tome 23 p. 560
CHAPITRE Il.
Des matières contenues au second et au troisième
livre.
J'avais donc promis de répondre à ceux qui s'en prennent à notre religion de tous les malheurs de la république, en rappelant, autant que je le pourrai, toutes les calamités si terribles qui ont affligé Rome ou ses provinces, avant l'interdiction des sacrifices; calamités qu'on ne manquerait pas de nous attribuer aussi, si dès lors le christianisme eût été connu, si dès lors il eût mis fin aux cérémonies sacriléges de l'idolâtrie. Tout cela nous paraît suffisamment établi dans le second et le troisième livre, qui traitent, l'un des maux de l'âme, les seuls vrais maux, ou du moins les plus grands de tous, l'autre des maux du corps, de ces maux extérieurs communs aux bons et aux méchants, et que la sottise de ces derniers redoute exclusivement, tandis qu'ils acceptent, non‑seulement avec patience, mais très‑volontiers, ceux qui font leur perversité. Et cependant, combien ai‑je passé rapidement sur ce qui regarde la ville elle‑même et son empire, sur ce qui s'est accompli jusqu'à César‑Auguste. Que n'aurais‑je point dit, si j'avais voulu rassembler dans mon récit,
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non‑seulement les maux que les hommes se font eux‑mêmes, comme sont les ravages et les horreurs de la guerre; mais encore tous ceux qui proviennent des éléments, tous ces accidents qu'Apulée décrit rapidement dans son livre du Monde, où il nous fait voir que toutes les choses d'ici‑bas ne font que changer, passer et périr. En effet, il dit expressément que le sol, entr'ouvert par d’effroyables tremblements de terre, a englouti des villes avec leurs habitants; que des pluies torrentielles ont inondé des contrées entières; que le continent a été découpé en îles par l'impétuosité des flots étrangers; que des îles se sont trouvées reliées au continent par le retrait de la mer; que des villes ont été renversées par les vents et les tempêtes; que les feux du ciel ont embrasé la terre, et dévoré plusieurs pays de l'Orient, tandis que d'autres, en Occident, étaient victimes d'inondations furieuses. On a vu l'Etna ouvrir son cratère, et jeter sur ses flancs des fleuves de feu et de prodigieux incendies. Je n'en finirais point, si je voulais rassembler tous ces faits et ceux du même genre, que l'histoire nous montre en si grand nombre, dans ce temps où le nom du Christ n'avait point encore mis fin à ces damnables superstitions du paganisme. J'avais promis aussi de montrer les raisons pour lesquelles le vrai Dieu, qui tient en ses mains le sort des empires, avait daigné aider les Romains à accroître le leur, tandis que ceux qu'ils adorent comme des dieux, au lieu de contribuer en rien à cet accroissement, n'avaient fait que le retarder par leurs ruses et leurs tromperies; c'est ce qui me reste à dire, en insistant particulièrement sur les progrès de l'empire. Quant aux effets pernicieux produits sur les mœurs par la perfidie de ces démons adorés, j'en ai amplement parlé au second livre. Dans toute la suite des trois premiers livres, je n'ai point manqué de signaler, à l'occasion, quels adoucissements, au milieu des calamités de la guerre, le nom de Jésus‑Christ a procuré aux bons et aux méchants, en imprimant respect aux barbares, et en arrêtant leur sauvage fureur; c'est ainsi que se manifeste l'action de notre Dieu, « qui fait briller son soleil sur les bons et les méchants, et répand sa rosée sur les justes et les injustes. » (Matth., V, 45.)
CHAPITRE III.
Si l'étendue de l'empire, qui ne s'obtient que par la guerre, peut, aux yeux du sage, passer pour un vrai bien ou un bonheur.
Voyons maintenant ce qui peut autoriser les
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Romains à attribuer l'étendue et la durée de leur empire à ces dieux, qu'ils croient décemment honorés par des jeux impurs et par des ministres infâmes. Mais d'abord, ne serait‑il pas à propos d'examiner s'il y a quelque raison, quelque sagesse à vanter la grandeur et la puissance de l'empire, quand on est obligé de se demander quel bonheur peuvent goûter des hommes qui vivent toujours au milieu des fureurs de la guerre, toujours couverts du sang de leurs concitoyens ou de leurs ennemis, mais bien de sang humain, sans cesse en proie à de sombres terreurs ou à d'avides passions? Leur joie, s'il en est pour eux, ressemble au verre brillant et fragile; plus elle a d'éclat, plus on doit craindre de la voir se briser tout à coup. Pour en juger plus sainement, mettons de côté toute vaine enflure, et ne laissons pas égarer notre pensée par le prestige de ces mots pompeux, de peuples, de royaumes, de provinces. Imaginons deux hommes, car l'homme, dans la société, est comme une lettre dans un livre; si grande que soit la ville, si étendu que soit le royaume, l'homme pris à part en est l'élément premier; de ces deux hommes, faisons l'un pauvre, ou plutôt de condition médiocre, l'autre puisamment riche. Ce dernier, toujours en proie à la crainte, rongé par le chagrin, tourmenté d'insatiables désirs, sans sécurité, sans repos, suffit à peine aux querelles et aux disputes qui l'accablent ; au prix de toutes ces misères, il augmente démesurément sa fortune; mais il multiplie en même temps ses peines et ses soucis. Le premier a un patrimoine modeste qui suffit à ses besoins; il est chéri des siens, vit en paix avec tous, parents, amis, voisins; il possède la piété du coeur, la bonté de l'âme, la santé du corps, la frugalité, la pureté de mœurs, le calme de la conscience. Quel insensé pourra hésiter dans ses préférences? Ce qui est vrai de deux hommes l'est aussi de deux familles, de deux peuples, de deux royaumes; partout c'est la même règle. Appliquons‑la avec le plus grand soin, et notre esprit, ramené à la vérité, reconnaitra bien vite où se trouve la vanité, et où la félicité. C'est pourquoi, avec l'adoration rendue au vrai Dieu, par un culte légitime et des mœurs pures, on doit souhaiter que les gens de bien étendent au loin leur autorité, et cela pour l'avantage de leurs sujets bien plus que pour le leur. En effet, en ce qui les concerne personnellement, leur piété et leur vertu, qui sont des dons précieux du ciel, suffisent à leur félicité, en faisant leur bonheur ici‑bas, et en leur assurant le bonheur éternel. Ainsi donc, sur la terre, le règne des hommes de bien importe moins à leur bonheur qu'à celui du genre
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humain; mais la domination des méchants est surtout terrible pour eux‑mêmes, à cause de la facilité qu'elle leur donne de s'abandonner à la licence et aux vices, leurs sujets ne pouvant d'ailleurs trouver le malheur que dans leurs propres iniquités; attendu que, pour des sujets vertueux, tout ce que leur font souffrir des maitres pervers ne peut être regardé comme un châtiment du crime, mais comme épreuve de la vertu. Aussi, l'homme de bien, même au sein de l'esclavage, est véritablement libre, tandis que le pervers, quand même il serait sur le trône, est véritablement esclave, et non pas d'un maitre seulement, mais, chose plus terrible, d'autant de tyrans qu'il compte de vices; car c'est bien à propos des vices que l'Ecriture a dit : «L'homme est l'esclave de celui qui a pu lui imposer des chaines. » (II Pier., 11, 19.)
CHAPITRE IV.
Un royaume sans justice ressemble à un repaire
de brigands.
En effet, que sont les royaumes sans la justice, sinon des sociétés de brigands ? Et à leur tour, que sont pareilles sociétés sinon de petits royaumes? Elles sont aussi une réunion d'hommes, avec un chef qui les gouverne, elles ont un pacte social qui les unit, le butin s'y partage d'après les conventions prises; si cette détestable société vient à s'étendre, à occuper quelque contrée, à s'y établir, à y posséder des villes, à subjuguer des peuples, elle prend plus solennellement le titre de royaume, elle s'en croit le droit après avoir de cette manière assuré l'impunité deses crimes, sans avoir pour cela éteint l'ardeur de ses convoitises. C'est ce que dit fort bien, et avec beaucoup de vérité, à Alexandre le Grand, un pirate qu'il avait fait arrêter. (NONius MARC, citant Cic., 111de la Répub.) Le monarque ayant demandé à cet homme quel droit il pouvait avoir d'infester ainsi la mer, il répondit avec une hardiesse intrépide : Mon droit sur ce point est le même que celui que tu t'arroges toi‑même sur l'univers entier ; seulement, comme je n'ai pour cela qu'un petit navire, on m'appelle brigand, toi, qui possèdes une grande flotte, on te donne le titre de conquérant.
CHAPITRE V.
Des gladiateurs fugitifs qui se créèrent une puissance égale à celle des rois.
C'est pourquoi je ne veux point examiner ici quels étaient ces hommes que Romulus réunit pour fonder sa ville; il suffit que le droit de cité qu'il leur accorda les mettant à couvert des supplices dûs à leur crimes, et dont la crainte pouvait les jeter en de plus graves excès, les ait
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rendus plus traitables et plus humains; je tiens seulement à signaler ici un événement qui frappa cruellement l'empire romain, et le fit trembler, alors même que puissant déjà (TITE‑LIVE, XCV; PLUTARQUE ; CRASSUS ; OROSE, 1. V, Ch. XXIV ; Aug., plus haut, liv. Ill, ch. xxvi), il avait su plier à son joug plusieurs nations et se rendre terrible à toutes les autres; Rome dut alors faire les plus grands efforts pour se sauver d'une ruine complète ; quand une poignée de gladiateurs échappés des amphithéâtre, de la Campanie, trouvèrent moyen de rassembler une grande armée, sous la conduite de trois chefs, et de ravager cruellement la plus grande partie de l'Italie. Qu'on nous dise quel dieu les protégeait pour les faire arriver, d'un début si vil et si méprisable, à une puissance redoutable à l'empire romain lui‑même, malgré ses forces et ses ressources. Voudra‑t‑on arguer du peu de durée de leur fortune pour leur refuser l'appui des dieux (1)? Comme si l'on pouvait appeler longue une vie d'homme quelconque! Dès lors, il faudrait dire que les dieux ne portent personne au pouvoir, puisque chacun n'a qu'un rapide passage dans la vie. Il ne faut donc plus parler de faveurs ou de bienfaits, puisque chaque individu ne durant qu'un instant, pour eux, comme pour tous, la jouissance s'évanouit comme une vapeur légère. Qu'importe, en effet, à ceux qui ont adoré les dieux avec Romulus et ont disparu depuis longtemps, que l’empire romain ait eu après leur mort de magnifiques accroissements? Ils n'en sont pas moins réduits tous à plaider aux enfers leur cause propre et personnelle, bonne ou mauvaise; ce qui du reste importe peu à mon sujet. Le même raisonnement s'applique à tous ceux qui ont vécu pendant la durée de l'empire; la suceession continue des vivants aux morts peut bien constituer une grande durée quant à l'ensemble, mais vraiment chacun a passé rapidement et à la hâte, emportant le bagage des actions de sa vie. Que s'il faut attribuer à la protection d'en haut même ce passage rapide, ne voit‑on pas qu'on a prononcé en faveur de ces gladiateurs qui, brisant les chaînes de leur esclavage, ont pu échapper à leurs tyrans, rassembler une grande et vaillante armée, se donner un gouvernement et des chefs, se rendre tout à fait redoutables à la grandeur romaine? Invincibles aux efforts d'un grand nombre de généraux, ils ont fait de grandes conquêtes remporté plusieurs vietoires, se sont donné les jouissances qu'ils ont voulues, ont vécu au gré de leurs désirs, glorieux et triomphants jusqu'à leur ruine, qui, certes, fut assez difficile. Mais passons à des choses plus élevées.
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(1) Cette guerre ne dura que trois ans et fut terminée par Licinius Crassus.
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CHAPITRE VI.
De l'ambition du roi Ninus, le premier qui, pour étendre sa domination, ait déclaré la guerre à ses voisins.
Justin, qui a écrit en latin l'histoire des Grecs, ou plutôt des peuples étrangers, suivant et abrégeant Trogue Pompée, commence ainsi ses récits : « Tout d'abord, le gouvernement des peuples et des nations était aux mains de rois parvenus à cette haute dignité, non par la faveur populaire, mais par l'estime que leur avaient attirée leurs vertus. Les peuples n'avaient point de lois formulées, les décisions de leurs princes en tenaient lieu; on savait défendre ses frontières, mais sans chercher à les étendre, et chacun se contentait de régner sur ses concitoyens. Ninus, roi d'Assyrie, fut le premier qui, poussé par l'ambition, voulut changer cette coutume primitive, et déclara la guerre à ses voisins; profitant de leur inexpérience des armes, il les soumit tous jusqu'aux confins de la Lybie. » Un peu plus loin il ajoute: « Ninus affermit cette puissance qu'il s'était faite par des conquêtes nouvelles. Vainqueur des peuples les plus rapprochés, il joignit leurs forces aux siennes, pour de nouvelles guerres, chacun de ses succès devenant ainsi l'instrument et le moyen d'un plus grand, il dompta tous les peuples de l'Orient. » Quelle que soit la véracité de cet auteur ou de Trogue Pompée, car des documents certains nous prouvent qu'ils se sont souvent trompés, toujours est‑il qu'il est constant pour tous les historiens, que Ninus a considérablement augmenté la puissance des Assyriens, et cette puissance peut se vanter d'une durée que n'a point encore l'empire romain; en effet, ceux qui se sont occupés de la chronologie (Eusèbe), lui attribuent une durée de douze cent quarante ans depuis Ninus jusqu'à la domination des Mèdes. Or, faire la guerre à ses voisins d'abord, pour atteindre ensuite ceux qui viennent après, écraser et dompter, pour la seule ambition de régner, des peuples complétement inoffensifs, qu'est‑ce autre chose en vérité que le brigandage en grand?
CHAPITRE VII.
Si les royaumes de la terre peuvent attribuer leurs sucès ou leurs revers à l'assistance, ou à l'abandon des dieux.
Si ce royaume put ainsi s'étendre et durer sans la protection des dieux, quelle raison d'attribuer à ceux que Rome adore l'étendue et la durée de son empire ? Dans les deux cas ce sont
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les mêmes principes. Si l'on veut attribuer la fortune des Assyriens à la protection des dieux, je demanderai desquels? En effet, les peuples domptés par Ninus adoraient les mêmes divinités que lui. Si l'on veut que les Assyriens en aient eu d'autres plus habiles à créer ou à soutenir les empires, je demanderai, si ces dieux étaient morts, quand leurs protégés perdirent le sceptre, ou bien si, rebutés d'une ingratitude qui ne payait pas leurs services, ou attirés par l'espoir de plus riches offrandes, ils ont mieux aimé passer aux Mèdes, puis aux Perses, quand Cyrus leur eût promis, sans doute, quelque chose de plus engageant ou de plus attrayant. En effet, ce peuple, après l'immense mais éphémère empire d'Alexandre le Macédonien, possède jusqu'à ce jour une domination considérable en Orient (1). Dès lors, il faut accuser d'infidélité ces dieux qui abandonnent leurs protégés et passent à l'ennemi; ce qu'on ne pourrait reprocher à un mortel, à Camille. Ce grand homme vainqueur du plus cruel ennemi de Rome, avait été en butte à l'ingratitude de la cité qu'il avait sauvée; mais cette cité était sa patrie, aussi quand elle eut de nouveau besoin de son bras, il oublia l'injure qu'il en avait reçue, et la délivra des Gaulois. Ou bien, il faudra dire qu'ils n'ont pas la puissance qui convient à la divinité, puisqu'ils peuvent être vaincus par les forces ou l'habileté des hommes ; à moins encore qu'on aime mieux les mettre aux prises les uns avec les autres, et les faire vaincre, non par des hommes, mais par d'autres dieux; chaque empire ayant ainsi ses protecteurs particuliers, les immortels épouseront là haut les querelles et les inimitiés des habitants de la terre. Alors chaque cité aura moins d'intérêt à invoquer ceux qui la protègent, qu'à se rendre propices ceux qu’invoquent ses ennemis. Quelle que soit l'interprétation qu'on donne à ces défections, à ces fuites, à ces trahisons en pleine guerre, toujours est‑il que le nom du Christ n'avait point encore été prêché à cette époque, et en ces régions où les malheurs de la guerre ont ainsi découronné des peuples, pour transporter à d'autres leur puissance. Or, si après ces douze cents et quelques années, quand tomba l'empire assyrien, la religion chrétienne eût déjà commencé à prêcher le royaume éternel et à prohiber le culte sacrilége des faux dieux, la vanité de ce peuple n'eût‑elle pas prétendu qu'un empire si longtemps conservé n'avait péri enfin,
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(1) Justin, Diodore, Plutarque et d’autres historiens parlent de la translation de l'empire des Assyriens aux Mèdes par Arbace, général de ces derniers, qui triompha de Sardanapale. Orose dit que cet événement eut lieu l'année même que Procas, père d'Amulius et de Numitor, et bisaïeul de Romulus, commença à régner sur les peuplades latines. La durée de l'empire médique fut d'environ 350 ans, jusqu'au règne d'Astyage. Alors Cyrus, fils de Cambyse, fit passer cet empire aux Perses, qui le conservèrent environ 230 ans, jusqu'à la conquête d'Alexandre. Saint Augustin dit que l'empire macédonien dura très‑peu de temps; soit qu'il entende par là le règne d'Alexandre lui‑même, qui fut très‑court ; soit qu'il veuille désigner le temps de la domination grecque en Orient, par les lieutenants d'Alexandre ou leurs successeurs, ce qui s'étendrait de l'année 331 jusqu'à l'an 246 avant Jésus‑Christ, époque de la fondation du royaume des Parthes. Ce dernier conserva sa puissance jusqu'à l'an 226 après Jésus‑Christ, cinquième année du règne d'Alexandre Sévère. Artaxercès, ayant vaincu les Parthes, rétablit ce royaume des Perses, qui existait encore du temps de saint Augustin.
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que pour ce motif unique, l'abandon du culte des dieux et l'introduction du christianisme ? Que nos adversaires d'aujourd'hui comprennent bien la vanité de cette prétention, c'est l'image fidèle de la leur. Si donc ils ont encore quelque sentiment de pudeur, qu'ils cessent désormais de nous objecter de semblables frivolités. Au reste, l'empire romain souffre une affliction passagère qui n'est point une ruine totale, pareille fortune lui a été faite déjà dans les siècles passés; il a bien pu se rétablir alors, il n'y a donc rien de désespéré jusqu'à ce jour, Dieu a ses desseins, et il n'est pas donné à l'homme d'en sonder la profondeur.
CHAPITRE VIII.
A quels dieux les Romains attribueront‑ils l'accroissement et la conservation de leur empire, puisqu'ils les jugent à peine capables de veiller chacun sur une seule chose.
Maintenant, nous examinerons, si vous le voulez bien, quels sont les dieux ou le dieu, dans une si grande multitude, à qui les Romains pourraient attribuer les progrès ou la conservation de leur empire. Sans doute, dans une œuvre d'un si grand éclat et d'une si haute importance, ils n'oseront pas attribuer la moindre part à la déesse Cloacine (1), ni à Volupia dont le nom dérive de volupté, ni à Libentine qui doit le sien à la débauche (libido), ni à Vaticanus (92) qui veille aux premiers vagissements des nouveau‑nés, ni à Cunina la gardienne des berceaux (cunas). Comment pourrais‑je citer dans un seul chapitre de ce traité le nom de tant de dieux ou déesses, dont les noms et les charges particulières décrits à part ont rempli de vastes volumes? En effet, on n'a point voulu confier à un seul la tutelle de tout ce qui concerne la campagne; la plaine est confiée à Rusina, le sommet des montagnes à Jugatinus, les collines à Collatina, les vallons à Vallonia. Ségétie a reçu la garde des moissons; mais comme elle ne suffit pas à cet office, le blé déjà semé et non encore sorti de terre est confié à la déesse Séïa. Ségétie n'aura plus qu'à protéger jusqu'à la moisson les épis qui couvrent le sillon; la récolte et le placement dans les greniers se feront sous les auspices de Tutiline. Evidemment Ségétie, qui a veillé sur la semence depuis le jour où elle n'était qu'une herbe jusqu'à la maturité des épis, ne peut rien au delà ?Et tout cela n'a point suffi encore au désir de multiplier
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(1) Cloacine, déesse des égouts, la note conservée dans le latin indique son origigine.
(2) Peut‑être devait‑on suivre ici la variante qui dit Vagitano, mot plus rapproché de vagissement.
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les dieux, l'âme de ces malheureux mortels, après avoir méprisé les chastes embrassements du seul vrai Dieu, semblait avoir à cœur de se livrer honteusement à une multitude de démons ! On a donc imaginé une Proserpine qui veille à la germination du blé, un Nodot aux nœuds du chaume, une Volutina, à l'enveloppe de l'épi; quand l'enveloppe commence à s'ouvrir Patélana aide ce même épi à sortir; Hostilina sera invoquée quand l'épi sera au niveau de la barbe qui l'entoure, et cela, parce qu'autrefois égaler, être de niveau se disait en latin hostire; Flore veillera la floraison, Lacturnus protégera l'épi en lait; Matuta s'occupera de la maturation, Roncina de la coupe et de l'enlèvement des récoltes. Ce n'est pas tout bien sûr, mais la fatigue me gagne plutôt qu'eux la honte. Ces quelques mots suffiront pour montrer que les Romains n'oseraient attribuer l'établissement, les progrès, ou la conservation de leur empire à de semblables divinités ainsi réduites à des offices restreints sans rien de considérable ou d'universel. Comment Ségétie penserait‑elle aux destinées de Rome, elle, incapable de s'occuper à la fois et des arbres et des moissons? Comment Cunina présiderait‑elle au sort des armes, quand elle n'a pas le droit d'étendre sa sollicitude au delà du berceau d'un enfant? A quoi servira Nodotus dans les hasards de la guerre, lui, borné aux soins des nœuds et des coudes du chaume, sans avoir le droit de penser à l'épi. On donne un seul portier à une maison, ce n'est qu'un homme et il suffit ; mais il y faut trois dieux, Forculus pour la porte, Cardea pour les gonds, Limentinus pour le seuil: Forculus tout seul aurait été insuffisant à s'occuper à la fois des portes, des gonds et du seuil.
CHAPITRE IX.
Si l'on doit attribuer l'étendue et la durée de l'empire romain à Jupiter, le plus grand des dieux.
Laissons de côté, au moins pour un instant, cette multitude de dieux inférieurs, et cherchons parmi les divinités supérieures celle à qui l'on doit faire honneur de l'accroissement de Rome et de sa longue domination sur tant de peuples divers. Naturellement, nous pensons à Jupiter, proclamé le roi des dieux et des déesses, témoin le sceptre qu'on lui donne, et son temple bâti sur le sommet du Capitole. C'est de ce dieu qu'il faut entendre cette parole pleine de justesse, dit‑on, quoique proférée par une bouche poétique: Tout est plein de Jupiter. (VIRGILE,
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p569 LIVRE IV. ‑ CHAPITRE X.
Egl., III.) Varron veut même qu'à lui revienne le culte de ceux qui n’adorent qu'un seul dieu sans images, quel que soit d'ailleurs le nom dont ils l'appellent. Mais alors, pourquoi Rome l'a‑telle traité aussi mal que tant d'autres peuples, pourquoi lui a‑t‑elle fait cette injure de le représenter par des statues? ce qui déplait si fort à Varron lui‑même, malgré l'entraînement naturel des usages de la grande cité, qu'il ne craint pas de dire, que ceux qui ont introduit les simulacres ont ôté aux peuples la crainte des dieux, et fomenté l'erreur.