Darras tome 18 p.119
24. Nous avons encore la lettre synodique destinée par le nouveau patriarche de Constantinople au pape saint Léon III pour lui notifier son avènement et solliciter l'honneur d'être admis à la communion du saint-siége. La suscription en est ainsi conçue : «Au très-saint et très-bienheureux frère et coévêque Léon, pape de l'antique Rome, Nicéphore, par la miséricorde de Dieu, évêque de Constantinople, salut dans le Seigneur. » Après avoir rappelé la répugnance qu'il avait eue à vaincre pour accepter le fardeau de la charge pastorale, il déclarait au pape que le suffrage de l'empereur était venu en sa personne se reposer sur un laïque, circonstance qui s'était déjà rencontrée dans l'élection de Taraise, mais qui n'en constituait pas moins une infraction aux règles canoniques. Un certain nombre d'esprits d'ailleurs sages et judicieux se préoccupaient à Constantinople de ces fréquentes promotions de laïques à l'épiscopat. Nicéphore en informait le pontife et le priait de faire acte d'autorité pour confirmer l'élection s'il le jugeait à propos et lui donner la sanction apostolique. Le document se termine par une profession de foi explicite où l'erreur iconoclaste est énergiquement flétrie. En parlant du dernier concile de Nicée, où il avait assisté en qualité de commissaire impérial, Nicéphore s'exprime ainsi : « Je reçois le saint et oecuménique concile VIIe, tenu de nos jours dans la ville de Nicée, lequel après avoir confirmé et renouvelé toutes les définitions des synodes précédents, a formulé la vérité catholique touchant le culte rendu à la croix vivifiante et aux images saintes. Dans ce concile nous avons excommunié du sein de l'Église les sophistes blasphémateurs qui insultaient à la piété des chrétiens et taxaient d'idolâtrie la vénération que nous avons pour les images, comme si nous les adorions d'un culte de latrie à la façon dont les païens adorent leurs idoles 1. » — L'empereur s'opposa obstinément à ce que cette lettre fût envoyée au pape. Il avait intérêt à ce que le
---------------------------------
1. Xicephor. ad Lcon. III. Episl. Pnh: lai., tom Cil, col. 1001,
=================================
p120 PONTIKllIAT Iilî SAINT LÉON 111 (793-816).
siège apostolique n'intervînt pas dans les affaires de l'église grecque, et il ne pardonnait pas encore à Léon III le couronnement de Charlemagne. Un autre conflit s'engagea bientôt avec le patriarche. On se rappelle qu'un prêtre indigne, Joseph, ancien économe de la basilique des Apôtres, avait, sous le pontificat de saint Taraise, prêté son ministère pour la bénédiction du mariage adultère de Constantin VI Porphyrogénète avec Théodota. Excommunié et interdit par Taraise à la suite de cet acte sacrilège, Joseph avait continué à jouer les rôles les plus compromettants dans les diverses intrigues politiques dont Byzance, était le théâtre. En dernier lieu, c'était lui que l'empereur Nicéphore avait chargé de porter au patrice Bardanès l'hypocrite message qui devait perdre ce général. Les services de ce genre, les plus ignobles de tous, sont d'ordinaire les mieux récompensés. L'empereur Nicéphore prit en affection le prêtre indigne, et aussitôt la promotion du nouveau patriarche, il intervint près de celui-ci pour faire réhabiliter Joseph. À un premier refus, l'empereur répondit qu'il n'était nullement interdit par les canons au successeur d'un évêque de revenir sur les mesures administratives de son prédécesseur. « D'ailleurs, ajouta-t-il, la discipline qui frappe un prêtre coupable, ne s'oppose point à ce qu'on réhabilite le prêtre repentant. » Ces arguments théologiques dissimulaient fort mal l'ingérence de l'empereur dans le gouvernement ecclésiastique et la prétention de faire passer pour un acte de sincère repentir la recommandation impériale achetée par Joseph au prix d'un nouveau crime. Le patriarche résista. De nouvelles sollicitations le poursuivirent. Comme moyen terme, il imagina de convoquer une quinzaine d'évêques en une sorte de conseil synodal pour leur soumettre la question. Avec le caractère vénal et servile des Byzantins, on devine d'avance la décision. Elle fut entièrement favorable au prêtre Joseph, qui fut relevé des censures précédemment encourues et rétabli dans ses anciennes fonctions. La part de saint Nicéphore à cet acte de faiblesse était, comme on le voit, aussi minime que possible. Mais enfin ce fut réellement un acte de faiblesse, et la responsabilité lui en incomba tout entière. Saint Plato et saint Théodore le Studite lui signifièrent dès le lendemain une
=================================
p121 CHAP. II. — Il ÉVOLUTIONS EN ORIENT.
protestation écrite, dans laquelle, tout en déclarant n'avoir personnellement aucun autre grief contre le patriarche, ils articulaient nettement qu'en conscience ils ne pouvaient souscrire à la réhabilitation d'un prêtre canoniquement déposé qui n'avait fait aucune rétraction ni publique ni particulière. L'histoire enregistre avec soin ces conflits engagés eutre des personnages également pieux dont le nom se trouve inscrit sur le catalogue des saints, ou dont les âmes glorieuses partagent maintenant dans une félicité et une concorde éternelles les joies et les splendeurs de la Jérusalem céleste. Il ne déplaît pas à l'humaine fragilité de rencontrer parmi les saints eux-mêmes, durant leur vie mortelle, quelque trace des imperfections de notre nature. On se demandera peut-être qui avait raison du saint patriarche Nicéphore et des deux vénérables confesseurs de la foi, saint Plato et saint Théodore le Studite. Nous n’hésiterons pas à dire qu'en droit strict ce furent les deux derniers. Mais cependant l'acte qu'ils reprochaient au saint patriarche ne dépassait ni le pouvoir ni la compétence de l'évêque. Celui-ci n'était responsable que devant Dieu de son acte d'indulgence. Plato et Théodore le Studite n'en étaient pas juges. Aussi tous deux se gardèrent-ils de pousser plus loin leur accusation contre l'autorité épiscopale. Ils tinrent aussi secrète que possible leur protestation et attendirent le jugement de Dieu. Nicéphore, que cette attitude irritait, les envoya en exil. L'archevêque de Thessalonique, leur ami, eut le même sort.
25. Dans leur exil, Plato et Théodore le Studite adressèrent au pape saint Léon une lettre admirable pour lui demander sa protection.
« La parole que le prince des apôtres adressait à Jésus-Christ lors que les flots de la mer menaçaient d'engloutir sa barque, nous l’adressons, nous aussi, à votre béatitude, sauvez-nous, pasteur suprême de l'Eglise! Sauvez-nous, nous périssons. Imitez le divin Maître, tendez la main à notre église, comme lui à Pierre. Il n'y a entre les deux situations qu'une différence et elle est à notre désavantage. Pierre commençait seulement à enfoncer dans la mer, au lieu que notre Église est déjà submergée par les flots de l'hérésie. Souvenez-vous de Léon le Grand, dont vous reproduisez le nom et les vertus. Comme un lion il s'opposa à l'erreur naissante d'Eutychès.
=================================
p122 pontificat de saint léon III(~9o-810).
Et vous aussi, père saint, tonnez contre la nouvelle hérésie. Si les ennemis de la foi ont osé s'arroger le droit de tenir un concile hérétique, quoiqu'ils n'aient pas même le pouvoir de tenir à votre insu un concile orthodoxe, d'après les règles canoniques et les coutumes traditionnelles de l'Eglise, votre paternité a maintenant l'obligation de convoquer un concile légitime pour le triomphe de la saine doctrine et de la vérité? » Cette lettre de deux saints prêtres opprimés rappelle celle que toute l'église d'Orient adressait jadis au pape Symmaque. L'une et l'autre reconnaissent à la face du ciel et de la terre que le salut, pour toutes les chrétientés, est dans l'union et la soumission à l'Eglise romaine. Le temps et l'expérience sont venus justifier cette vérité. Toutes les églises particulières qui l'ont oubliée, pareilles à des rameaux séparés du tronc, ont perdu la sève et la vie, elles sont tombés dans l'avilissement et la servitude; elles sont devenues le jouet de tous les barbares, Arabes, Turcs ou Moscovites. Saint Léon III répondit aux deux confesseurs une lettre pleine des sentiments les plus élevés de courage et de foi. Il insista près de Nicéphore pour obtenir leur élargissement. Mais l'empereur ne voulut entendre aucune proposition de ce genre. Il avait réfléchi dans l'intervalle au côté dogmatique de la question. Joseph lui était devenu beaucoup plus cher parce qu'il personnifiait la liberté pour les princes de divorcer à leur gré ou de contracter mariage avec des femmes divorcées. Nicéphore songeait, comme nous le verrons bientôt, à faire bénéficier son fils Staurace de ce prétendu privilège césarien. Il demeura donc inflexible dans ses rigueurs contre les exilés. Cependant le patriarche ne voulait point accepter la nouvelle théorie matrimoniale, et résistait à tous les arguments de l'empereur. Celui-ci se déclara alors manichéen, ou plutôt paulicien, dénomination nouvelle dont nous avons raconté l'origine, et sous laquelle on désignait en Orient l'antique secte de Manès. Afin d'augmenter l'influence de ses infâmes coreligionnaires, Nicéphore leur abandonna d'immenses domaines dans laThrace et sur les frontières européennes de l'empire. L'Occident se trouva dès lors directement menacé par une secte dégradée, ennemie à la fois de Dieu et des hommes, destructive de tous les principes sociaux, germe de
================================
p123 CHAP. II. — RÉVOLUTIONS EN ORIENT.
dissolution qui produisit tour à tour les patarins, les Albigeois, les Vaudois, la jacquerie, et s'épanouit de nos jours dans l'immense végétation des sociétés secrètes, couvrant le monde de désordres et de ruines. Ainsi quand l'histoire remonte à l'origine des erreurs les plus funestes, elle leur trouve généralement pour berceau le cœur d'un prince corrompu.
26. L'heure la justice était proche. L'empereur Nicéphore, le patron séculier du prêtre Joseph allait bientôt manquer à son protégé. Comme par un retour de fortune que Dieu envoie pour aveugler les princes qu'il veut perdre, une heureuse nouvelle était arrivée à Constantinople dans le courant de l'année 809. Le calife Haroun-al-Raschid venait de mourir subitement, à l'apogée de sa puissance et de sa gloire. « Aussi juste qu'habile, aussi humain que brave, dit M. le comte de Ségur, Haroun inspirait également à ses sujets l'amour, à ses ennemis la terreur; il gagna en personne huit grandes batailles; sa piété le rendait vénérable aux yeux des musulmans; il fit neuf fois le pèlerinage de la Mecque, et tous les ans il y envoyait à ses frais trois cents pèlerins; il fut par sa bienfaisance l'objet des bénédictions des pauvres, et, par son amour pour les lettres, le sujet des chants des poètes; on avait gravé sur son casque ces mots: « Le pèlerin de la Mecque ne peut manquer de courage. » Il régna quarante-sept ans, et, malgré son zèle ardent pour l'islamisme, sa générosité protégea toujours les chrétiens 1. » La mort d'Haroun-al-Haschid, pleurée par Charlemagne, fut accueillie comme une bénédiction par l'empereur Nicéphore. Le héros franc estimait les hommes selon ce qu'ils valaient, l'aventurier byzantin selon ce qu'ils lui coûtaient. Le sceptre du prophète tombait entre les mains débiles d'Amyn, fils et successeur indigne d'Haroun, aussi indolent et inepte que son père avait été actif et belliqueux. Il y avait donc espoir pour Nicéphore de revenir sur les traités précédents et de réaliser quelques économies. Ces calculs sordides du César usurier se trouvèrent déjoués de la manière la plus inattendue. Un nouveau roi, Crum, avait succédé à Cardan sur le trône des Bulgares. Son
---------------------------
1 Comte ileSégur, Histoire fin lias-Empire, tom. XI, p. iV.
=================================
p124 Postificaï de saint i.ÉuN 111 (795-81(5).
avènement fut marqué par d'éclatantes victoires. En quelques mois il soumit les tribus des Avares limitrophes de ses frontières, leur imposa son joug et étonné lui-même d'un succès si rapide, il manda les principaux chefs de la nation vaincue et leur demanda ce qui les les avait rendus si faciles à subjuguer. La réponse de ces barbares l'étonna; elle eût étonné de même les chefs d'Etat les plus civilisés. « Prince, lui dirent-ils, notre chute n'a d'autre cause que celle qui fait tomber les plus puissants empires. Nous avions laissé chez nous l'intrigue et la délation éloigner du pouvoir tous les hommes capables et vertueux. Les tribunaux ne rendaient plus la justice, mais prononçaient des sentences vénales; on achetait les dignités, les charges civiles et militaires; la débauche, le vin, les voluptés ont amolli nos âmes; voilà pourquoi vous êtes notre vainqueur. » Frappé de cette réponse, Crum promulgua tout un ensemble de législation contre les abus et les désordres qui venaient de lui être signalés. Dans une assemblée générale de son peuple, il fit comprendre la nécessité d'être vertueux si l'on voulait être fort. Les crimes de délation, de péculat, de vénalité, furent punis de mort. Restait à dompter le vice de l'ivrognerie, Crum y pourvut par une mesure radicale. Il fit arracher toutes les vignes dans l'étendue de ses Etats. Nicéphore, avec la même insolence qui lui avait déjà si mal réussi contre Haroun-al-Raschid, n'hésita point à provoquer le nouveau roi bulgare. Il y avait encore là un bénéfice d'argent à réaliser, en supprimant le tribut annuel que s'était fait allouer Cardan. Mais une sanglante défaite apprit bientôt à Nicéphore qu'il n'était de taille à lutter ni contre un calife ni contre un roi bulgare. Pour comble d'infortune, Crum, dans sa victoire, s'empara de la caisse militaire, renfermant une partie des trésors de l’empire.
27. Nicéphore en fut inconsolable. La perte de son argent lui était plus sensible que celle de sa gloire. Cependant, pour s'épargner autant que possible la honte de sa défaite, il écrivit au sénat de Constantinople pour l'informer du nouveau désastre, et rejeta toute la faute sur la lâcheté des soldats, qui avaient refusé de le suivre. « S'ils n'avaient abandonné leur empereur, disait-il, nous aurions repris Sardique. » Dans la réalité, Nicéphore avait été le premier
=================================
p125 CHAP. II. — RÉVOLUTIONS EN ORIENT.
à tourner le dos. Sa lettre, aussi mensongère que calomnieuse, fut bientôt connue dans le camp, et les troupes se révoltèrent. Le lâche empereur s'épuisa en protestations hypocrites, en flatteries et en promesses pour calmer la sédition. Il y réussit, rentra à Constantinople, fit décapiter les généraux, décimer les soldats, et sous prétexte d'atteindre jusqu'à leurs racines extrêmes tous les germes de rébellion, condamna leurs familles à s'expatrier, mais toujours avec la mesure préventive de confisquer leurs biens. Ce fut alors dans tout l'empire une consternation telle qu'on n'en avait pas encore vu. Les malédictions contre Nicéphore alternaient avec les voeux les plus antipatriotiques. On invoquait comme une délivrance la domination des Sarrazins ou des Bulgares. Ce qu'il fallait de lâcheté à un peuple pour supporter une pareille tyrannie se conçoit mieux qu'on ne le peut dire. Le despotisme en haut est en raison directe de la corruption en bas. Insensible à toutes les clameurs désespérées qu'il soulevait autour de lui, Nicéphore se préoccupait en ce moment de marier son fils, le César Staurace. En général l'héritier présomptif d'un trône est facile à marier. Mais Staurace était au physique ce que son père était au moral, un monstre de laideur. Nicéphore jeta les yeux sur une riche et noble patricienne, Théophana; il la fit enlever, confisqua les bien du mari et donna la femme à son fils (811). L'opinion déjà surexcitée éclata en cris d'indignation. Nicéphore crut lui donner le change en déclarant la guerre aux Bulgares. Comme, pour toute guerre il faut de l'argent, cette démonstration belliqueuse s'annonça aux populations par un décret impérial qui doublait d'un seul coup tous les impôts. Cette fois les murmures se changèrent en une explosion de rage. L'effet fut tel qu'un courtisan, dont l'histoire a conservé le nom, Théodore Sulbia, crut pouvoir se permettre quelques observations. «Seigneur, dit-il à Nicéphore, il serait prudent de ne pas pousser si loin le mécontentement populaire. Si le moindre échec survenait pour nos armes, ce serait une révolution. « Il n'obtint que cette réponse bien digne d'un tyran: « Que m'importe, je sens mon cœur aussi dur que celui de Pharaon, dont l'Écriture dit que Dieu même l'avait endurci. »
================================
p126 pontificat de saint Léon m (79.>81G).
28. En dépit de cet endurcissement dont il se faisait gloire, Nicéphore était à la fois lâche et superstitieux. L'irritation publique l'affectait beaucoup plus qu'il ne le laissait croire. Saint Théodore le Studiste, exilé depuis la réhabilitation du prêtre Joseph, vivait retiré dans une des îles de l'Archipel, sans autres relations que celles d'un ministère entièrement consacré au salut des âmes. Il priait pour sa malheureuse patrie, gémissait sur les désordres dont il était témoin et ne plaçait qu'en Dieu son espérance. Ses éminentes vertus, son courage, son éloquence, lui attiraient l'estime et l'admiration universelle. Nicéphore eut la curiosité de savoir ce que pensait de l'expédition contre les Bulgares un saint vivant, qui plus d'une fois avait été visité par l'esprit de prophétie. Il lui envoya quelques officiers de sa cour. La réponse de Théodore le Studite fut celle-ci: « Vous devriez pleurer des larmes de sang. Au lieu de chercher à les guérir, vous envenimez par vos flatteries des plaies que vous rendez incurables. Ne vous suffit-il pas de courir vous-mêmes à l'abîme sans y précipiter les autres avec vous? Le Dieu qui nous écoute et dont l'œil voit toutes choses, vous déclare par ma bouche que vous ne reviendrez pas de l'expédition contre les Bulgares. » La prophétie était catégorique: l'événement la justifia. Rien pourtant n'avait été épargné pour que l'armée byzantine fût en état de lutter avantageusement. Elle était trois fois plus nombreuse que celle de Oum. Le roi bulgare, obligé de se replier après deux ou trois défaites d'avant-poste, demanda la paix. Nicéphore refusa de l'écouter; les généraux le supplièrent d'être moins inexorables, ils lui représentaient le danger qu'il pourrait courir en s'engageant dans les montagnes boisées de la Bulgarie avec des troupes nombreuses et indisciplinées, qu'il serait difficile de ravitailler et qui ne supposeraient pas sans révolte la moindre privation de vivres. « Laissez-moi, répondit Nicéphore, je ne sais si c'est Dieu ou le diable, mais un daimone me pousse en avant. » Ce daimone était le démon de sa perte, Nicéphore marcha en avant, incendiant sur sa route les cités, les villages et les chaumières. A l'entrée d'une gorge de montagnes, il rencontra une villa appartenant au roi Crum et il éprouva une indicible jouissance à la voir brûler sous ses yeux. Ce fut la dernière
================================
p127 CHAP. II. — RÉVOLUTIONS EN ORIENT.
joie de sa vie. Le lendemain, son armée s'engageait dans les défilés de la montagne. Crum avait, par des tranchées et des abatis, fermé toutes les issues, sauf celles qui débouchaient dans une vallée formant entonnoir et dominée de toute part comme un amphithéâtre par des rochers inaccessibles. Infanterie, cavalerie, bagages, tout s'engloutit dans cet immense réservoir stratégique. Un cri de douleur s'éleva dans les airs : « Si Dieu ne nous donne des ailes, disait cette armée captive, aucun de nous ne sortira d'ici. » La terreur, le désespoir étaient au comble, Crum les laissa quelques jours épuiser leurs provisions dans cette vallée sans issue. Les tortures de la faim succédèrent à celles de la rage et de l'impuissance. Enfin un soir un immense incendie éclata comme une couronne de flamme sur toute la circonférence de la vallée. Crum avait fait mettre le feu aux forêts environnantes. Eclairés par cette lueur sinistre, ses soldats se ruèrent sur l'armée byzantine et la massacrèrent presque entièrement. Ce qui échappa au fer ennemi périt dans les flammes. Le cadavre de Nicéphore fut reconnu au milieu des autres; Crum fit planter sa tête sur une pique et l'exposa dans son camp comme un trophée de victoire (25 juillet 841).
29. Parmi les rares cavaliers qui purent franchir le cercle de fer et de feu tracé autour de l'armée grecque, se trouva le César Staurace. Il parvint jusqu'à Andrinople, mais il avait reçu une blessure mortelle. Quand on le descendit de cheval, il trouva encore assez de forces pour haranguer le peuple. Dans un discours entrecoupé à chaque instant par des défaillances, il promit de réparer toutes les injustices de Nicéphore son père, et obtint à ce prix les acclamations de l'assistance, qui le salua du titre d'empereur. Son but était de transmettre ainsi à sa femme Theophana une couronne que la mort allait bientôt lui arracher à lui-même. Aussitôt qu'un appareil eut été mis sur ses plaies, il se fit porter en litière à Constantinople où il ne trouva plus les mêmes sympathies. Le sénat et le peuple de la capitale avaient offert le trône au grand maître du palais, Michel Rhangabé, caractère noble et généreux, dont les mœurs intègres contrastaient avec l'abaissement et la corruption de son époque. Il était gendre de Nicéphore, qui lui avait fait épouser sa fille Procopia, jeune prin-
=================================
p128 PONTIFICAT DE SAINT LÉON III (793-816).
cesse dont on vantait la charité et la vertu, et qui eût été accomplie sans un défaut capital, l'ambition, qui ternissait l'éclat de ses belles qualités. Les propositions faites à Michel Rhangabé furent repoussées par celui-ci, il déclara que, gendre de Nicéphore et beau-frère de Staurace, il leur avait juré fidélité et qu'il ne violerait pas son serment. Procopia n'avait point de pareils scrupules ; à l'intérieur, elle employa toute son influence pour combattre la résolution de son époux, et tout son crédit à l'extérieur pour le faire couronner malgré lui. Ses démarches étaient surveillées de très-près par sa belle-soeur Théophana, épouse de Staurace, non moins ambitieuse et non-moins avide de pouvoir. Aussitôt arrivé à Constantinnple, Staurace, informé par sa femme de la situation des choses, donna l'ordre de décapiter Michel. Le patriarche Nicéphore, qui s'était empressé de visiter le César moribond, chercha vainement à lui démontrer l'horreur d'un tel crime. La conscience de Staurace semblait taillée sur celle de son père. En secret, il conservait encore l'espoir de vivre. Le patriarche l'exhortait à se réconcilier avec Dieu en réparant les injustices du règne passé, injustices que, dans sa proclamation d'Andrinople, il avait lui-même reconnues. «Restituez à leurs possesseurs légitimes, disait le patriarche, les biens dont ils ont été spoliés. » Staurace, plus disposé à imiter la rapacité de son père qu'à en perdre le fruit, répondit en soupirant: « Je connais l'état de mes finances et l'origine de mes biens. Je n'ai à restituer au plus que trois talents, » environ trente mille francs de notre monnaie. Cette dérisoire confession donne la mesure de ce que Staurace appelait sa conscience, et l'idée de ce qu'eût été son règne, si le peuple de Constantinople avait dû le subir. L'arrêt de mort prononcé contre Michel fut mainteuu, mais il fut impossible de le faire exécuter. Les sénateurs, les officiers civils et militaires, tout le clergé de la ville ayant à sa tête le patriarche Nicéphore, se rendirent a l'hippodrome au milieu d'une foule immense, proclamèrent la déchéance de Staurace et l'avénement de Michel Rhangabé au trône d'Orient. Le nouvel empereur fut conduit à la basilique des Apôtres, porté en triomphe sur l'ambon et couronné par le patriarche (2 octobre 811), Staurace n'eut que le temps de se faire trans-
=============================
p129 CHAP. II. — Rl'iYOU'nON'S EN' ORIENT.
porter dans un monastère voisin, où il se fit couper les cheveux el revêtir d'une robe de moine. Il succomba à ses blessures le 11 janvier suivant. Sa femme Théophano trouva de même asile dans un couvent. Loin d'y être inquiétée, sa belle-soeur Procopia, devenue impératrice, la combla de bienfaits.
30. Michel répara autant qu'il le put tous les désastres accumulés par l'administration de son beau-père. On vit succéder la générosité à l'avarice, la douceur à la cruauté, la sécurité aux alarmes, la justice à la tyrannie. La piété du nouvel empereur s'était signalée à toutes les époques de sa vie. On l'avait vu de longues années remplir modestement les fonctions de lecteur à Sainte-Sophie. Le jour de son couronnement il fit distribuer aux pauvres une somme qui ne fut pas moindre de soixante-quinze livres pesant d'or. Son premier soin fut de rappeler de leur exil saint Plato, saint Théodore le Studite et l'archevêque de Thessalonique qui avait partagé leur disgrâce. Le prêtre Joseph fut de nouveau privé de ses charges ecclésiastiques et relégué dans un monastère pour y faire pénitence. La scission causée par le scandale de sa réhabilitation disparut, et l'harmonie la plus parfaite se rétablit entre le saint patriarche et les deux confesseurs. La lettre synodique de Nicéphore au pape fut confiée aux ambassadeurs que Michel envoyait alors à Charlemagne. Elle était accompagnée d'un reliquaire d'or contenant des fragments de la vraie croix, d'une tunique de soie blanche et d'une casula (chasuble) richement brodées que le patriarche offrait à saint Léon III comme un gage de dévouement et de fidélité à la communion du siège apostolique.
31. Les députés de Charlemagne, survenus au milieu de ces complications qui avaient agité tout l'Orient, avaient vu tomber successivement Nicéphore et Staurace son fils. En dernier lieu, ce fut Michel qui les accueillit. Si jamais dans quelque recoin d'une bibliothèque on retrouve le manuscrit de l'évêque de Bâle, Hatton, chef de cette ambassade, l'histoire ne pourra qu'applaudir à une découverte qui apportera l'appréciation des envoyés de l'empereur romain d'Occident sur les honteuses révolutions du bas-Empire. Michel ratifia le traité conclu au nom de Nicéphore à Aix-la-Chapelle,
================================
130 PONTIFICAT DE SAINT LÉON III (795-816).
Charlemagne lui en exprima toute sa satisfaction dans une lettre qui fut la dernière de celles que le héros eut à expédier en Orient. Les formules de suscription et de signature ne ressemblent plus aux précédentes. On devine, à la transformation du protocole cancellaresque, le changement absolu qui s'était fait dans les esprits. Au lieu de lui être contesté, le titre d'empereur porté par Charlemagne s'affiche avec éclat. Voici ce message: « Au nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit, Charles, par la grâce divine empereur Auguste, roi des Francs et des Longobards, à son cher et honorable frère Michel, glorieux empereur et Auguste, salut éternel dans le Seigneur. — Nous bénissons Jésus-Christ notre Dieu véritable et nous lui rendons grâces du fond de notre cœur de ce qu'il daigne ajouter à tous les bienfaits dont il a comblé notre règne celui de voir enfin une paix solide s'établir entre les deux empires d'Orient et d'Occident au profit de son Eglise sainte, catholique et immaculée répandue sur toutes les nations de la terre, protégée et défendue comme elle doit l'être, une dans sa foi, dans son gouvernement, dans sa discipline. Il nous est permis de le dire, parce que, pour arriver à ce résultat, nous n'avons, en ce qui nous concerne, négligé aucun effort, ne doutant pas que de votre côté vous ne fassiez de même, nous appuyant tous deux sur la puissance du grand Dieu qui est le coopérateur de toute bonne œuvre, et dont la grâce toujours fidèle ne manque point à ceux qui l'invoquent. C'est dans ces sentiments que nous vous envoyons nos deux ambassadeurs, le vénérable évêque de Trêves, Amalaire, et le religieux Pierre, abbé du monastère des Saints-Apôtres. Précédemment nous avons remis aux légats de votre fraternité, le vénérable métropolite, Michel, et les glorieux protospathaires Arsace et Théognoste, un exemplaire authentique du traité de paix revêtu de notre propre signature et de celle de tous nos évêques, patrices, leudes, proceres. Nos ambassadeurs ont ordre de recevoir en échange un autre exemplaire signé de vous, ainsi que des évêques, sénateurs et patrices de votre empire, réunis en assemblée solennelle et en présence des saints autels du Seigneur. Nous prions donc votre chère et glorieuse fraternité, si elle persiste dans ses pacifiques dispositions, de faire dresser en grec une copie du traité
================================
p131 CHAP. II. — CONVERSION DES SAXONS.
conclu entre nous et de le remettre sans retard avec les formalités indiquées à nos ambassadeurs. Il nous tarde en effet de les voir de retour, afin de jouir de l'heureuse conclusion d'une paix à laquelle vous aurez devant Dieu le mérite d'avoir loyalement concouru. Bene vale1. » Ce ton de Charlemagne vis-à-vis de l'empereur d'Orient n'est plus circonspect et timide comme dans les premières années. Les révolutions de Constantinople avaient fait gagner au puissant monarque des Francs tout le crédit qu'elles avaient fait perdre aux Césars de Byzance. La paix fut ratifiée dans les conditions posées par Charlemagne, et il y eut au monde quelques jours de tranquillité, de calme et de repos.