vous vous adressiez au portier, il vous demandait : Venez-vous pour les protestants ou pour Loyson? Cette alternative fit rire plus d'un visiteur. On ne fonde pas ainsi une église; pour y réussir, il faut mourir en croix et ressusciter le troisième jour. Carteret n'avait pas trouvé ce secret dans ses fables; du moins, il poussa jusqu'au bout son aveuglement, enleva de force l'église Notre-Dame, bâtie par les deniers des catholiques et les souscriptions de l'Europe, et, pour se faire amnistier son crime, bouleversa la magistrature, se donna des juges qui rendaient des services et non des arrêts. Pie IX, par l'Encyclique Etsi milita, protesta contre ces abominations, qu'un avenir prochain devait effacer. Ce sont là, en Suisse, les exploits de Bismarck bien servis par les ours de Genève et de Berne.
45. En Autriche, Bismarck essaya de la même politique et eut le malheur d'y réussir. L'Autriche s'était rattachée à l'Église en 1855, par le Concordat. Son empereur, François-Joseph, personnellement estimable, mais faible ou à courte vue, n'avait pas défendu le pape dans ses épreuves et avait été lui-même abandonné dans ses malheurs. Exclu, au Sud, de la Lombardie et de la Vénétie, exclu, au Nord, de la Confédération germanique, battu à Sadowa, il fut assez peu fier pour accepter l'amitié perfide de ses vainqueurs, subir les humiliations de leurs caresses et entrer dans la compromission de leurs attentats. Aux yeux de plusieurs, la piété du prince excuse ses fautes; à nos yeux, elle les aggrave : qu'un fanatique d'athéisme persécute l'Eglise, cela se conçoit; qu'un fils de l'Église soit son persécuteur, c'est l'abomination de la désolation. La cause d'une si profonde déchéance morale est dans ce libéralisme constitutionnel qui frustre les princes du gouvernement effectif et les confine dans les frivoles honneurs d'un règne, pendant que des ministres, hommes de parti, gouvernent au gré des passions de leur parti, et des vicissitudes des majorités parlementaires. Il n'y a plus, dans la politique, ni raison, ni probité, ni
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suite clans les desseins ; le gouvernement des peuples est affaire d'intrigues et série d'aventures.
La politique avait donné, à l'empereur apostolique, pour ministre, le protestant Von Beust. Un protestant devait, à la tête d'un peuple catholique, avoir assez de pudeur pour respecter son Église; mais celui-ci était libéral, homme du monde, quelque peu viveur, et, après s'être jeté, avec une fatuité étourdie, sous les griffes de Bismarck, il crut, dans son ignorance, se racheter en outrant ses revers. Une première loi confessionnelle de 1875 déclara le concordat abrogé dans toutes ses parties. Si les concordats sont des contrats synallagmatiques, qu'une seule partie les rompe malgré l'autre, c'est un acte de souveraine improbité; si les concordats sont des induits, des concessions que la partie civile en frustre les catholiques, c'est une souveraine absurdité. François-Joseph dévora cette alternative en silence et signa, prince catholique et pieux, l'attentat d'un protestant. Une seconde loi déclara que les ordres religieux, en Autriche, n'avaient plus qu'une existence incertaine et soumise à tous les caprices du pouvoir civil. Une troisième loi imposa une contribution à tous les bénéfices ecclésiastiques. Une quatrième se railla de la religion en admettant aux bénéfices de communions chrétiennes toutes les supercheries non contraires aux lois et à la morale, entendant par ce mot vague, ordinairement le contraire de ce qu'il devrait signifier. L'abrogation du Concordat signifiait qu'il n'y a plus de droit des gens et que la force prime le droit. En Autriche, l'Église catholique était déchue; par les lois confessionnelles, outrage posthume au fondateur de la dynastie, c'était la proclamation du gâchis. Que Dieu pardonne au faible héritier des Habsbourg; mais l'histoire et la justice ne peuvent pas l'amnistier. «Ces lois, dit Pie IX, sont certainement de la même nature et ont le même caractère que les lois prussiennes, et elles préparent à l'Église catholique, dans l'empire d'Autriche, les mêmes désastres, bien qu'au premier abord elles semblent offrir le cachet d'une certaine modération. » Le prétexte de l'abrogation du concordat avait été que la définition de l'infaillibilité avait
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changé la personnalité juridique du Pape. Ce prétexte est aussi fort que le raisonnement d'un débiteur qui dirait : « Je vous dois cinq cents francs, vous faitesune succession, je ne vous dois plus rien. Devant quelle cour de justice oserait-on afficher une pareille déraison et une pareille dérision? Ce fut pourtant l'argument des ministres autrichiens devant les chambres et devant l'Europe, qui eurent assez peu de sens pour l'accepter : voilà un des résultats des brochures de Dupanloup. Pie IX protesta, exhorta les évêques à concerter une ligne de conduite sûre et écrivit à l'empereur pour le conjurer de ne pas permettre que, dans son vaste empire, l'Église soit soumise à une ignomiueuse servitude et ses sujets catholiques assujettis aux plus grandes afflictions. François-Joseph reçut à sa cour le persécuteur de la papauté, accepta de ses mains une décoration qui le rendait solidaire des attentats piémontais contre Rome, mit un ambassadeur au Quirinal et rendit dans Venise, en présence de la statue de Manin, visite à Victor l'Excommunié. Il n 'y a plus de souverains callioliques, fait qui amène à dire qu'il n'y aura bientôt plus de souverains.
Aujourd'hui, l'Autriche est un empire coupé en deux; l'empereur s'est allié à la Prusse qui doit lui prendre la partie alle-mande de ses états ; il se prépare à la guerre contre la Russie qui tôt ou tard lui prendra la partie Slave de l'Empire. Après la déchéance de son souverain, ce sera l'effacement de l'Autriche. Et à de si grands maux, il n'y a qu'un remède, le retour au concordat et la prédication efficace des vertus qui doivent le faire fructifier et fleurir sous le sceptre confirmé des Habsbourg. Un état n'est fort que par le culte du vrai Dieu et la soumission à la Sainte Église
46. Bismarck essaya aussi de presser sur la Belgique et de l'entraîner dans le tourbillon persécuteur. L'occasion lui fut fournie par les processions du jubilé : singulière occasion pour un si grand prince. A Liège, la procession avait été insultée par la canaille; à Bruxelles, l'outrage s'était adressé à l'Homme-Dieu lui-même. Les évêques, dans une circulaire aux curés, louèrent
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la constance des chrétiens, en face de l'outrage et dénoncèrent, dans ces insulteurs, les descendants de ceux qui ont crucifié le divin Maître. Pour Bismarck tout est prétexte; il partit de là pour adresser, à la Belgique, une note qui menaçait l'indépendance de cet État et voulait le faire sortir de sa neutralité. L'argument du chancelier était que les Belges croyant à l'infaillibilité, la Belgique était devenue un fief de Rome et avait, par conséquent, perdu son caractère international : Bismarck voulait le lui maintenir et demandait que le gouvernement belge mit les évêques au pas. Les libéraux, qui trouvaient appui près de la puissance hostile à l'Église Romaine, étaient tous alliés de la Prusse, les libéraux belges contre la Belgique, les libéraux français contre la France : ils acclamèrent les menaces du chancelier. Le chancelier disait à la Belgique : Ou vos lois suffisent à la répression des évêques el alors réprimez-les; ou vos lois sont insuffisantes et alors admettez chez vous les lois prussiennes. Les libéraux admiraient ce dilemme, et sans souci de l'autonomie de leur pays, sommaient le gouvernement de s'y soumettre. Heureusement la protestante Angleterre vint au secours de la Belgique, contre la Prusse protestante. La Gazette de Cologne prédisait déjà que le même siècle verrait le commencement et la fin de l'Etat belge. Une feuille démocratique d'Angleterre, le Daily-News répondit que le monde civilisé ne devait pas épouser la guerre de Bismarck contre Rome : «Certes, disait-il, aucun grand État ne consentirait à changer ses lois intérieures, pour se transformer en policeman chargé d'arrêter tous les ennemis du prince de Bismarck, ses ennemis d'intention etceux qu'on soupçonnerait d'être ses ennemis. » Le ministre anglais Disraeli, bien qu'il fut juif et obligé, comme premier lord, à plus de réserve, osa dire cependant : « Si la Belgique était réellement menacée, le gouvernement anglais serait prêt à remplir son devoir. Mais il n'admet pas que le danger existe et il ne croit pas devoir, en face d'une simple hypothèse, exposer la politique que suivrait l'Angleterre, si cette hypothèse se vérifiait. » Ce
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fut, pour les intrigues prussiennes, le coup de grâce, et, pour la Belgique, le salut.
47. L'éternel ennemi du nom catholique, le Russe, de concert ou non avec Bismarck, poursuivait, en Pologne, le cours de ses exploits schismatiques. Pour les accomplir, la politique n'affichait pas ses desseins, elle procédait par astuce. Un professeur du gymnase de Leinberg, Marcel Popiel, avait été appelé dans le diocèse de Chelm, afin d'en réviser la liturgie, trop latine pour un pays slave. Ce professeur était sans compétence et sans titre; mais il avait mission secrète de débarrasser les livres d'office de tout ce qui rappelle Rome, l'Eglise mère et maîtresse. Son zèle n'épargna ni les ornements d'église, ni le matériel du culte; l'orgue dut disparaître; la sonnette même fut supprimée. Le but de ces manœuvres était de substituer, à l'Eglise, le nom de l'Empereur à celui du Pape et de consommer le schisme. Quand ce dessein fut à découvert, quelques-uns trahirent; la grande majorité résista. On leur donna un délai pour la conversion. Au terme de ce délai, janvier 1874, une colonne mobile d'infanterie et de cosaques fit la visite militaire des paroisses. En arrivant, elle trouvait les habitants rangés autour de l'église fermée. Après l'avoir sommée de livrer les clefs et d'accepter la réforme, les soldats recouraient au bâton, moyen russe de gagner les esprits et les cœurs. Lorsque le Knout avait échoué, les cosaques jouaient du sabre, les fantassins faisaient voler la balle, et l'œuvre de Photius s'imposait par l'assassinat. Au départ, la colonne enlevait des enfants qu'elle séparait de leur mère, arrachait à leurs foyers ceux que le Czar devait jeter en Sibérie, et laissait sur place ceux que l'Eglise mettra un jour, comme martyrs, sur les autels conquérants de la Pologne. Un incident révéla l'odieuse inconséquence de cette exécrable politique. Un officier poussait un village à l'apostasie : « Quelle est votre religion, lui demande un paysan? — Je suis luthérien. — Vous qui prêchez si bien, passez vous-même au schisme. » Ce protestant recrutait, au schisme russe, des adeptes par le fer et le feu; l'hérétique et
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le schismatique, également ennemis de Rome, sont amis entre eux et perpètrent gaiement, pour s'obliger, des actes criminels au regard de leur foi. Enfin l'empereur fut prié de recevoir, au giron de l'orthodoxie, le diocèse de Chelm, converti par des cosaques; le czar y consentit et rattacha ce diocèse à Varsovie.
« Au milieu de si cruelles angoisses, dit Pie IX dans son Encyclique de 1874, une chose nous soutient et nous réjouit, c'est le remarquable et tout à fait héroïque spectacle donné récemment, devant Dieu, devant les Anges et devant les hommes, par les Rhutènes du diocèse de Chelm, qui, repoussant les ordres iniques du pseudo-administrateur, ont préféré endurer toutes sortes de maux et exposer même leur vie au dernier péril, plutôt que de faire le sacrifice de la foi de leurs pères et d'abandonner les rites qu'ils ont eux-mêmes reçus de leurs ancêtres et qu'ils ont déclaré hautement vouloir toujours conserver intacts et entiers. » Dieu entendra les gémissements des martyrs et saura bien, un jour, délivrer son Eglise.
48. Ce n'est là qu'un coin du tableau des persécutions du gouvernement russe contre l'Eglise catholique. Ce gouvernement schismatique ne rêve qu'une chose, l'effacement de l'Eglise romaine ; il la poursuit, depuis 1830, per fas et nefas, avec la ruse d'un Grec et la violence d'un Tartare. Tantôt, il fait belle mine à l'Eglise Romaine et lui laisse voir des velléités de justice; tantôt il se tourne vers les gouvernements d'Europe et se targue de libéralisme ; le plus souvent, il se confine dans le silence et poursuit, par des rigueurs criminelles, l'unification religieuse de l'empire des Czars. L'histoire de ses conquêtes, c'est le martyrologe de la Pologne et de la Russie Blanche. Outre le diocèse de Chelm, nous voyons ce gouvernement persécuteur supprimer encore trois diocèses : en Pologne, le diocèse de Podlachie; en Russie Blanche, le diocèse de Minsk; et, en Podolie, le diocèse de Kaminiec. Les prêtres expient leur fidélité par la prison ou l'exil; le peuple, à leur exemple, est fidèle jusqu'au martyre. Une longue série d'évêques catholiques
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gémissent, depuis I869, dans les neiges de la Russie septentrionale. Nous devons inscrire dans ce livre d'or des confesseurs de la foi : « Mgr Felinski, archevêque de Varsovie, exilé à Ja-roslaw; Mgr Krasinski, évêque de Vilna, exilé à Viatka; Mgr Brzékouski, suffragant de Varsovie, exilé à Astrakan ; Mgr Szczygielski, administrateur de Varsovie, déporté avec Mgr Brzékouski, dans le fond de la Russie; Mgr Borouski, évoque de Zitomir, administrateur du diocèse de Kaminiec, exilé à Perm; l'abbé Kvriszynski, administrateur de Zitomir, exilé à Samara. Presque tous les bons prêtres partagent le sort de leur évêque; ils languissent dans les contrées les plus inhospitalières de la Russie et meurent littéralement de faim. Des centaines d'églises ont été supprimées par le gouvernement ou livrées à des intrus schismatiques. La libre communication d'une Eglise avec le Saint-Siège se trouve empêchée par l'exil, peine infligée à tous ceux qui correspondent avec Rome. L'éducation du clergé, l'enseignement de la religion elle-même, la prédication de l'Evangile, l'administration des sacrements, les cérémonies même de l'Eglise et la juridiction des pasteurs sont soumis à la volonté du pouvoir laïque ou de gens sans mission pour en déterminer les règles. Le Saint-Père mit tout en œuvre pour remédier à ces souffrances; ses instances restèrent sans résultat. Alors il résolut de protester d'une manière publique, contre cet état de choses et de transmettre aux évêques, aux prêtres, aux fidèles, les encouragements et les consolations dont ils avaient besoin. Ce devoir, il avait résolu de le remplir dans un consistoire de 1877; auparavant il en fut donné avis au chargé d'affaires de Russie. Ce fonctionnaire exprima le vœu que le Pape s'abstint de toute plainte publique, promettant que le gouvernement russe offrirait, en compensation, quelques avantages. Les désirs de cet agent obtinrent une satisfaction provisoire; cependant un mémoire fut rédigé pour le prince Gorslchakoff, énumérant les griefs du Saint-Siège, assurant que si aucune réparation n'était obtenue, le Saint-Père ne pourrait persévérer plus longtemps dans le silence. Le chargé d'affaires reçut ces pièces, les garda quinze jours,
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et les rapporta, alléguant que son gouvernement n'était pas habitué à subir des censures et que lui ne se croyait pas autorisé à transmettre ces documents. Tel est, envers l'Église, le jeu ordinaire des Russes : ils persécutent; ils veulent éviter à tout prix la dénonciation de leurs sacrilèges violences; et lorsqu'il faut donner ce prix, ils se dérobent. La présence d'un chargé d'affaires, à Rome, dans ces conditions était inutile; le Saint-Père donna ordre, au secrétaire d'état, de rompre, avec cet agent, les rapports officiels.
Ainsi, depuis que la France n'était plus à la tête de la politique européenne, le brigandage prévalait dans la politique. La persécution était à l'ordre du jour; l'un après l'autre, les gouvernements y venaient. On eut dit qu'ils se plaisaient à remplir la coupe d'amertume, en ajoutant aux douleurs de l'auguste et courageux prisonnier du Vatican. Mais la papauté, même persécutée, même captive, remue toujours le monde; le jubilé de Léon XIII vient de montrer quelle place la Chaire Apostolique occupe dans le monde et quelles espérances elle peut fonder pour l'avenir. Mais pour voir leur accomplissement, il faudra un branle-bas, d'horribles guerres qui dessillent les yeux des chefs de peuples. Quels désastres avant d'assister au triomphe définitif du Saint-Siège! Quand des millions d'hommes s'égorgeront sur les champs de bataille, inconsciemment, pour assurer la délivrance du Pontife Romain, l'Europe devra se dire qu'elle expie un grand crime. Ces persécutions, ces attentats sont le crime de l'Europe entière qui les commet ou qui les absout, quand elle ne les glorifie pas. Sans effusion de sang, il n'y a pas de rémission, et dut, dans le monde, ne pas rester pierre sur pierre, la dernière que roulera l'ouragan servira d'appui à la Chaire souveraine et infaillible du Vicaire de Jésus-Christ.