Darras tome 32 p. 129
8. Cette joie ne se borna pas à Rome, elle s'étendit à toute l'Italie, à la chrétienté tout entière. Nous devons au moins recueillir un écho des discours adressés à l'élu par les ambassades empressées des divers points de la Péninsule. A travers les exagérations usitées et presque autorisées en pareil cas, il n'est pas difficile d'y reconnaître la pensée réelle des Italiens touchant le nouveau Pontife, les espérances qui saluaient son avènement. Leur témoignage a d'autant plus d'importance qu'ils détestaient plus cordialement les étrangers. L’histoire n'a donc pas le droit de le taire. Selon l'orateur de Milan, Alexandre doit à son incontestable mérite d'avoir été mis à la tête de la chrétienté ; son élection est vraiment providentielle et ne saurait mieux répondre aux besoins du temps. L'orateur de Florence, Gentilis évêque d'Arezzo, déclare que le monde a maintenant un pontife sachant compatir à ses infirmités et capable d'y porter remède, que la barque de Pierre sera gouvernée par un habile et courageux pilote. Au langage des Livres Saints, le délégué de Gènes, Jacques Spinola, préfère une réminis
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1 Petbi Delphim, Epist. m, 38, superius allata.
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p130 PONTIFICAT D'ALEXANDRE VI (1492-1S03).
cence mythologique. A ses yeux, c’est l’âge d’or qui renait avec le règne d’Alexandre. Ange Politien, le chef des orateurs de Sienne, voit également dans ce nom, avec un gage de calme et de prospérité pour l'Eglise, un glorieux avenir pour les lettres, les sciences et les arts. Le représentant de Lucques, se faisant l'interprète des sentiments universels, proclame la doctrine, la fermeté, l'expérience d'Alexandre VI, et cette religion qu'il tient de sa famille et qui s'est développée de jour en jour1. On a dit que le roi de Naples fut loin de témoigner la même satisfaction. C'est une inexactitude. Que dans le fond de son cœur il ne l'ait pas éprouvée, on peut aisément le croire. L'astucieux et remuant vassal sentait venir son maître, aragonais comme lui, supérieur à lui par l'intelligence et le caractère ; mais il sut dissimuler son profond déplaisir. Au lieu d'envoyer une simple ambassade, il envoya son propre fils, ce duc de Calabre dont nous n'ignorons ni la souplesse, ni l'activité. Celui-ci vint à Rome en grand appareil, avec une escorte royale. L'accueil n'eut pas moins d'éclat ; le prince napolitain harangua le Pape, avec autant de soumission que de chaleur, en plein consistoire. Devant tous les cardinaux réunis, Alphonse, tant en son nom qu'au nom du roi son père, prêta le serment féodal au suzerain temporel, après avoir reconnu le chef spirituel de l'Eglise catholique. Tout semblait présager un heureux dénouement ; si l'audience ne resta pas jusqu'au bout dans les mêmes termes, on la dut à la malencontreuse idée du vieux Ferdinand, qui jugea l'occasion favorable pour obtenir d'Alexandre VI une concession au moins inopportune, sur laquelle nous reviendrons plus tard.
§. II. ANTÉCÉDENTS DE RODRIGUE BORGIA.
9. Ce n’est pas le moment d'abandonner notre marche habituelle. De l'élection remontons aux antécédents de l'élu. Jamais cette étude rétrospective n'offrit un égal intérêt, ne souleva des ques-
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1 Orationes claror. homin... colonise 1560 ; Orat. 1713, pag. 71, 76, 93, 205, 207.
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p131 CHAP. III.- ANTÉCÉDENTS DE RODRIGUE RORGIA.
tions aussi redoutables. Jamais l'historien
n'a pu dire avec plus de raison comme le poète: Incedo per ignes. Rodrigue Borgia, il faudrait plutôt dire
Rodrigue Llancol était né le Ier
janvier 1431, Selon la
plupart des auteurs, le 11 août 1430, selon quelques autres, à Kativa, aujourd'hui San-Félipé, dans le royaume et non loin de Valence1. Son père Jofré ou Godefroi de
Llançol, les Italiens écrivent invariablement Lenzuoli, avait épousé la sœur
d'Alphonse Borgia que nous avons vu jurisconsulte éminent, intime conseiller d'Alphonse V d'Aragon, puis évêque de Valence, cardinal et
pape sous le nom de Calixte III.
Cette
jeune femme, nommée Isabel-Juana, ne paraît pas avoir été moins distinguée par ses vertus chrétiennes que par
sa naissance et sa beauté.
L'ambassadeur de Lucques, dans la harangue mentionnée plus haut, faisait évidemment
allusion à cette pieuse mère. Elle eut deux fils, Pierre et Rodrigue. Le
premier devait être gouverneur
romain et capitaine général de l'armée pontificale sous Callixte III. Le second
est le futur Alexandre VI. En
Espagne, le nom de la mère est communément ajouté par les enfants à celui de leur père, et celui-là prévaut en
plus d'une occasion, pour des motifs d'intérêt ou de vaine gloire. La famille
des Llancol était noble, à la vérité, elle avait brillé par l ‘éclat des
armes, et depuis longtemps, dans
les guerres des Espagnols contre les Maures ; mais son illustration,
disons mieux, sa puissance actuelle n'égalait pas celle des Borgia. Voilà comment Rodrigue
porte dans l'histoire ce dernier nom. Les heureuses dispositions qu'il
manifesta dès ses plus jeunes
années, attirèrent sur lui les regards et l'affection de son oncle, qui l'appela dès lors dans son palais épiscopal, en l'obligeant toutefois
à suivre les écoles publiques, où nulle
autre supériorité n'était
admise et reconnue, dans ces temps reculés, que celle de l'application, de la sagesse et
du talent. Par cette triple recommandation, Rodrigue marcha bientôt à la tête
de ses condisciples. L'évêque n'était pour rien dans ses succès, à moins qu'on
ne fasse entrer en ligne de compte les exhortations et les conseils. Quoique
l'une des principales villes
d'Espa-
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Poetius, Comment, anno 1430 : — Jacob.
i Mobeto, Antiq. Novar. m, 5 ; Volât. Diur. rom. anno 1431.
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gne, Valence n'avait pas encore d'université. Pour compléter son instruction, le jeune homme dut se rendre dans une ville dotée d'un tel établissement, à Lérida selon toute apparence, où son oncle avait laissé de si beaux souvenirs, comme élève et comme maître.
10. Sur la généalogie d'Alexandre VI, telle est la version courante, du moins dans les derniers temps. Malgré ce qu'elle renferme d'imaginaire, nous avons voulu l'exposer, sous l'aspect même le plus plausible, mais en nous proposant d'y revenir avec de meilleurs données historiques. Un explorateur italien, dont nous n'accepterions pas toutes les idées sans contrôle, l'abbé Leonetti, dans une histoire toute récente écrite en l'honneur des Borgia, renverse la légende des Llançol ou Lenzuoli1. Ni Paul Jove, ni Guichardin, ni Machiavel, dans les premières années du seizième siècle, ne mentionnent ce nom; il paraît également ignoré des auteurs qui précèdent, de Barthélemi Platina, d'AEneas Silvius, de Jacques Ammanati, contemporains d'Alexandre, et les deux derniers ses intimes amis. La seule autorité qui l'accole à celui de Rodrigue et l'a transmis à la postérité, c'est une médaille, dont la signification pourrait encore être discutée, si même l'authenticité n'en est pas douteuse. On avouera que c'est trop peu pour contrebalancer le silence absolu des uns et les explicites affirmations de plusieurs autres. Citons textuellement Jérôme Porzio, le mieux en position sans nul doute de connaître la vérité, comme appartenant à la famille : « patricien romain doyen des Auditeurs de Rote, professeur de droit civil et pontifical, chanoine de Saint-Pierre, » ainsi que nous le lisons dans le titre même de son livre, édité par l'allemand Silber ou Frank, l'an 1493, au commencement du règne d'Alexandre VI, en quelque sorte sous le regard immédiat d'un pape si vigilant et si sévère. Voici les expressions textuelles de l'auteur : «Rodrigue Borgia naquit le 41 août, dans la dernière année du pontificat de Martin V. Il eut pour père Jofré ou Godefroi de Borgia, (et non point de Llançol), de la très-noble cité de Valence,
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1. A. Leonetti, Papa Alessanro tom.I 4.
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vrai chevalier, aussi distingué par ses actions et par sa naissance. Sa mère Elisabeth (Isabel en langue castillane) descendait de la maison des Porzio, l'une des principales de Rome, maison à laquelle la mienne appartient. Nos ancêtres, indissolublement attachés à la cour pontificale, furent dans l'obligation de s'expatrier, quand les papes adoptèrent le séjour d'Avignon. Plus tard une branche alla s'implanter en Espagne. De ces transmigrations et de la généalogie tout entière, existent les actes les mieux établis dans un recueil parfaitement en ordre, que je tiens à la disposition de quiconque ne s'en rapporterait pas à ma bonne foi. Par les femmes Alphonse Borgia lui-même, le pape Calixte III, descendait des Porzio9. » Il nous reste quelques-unes des harangues adressées au nouveau Pape par les ambassadeurs italiens qui vinrent saluer son avènement ou renouveler l'acte d'obédience. Nulle part il n'est question des Llançol, partout l'éloge sans restriction des Borgia, fort nombreux à Rome depuis bien des années.
11. En Espagne, cette ancienne et puissante maison se divisait en deux branches : celle de Xativa, qui paraît la principale ; celle de Canalès, moins considérable, mais possédant un fief important. Dans la capitale de la province, à Valence même, les Borgia tenaient un rang distingué, marchaient à la tête de la noblesse, déployaient un luxe princier. On est allé jusqu'à prétendre qu'ils se rattachaient par les liens du sang à la famille royale d'Aragon. Par son père, Rodrigue descendait de la branche de Kativa. Ce jeune homme resta-t-il dans sa patrie jusqu'à l'âge de vingt ans, et plus tard encore ? Ses études finies avec le succès obligé, plaida-t-il quelque temps d'une manière non moins brillante, pour se jeter bientôt après dans la carrière des armes, mieux en rapport avec son tempérament et les traditions de sa famille? Les historiens qui n'abandonnent pas entièrement la cause d'Alexandre VI, s'emparent de cet espace entre sa vingtième et sa vingt-cinquième année, ne sachant où colloquer ailleurs le scandale de ses désordres et la naissance de ses enfants. Ils ne disent, par exemple, ni devant quel tri-
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1. PûBTiua, Comment, anno J493.
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bunal ni dans quelle ville il exerça la fonction d'avocat ; ils gardent le même silence sur les campagnes ou les exploits du guerrier. Les autres n'ont nul besoin de cette fragile hypothèse, eux qui dénigrent sans aucun ménagement le cardinal et le Pape. Un fait dérange aussi le calcul, déjà si problématique, de ses timides défenseurs : c'est la présence anticipée de Rodrigue en Italie, son séjour à Bologne, où bien certainement il eut pour professeur de droit le célèbre Gaspard de Vérone1. Dès qu'il eut remplacé Nicolas V sur la chaire apostolique, Calixte III voulut avoir auprès de lui ses deux neveux, qui donnaient les plus belles espérances. Pierre-Louis était l'aîné ; celui-là ne devait pas embrasser l'état ecclésiastique : une autre destinée l'attendait. Rodrigue, quoique à peine âgé de vingt-cinq ans, reçut la pourpre cardinalice sans provoquer une réclamation, ou plutôt avec l'entière approbation du Sacré-Collège, tant on admirait, non seulement la solide instruction et la précoce habileté, mais encore l'air digne et modeste, l'heureux naturel de l'élu. Ne pouvant paraître au consistoire, le cardinal Fieschi ne s'était pas retranché derrière la maladie qui le retenait dans sa chambre ; il avait envoyé son adhésion par deux de ses collègues. Le même jour, fut investi du même honneur un autre neveu du Pape, Jean de Mila, aussi jeune à peu près que Rodrigue, et dont la parenté n'était pas non plus la seule recommandation. Celui-ci ne laisse aucune trace dans l'histoire, étant mort peu de temps après.
12.Selon la coutume alors généralement admise, et dont les abus n'avaient pas encore signalé tous les dangers, Calixte III donnait en Commende à son premier neveu l'évêché de Valence, puis bientôt plusieurs autres bénéfices ; Sixte IV lui donnera la riche abbaye de Subiaco. L'année suivante, il le nommait légat dans la Marche d'Ancône. Cette dignité ne pouvait plus être regardée comme une pure faveur ; c'était une difficile mission, une charge redoutable. Le légat avait à conquérir la province qu'il devait administrer. Depuis environ un demi siècle, elle était séparée du domaine pontifical. A l'époque où le pape Eugène IV subissait le contre-coup
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1 Mch«ob>, Rer. Ital. script. lib. XXIII, pag. 8RJ
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p135 ANTÉCÉDANTS DE RODRIGUE BORGIA.
des inimitiés qui mettaient constamment les armes aux mains d'Alphonce d’Aragon et de Philippe Visconti, quand lui-même était enveloppé dans les intrigues de Bâle, le capitaine Milanais Francesco Sforza s'était emparé par trahison de cette belle province. Vainement le Pape avait essayé de la ressaisir; malgré les énergiques mesures et la rare activité du patriarche d'Aquilée, nommé chef de l'expédition, le condottiere n'avait pas lâché prise. Il étendait même et consolidait chaque jour son pouvoir usurpé, quand il tomba sous le fer d'une conspiration locale, secrètement organisée par un jeune noble d'Ascoli, du nom de Giosia, qui se mit à sa place et ne tarda pas à surpasser sa tyrannie. Les habitants indignés se révoltèrent, parvinrent à le chasser et se remirent sous le gouvernement paternel du Saint-Siège. Mais Giosia n'avait nullement désespéré de rétablir sa fortune et son usurpation. A la tête d'une bande d'aventuriers, il venait de rentrer dans la Marche et d'enlever un fort qui dominait sa ville natale, ainsi que toute la contrée. Un coup de main hardi, une sourde intrigue, des complicités intéressées pouvaient à chaque instant lui rendre sa puissance et scinder de nouveau le patrimoine de saint Pierre. Voilà l'état où le cardinal Rodrigue trouvait sa légation 1. Avec quelles forces marcha-t-il à l'ennemi? Quels furent ses auxiliaires? A quels moyens eut-il recours? On l'ignore ; l'histoire n'en dit rien. Elle se borne à nous apprendre qu'en peu de jours il était maître de la citadelle et de la position, qu'il envoyait à Rome Giosia captif, avec des précautions qui déjouaient toute autre tentative. Ce rapide succès remplit d'admiration et de joie les nombreux amis du Pape, les vrais amis du bien. Le cardinal de Sienne, AEnéas Sylvius, en apprenant cette éclatante et prompte victoire, écrivait au légat une remarquable lettre, qui n'a rien de banal dans les félicitations, et par laquelle il l'engageait instamment à reprendre le chemin de Rome aussitôt que le permettrait l'intérêt de sa mission. Son poste était auprès de son oncle, accablé par les années et le travail8.
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' Jacob. Aamanati, card. Papiens. Comment, lib. H.
8 jEneas Snlv. Card. Senens. Epist. i, 227. «Meus animus tuns est ; dabunt •liquando testimonia, non verba, aed opéra, » lisons-nous dans cette lettre.
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Dans ses Commentaires, Jacques Ammanati, l'illustre cardinal de Pavie, ne parle pas autrement. Ce sont là des pièces importantes pour le procès engagé devant l'histoire et la postérité.
13. Avant même le retour de Rodrigue, en 1457, Calixte III l'avait nommé Vice-chancelier de l'Église Romaine, moins pour mettre le comble à ses honneurs ou rémunérer ses éminents services, que pour mieux utiliser ses incontestables talents. Ainsi parait l'avoir compris le sénat apostolique, dont le jugement préludait à celui de l'opinion. La charge demeurait vacante par la mort de François Coldomiéri, cardinal archevêque de Besançon, qui longtemps l'avait gérée d'une manière irréprochable. AEnéas Sylvius a soin d'expliquer au titulaire lui-même pour quelles raisons il est appelé Vice-chancelier, et non chancelier, quand la fonction est identique : c'est d'abord par respect pour la mémoire de saint Marc, l'Évangéliste, selon la tradition, l'ayant remplie le premier envers saint Pierre ; c'est ensuite et surtout parce que le Pape en personne est le chancelier du Christ. Le frère de Rodrigue, Pierre-Louis, était en même temps institué Préfet de Rome, et peu de temps après, capitaine général des armées pontificales. Dans le premier emploi, le neveu du Pape succédait au comte de Tagliacozzo, de la fière et puissante maison des Orsini. Nommé par Calixte même, le comte n'était pas resté deux ans préfet ; une mort prématurée venait de l'emporter au début de sa carrière. Les Orsini ne virent pas sans indignation léser les droits qu'ils pensaient avoir à cette éminente charge. Quand ils la possédaient ils avaient déjà semé les troubles et les dissensions, ils se trouvaient en guerre ouverte avec le comte d'Aversa, qui s'était rendu maître du château de Monticelli, dans la campagne romaine, non loin de Tivoli, château qu'ils regardaient comme leur bien héréditaire. C'est pour couper court à ces luttes acharnées, dont après tout le peuple était la victime, que Pierre-Louis, un vrai Borgia par la décision et le courage, avait reçu sa double autorité. Il en usa de manière à démontrer que sa nomination ne pouvait être accusée de népotisme: il désarma les partis, ramena l’ordre, imposa la paix, garantit la sécurité publique. Les ambitions déçues et les passions comprimées ne lui pardonneront ni sa vigueur ni sa
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p137 DE RODRIGUE BORGIA.
Justice. A la mort de Calixte III, survenue
dans le courant de l'années suivante, les Romains, entraînés par les factieux,
rompirent toutes les digues, épousèrent la
cause de leurs oppresseurs, menacèrent de mettre en pièces celui qui venait de
les sauver. Dès l’abord le préfet désespéra de
tenir tête à l'orage. Il courut
se renfermer dans un
château fort, gardé par une vaillante garnison espagnole. Des flots de sang allaient couler, quand
plusieurs cardinaux intervinrent, pour épargner de nouveaux malheurs à Rome et
ménager à Pierre-Louis la possibilité de s'éloigner, malgré la fureur populaire.
Il y consentit moyennant une large compensation1. Le dévouement
aplanit toutes les difficultés et leva tous les obstacles. C'est le cardinal Barbo, le futur Paul II, qui dirigeait la périlleuse entreprise
; il était partout, il protégea personnellement la retraite, au risque même de
sa vie. Ayant gagné
Civita-Vecchia, un asile sûr contre
la rage de ses ennemis, le proscrit ne survécut guère à sa chute.
44. Cette révolution ne paraît avoir nullement ébranlé la position du Vice-chancelier son frère, qui ne s'était pas dérobé cependant au moment du danger. Nous l'avons vu déterminer l'élection du successeur de son oncle ; on lui doit en partie le glorieux pontificat de Pie II. Le Pape resta pour Rodrigue ce qu'était AEnéas Sylvius : il lui témoigna la même confiance, l'admit dans ses plus intimes conseils, le maintint dans la haute position qu'il occupait sous Calixte. De son côté, tout en gardant les nouvelles distances, le Vice-chancelier témoigna le même dévouement à son ancien ami2. Par suite d'une invitation directe et personnelle, il l'accompagnait au célèbre congrès de Mantoue. Quand le Pontife, se disposant plus tard à marcher contre les Turcs, à la tête de la croisade, malgré ses infirmités, s'acheminait vers Ancône, le cardinal Borgia se trouvait spontanément sur sa route, prêt à l'accompagner en Orient, à partager son héroïque sacrifice, sans rien demander au trésor pontifical ; il avait tout disposé pour le pèlerinage, et ne réclamait que le droit de mourir à ses côtés. Ce ne sont pas là des phrases, mais
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1. OEsiDiua Viteri. Hist. Vigen. sxculo ; — Glov. Stella, in Alexand, VI.
2. Pie \l,Cornment. lib. VIII.
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p138 PONTIFICAT D'ALEXANDRE VI (1492-1503).
bien des faits, où l'imagination n'est pour rien, qui rentrent naturellement dans le tissu de l'histoire. C'est lui qui recueillait le dernier soupir de Pie II, sur les bords de l’Adriatique, lui rendait les suprêmes honneurs et ramenait en partant sa dépouille mortelle. Sous Paul II, il était l'objet d'une égale confiance ; de jour en jour son rôle grandissait, loin de subir la plus légère atteinte. Personne dès lors ne doutait qu'il n'arrivât un jour au Souverain Pontificat. En 1464, l'heure semblait venue pour lui de monter ce dernier échelon. II aima mieux reporter sur le cardinal de la Rovère, un prélat aussi distingué par l'étendue de sa science que par l'intégrité de ses mœurs, les suffrages qu'il pouvait aisément réunir sur sa tête, s'il avait l’ambition dont ses détracteurs l'ont accusé. Il continua de servir l'Église, au lieu de chercher à la gouverner. Nommé légat en Espagne, dans la même occasion et pour le même but que Jean Gibo, le futur Innocent VIII, en Germanie, et le célèbre cardinal Bessarion en France, il ne réussit pas mieux et ne travailla pas avec moins de zèle à l'accomplissement de sa mission, que ces deux importants et graves personnages. Son insuccès ne méritait pas le mot sévère dont nous avons flétri cette légation ; il ne nous en coûte nullement de le reconnaître. A la vérité, l'intime ami de Rodrigue, Jacques Ammanati, dans une lettre adressée plus tard au doyen du chapitre de Tolède, est tout autrement rigoureux envers le légat ; mais nous n'allons pas plaider les circonstances atténuantes : nous avons eu tort, et le cardinal de Pavie lui-même s'était laissé prévenir par d'injustes récriminations, comme nous, par un sentiment exagéré de patriotisme.
15. A tort aussi, nous avions laissé de côté la visite que Borgia fit alors à son évêché de Valence, et le discours vraiment épiscopal prononcé par lui dans sa cathédrale2. Nous ne pouvons pas citer
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i « Primus inter theologos sui temporis...; cui vix universa Italia parem habet. » Jacob. Ammanati, Comment, lib. II, pag. 369.
2. La rétractation sera-t-elle estimée suffisante? Les anciens ont connu la secte des Aboyeurs ; S. Augustin en parle, après Cicéron et Quintilie. La secte des Aboyeurs est toujours florissante.
Sans espoir de l'apaiser, je veux encore réparer une faute, bien que celle-ci date de loin et nous ramène au XIIIe siècle. Il s'agissait de S. Antoine
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p139 CHAP. lit. —- ANTÉCÉDENTS DE RODRIGUE BORGIA.
l’éloquente homélie ; disons seulement qu'elle était inspirée par le sincère amour des âmes. Odieux ou ridicule serait tout soupçon de parade et d'hypocrisie. Si Borgia revint à Rome sans avoir complètement pacifié sa patrie, en ce moment agitée par les compétitions dynastiques dont nous avons parlé plus haut, s'il n'excita pas la croisade contre les Turcs, but principal de son voyage, ses collègues n'avaient pas été plus heureux. Sa prépondérance ne fut pas amoindrie dans le Sacré-Collège. L'élection d'Innocent VIII attesta de nouveau son désintéressement et sa puissance. Les contemporains louent la vie studieuse et retirée, la prudence et la modestie du Vice-chancelier, tout en parlant du luxe qu'il étalait dans sa maison et de sa royale munificence. Je réunis quelques traits disséminés dans les contemporains. Il protégeait les sciences, sans être lui-même un savant de profession ; il aimait les arts sans idolâtrie, bien qu'il agrandît chaque jour ses riches collections et sa bibliothèque ; son extérieur était imposant, sa parole forte, nourrie, persuasive. S'il regardait comme une sorte d'obligation de donner des fêtes splendides et des repas somptueux, il avait habituellement une table frugale pour lui-même et les siens. Il était prodigue envers les pauvres, leur distribuant des secours abondants et réguliers. Il ornait les églises, et les visitait fréquemment pour y prier ; c'était l'unique distraction qu'il proposait à ses convives. Les relations du grand seigneur n'ôtaient rien aux sérieuses occupations du chancelier ; pour mieux organiser le travail et rehausser la charge, il composa deux traités sur la chancellerie. Voilà cependant l'homme qui fut accusé de toutes les horreurs et de toutes les ignominies ramassées dans les bas fonds de l'histoire, à tel point que l'excès peut déjà faire naître le doute, antérieurement à la discussion, en dépassant parfois les bornes du possible. Quels sont les accusateurs? En quel temps les accusations se sont-elles produites?
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de Padoue. Or, par l'inadvertance d'un copiste et l'obstination d'un correcteur, à ce nom est accolé, comme simple épithète, le mot dominicain, an lieu de franciscain. Mon prédécesseur avait eu pareille mésaventure : personne n'en parla. C'est maintenant autre chose : on dirait d'un vol ou d'une hérésie. La faute dont je suis réellement coupable, et j'en demande pardon au saint, consiste à n'avoir pas encadré sa vie dans l'histoire.
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p140 PONTIFICAT D'ALEXANDRE VI (1492-1503).
Premières questions à poser, selon la justice la plus élémentaire, puisque enfin nous sommes dans la nécessité d'entrer dans cet horrible labyrinthe. Après cela viendront les griefs entassés.