Urbain II et Henri IV 3

Darras tome 23 p. 97

 

   15. Pendant que l'unité liturgique s'établissait si laborieusement en Espagne, l'église d'Orient qui expiait par tant de désastres sa rupture avec le centre de l'unité paraissait disposer à abjurer le schisme. « Le seigneur apostolique avait envoyé à Constantinople  en qualité de légats du saint-siége, dit Gaufred de Malaterra, l'abbé de Grotta-Ferrata Nicolas et le diacre Roger. Entre autres exhortations paternelles qu'Urbain II les chargeait de transmettre à l'em­pereur Alexis Comnène, il le priait de laisser aux prêtres et aux fidèles du rite latin vivant dans son empire la liberté d'user du pain azyme pour le sacrifice de la messe. On sait que les Grecs se servent pour l'Eucharistie de pain fermenté. Or, un décret impérial venait d'être rendu, portant défense à tous les fidèles du rite latin soumis à la domination byzantine de faire usage de pain azyme pour la célébration des augustes mystères. Alexis Comnène accueillit cette réclamation avec une respectueuse bienveillance. Il remit aux lé­gats une lettre officielle, tracée en lettres d'or, par laquelle il invi­tait le pontife à venir en personne, avec ses cardinaux et ses théo­logiens, présider à Constantinople un concile général où la contro­verse entre les Grecs et les Latins serait discutée à fond. « La décision sera définitive, disait-il, l'Eglise de Dieu sera ramenée à l'unité ; il n'y aura plus de divergence ni sur la foi ni sur les rites. » Il décla­rait sa ferme volonté, en ce qui le concernait, d'assurer la liberté de la discussion, et de se conformer ensuite à la sentence pronon­cée. Enfin il fixait au pape un délai d'un an et demi pour préparer la tenue du concile1. » A cette nouvelle, Urbain II qui se disposait à tenter un voyage à Rome et qui dans ce but était déjà retourné à Terracine, sentit passer dans son âme comme un souffle précurseur

----------------

1 Dom Guéranger, Instit. liturg., t. I, p. 287-295.

2.  Gaufreu. Malaterr.   Histor.  Sieula, lib. IV, cap. 13 ; Patr. lat.,   t. CXLIX, col. 1192.

========================================

 

p98           PONTIFICAT  DU  B.   URBAIN   II   (1088-1099).

 

de la prochaine croisade. La réunion dans une même foi, sous l'autorité du siège apostolique, des deux églises grecque et latine était le meilleur moyen de rétablir entre l'Orient et l'Occident l'al­liance malheureusement rompue par le schisme de Photius. Devant les forces combinées de l'Europe et de l'Asie, le croissant de Ma­homet reculerait pour faire place à la croix triomphante : les chré­tiens de toute langue et de toute nation enrôlés sous l'étendard de saint Pierre auraient la joie de délivrer Jérusalem et le tombeau du Sauveur.

 

   16. Ce vaste plan tracé par le génie de Grégoire VII et légué à Urbain II comme un héritage de gloire posthume allait donc enfin pouvoir se réaliser. Les ouvertures d'Alexis Comnène n'étaient pas aussi désintéressées qu'il le voulait faire croire, et ses promesses avaient plus d'emphase que de sincérité. La princesse porphyrogénète Anne, sa fille et son historiographe, ne nous permet à ce sujet aucune illusion. La cour byzantine continuait à tenir les Latins en un profond mépris, mais on avait besoin d'eux. Les progrès des Turcs dont le sultan Soliman, déjà maître de Nicée, menaçait Constantinople elle-même faisaient passer par-dessus les répugnances et les dédains officiels. Le secours ne pouvait venir que de l'Eu­rope, et pour l'obtenir il fallait l'alliance du pontife de Rome. Telle était la véritable signification des avances d'Alexis Comnène en cette circonstance. Le vicaire de Jésus-Christ envisageait de plus haut les événements. Sans être dupe de protestations dont il connaissait parfaitement la valeur réelle, l'oeil fixé sur l'avenir, il saisit avec empressement l'occasion que la Providence faisait naître. « Quittant sur-le-champ Terracine, reprend Gaufred de Malaterra, il traversa les montagnes de la Calabre et de l'Apulie, et vint s'embarquer à Reggio pour aller en Sicile conférer de cette importante affaire avec le comte Roger, frère de Robert Guiscard. Roger achevait alors la conquête de l'île, déjà presque entièrement délivrée des Sarrasins après huit ans de luttes  et de combats victorieux. Occupé depuis plusieurs mois au siège de Butera à l'extrémité orientale de l'île près du cap Passaro, il venait de mettre la dernière main  aux tra­vaux d'approche et se préparait à donner l'assaut, quand un légat apostolique lui apporta des lettres scellées de la main du pontife lui

==========================================

 

p99 CHAP.  II.  — PREMIÈRE ANNÉE  DE PONTIFICAT (1088).   

 

mandant son arrivée et le priant de venir s'aboucher avec lui à Traîna. Urbain II s'excusait de ne pouvoir aller plus loin à cause de la fatigue du voyage. Cette nouvelle inattendue jeta le comte dans une vive perplexité. D'une part il ne pouvait sans un grave préjudice abandonner le siège au moment décisif; de l'autre il eût regardé comme indigne d'un prince catholique de ne point répondre à l'invitation d'un pontife qui venait de si loin le chercher. Avec sa prudence ordinaire il trouva le moyen de tout concilier, sans com­promettre le succès des opérations militaires et sans se montrer dé­sobéissant à l'égard du pape. Il choisit parmi ses plus habiles ca­pitaines un conseil supérieur auquel il laissa ses instructions  et délégua son autorité, puis montant à cheval il accourut à Traîna. L'entrevue fut des plus touchantes. Le comte se prosterna aux pieds du pontife comme autrefois Marie aux pieds du Sauveur, et l'homme apostolique s'empressa comme Marthe de prodiguer au comte les plus tendres soins après une course si précipitée. Le lendemain, de grand matin, ils eurent seuls à seuls une longue conférence au su­jet des propositions faites par l'empereur de Constantinople. Roger conseilla au pape de les accepter et mit à sa disposition ses navires pour le transporter lui-même et les évêques latins dans la capitale de l'Orient. Après cet entretien le comte offrit de riches présents au seigneur apostolique et retourna en toute hâte à Butera, dont la capitulation signée quelques jours après acheva la conquête de toute la Sicile. De son côté le pape se rembarqua pour l'Italie et se dirigea sur Rome. Mais les troubles suscités en Occident par la per­sécution du roi schismatique de Germanie ne permirent point au pontife d'aller dans le délai fixé tenir un concile à Byzance1. »

 

   17.  Retardée par les événements, l'alliance des deux églises grecque et latine devait pourtant s'accomplir : si le voyage d'Urbain II en Sicile ne produisit pas immédiatement le résultat désiré, il faci­litait du moins pour l'avenir des relations amicales avec la cour de Constantinople et préparait ainsi la grande manifestation des croi­sades. Aux ides d'octobre  (13 octobre 1088) Urbain II déterminé à rentrer

-----------

1 Gaufred. Malaterr., loc. cit

=========================================

 

p100         PONTIFICAT  DU  B.   URBAIN   II   (1088-1099).

 

à Rome et à affronter tous les périls de cette courageuse ré­solution, datait d'Anagni le diplôme pontifical qui rétablissait l'an­tique primatie de Tolède sur les églises d'Espagne2.  Quinze jours après il était à Rome, d'où il adressait en la fête de la Toussaint (I des calendes de novembre) un privilège en faveur du vénérable Hugues de Cluny, « ce père bien-aimé, disait-il,  qui lui avait en­seigné les rudiments de la vie religieuse et lui avait ainsi donné comme une seconde naissance dans l'Esprit-Saint3. » Comment le pontife avait-il pu triompher des obstacles sans nombre qui s'oppo­saient à son entrée dans Rome? L'antipape Clément III y régnait en maître. « Il avait confié, dit Domnizo, la charge de préfet de la ville à l'un de ses capitanei, homme brave mais prudent, nommé Odo de Tuliore, avec ordre de massacrer sans pitié tous les parti­sans du pontife légitime, et Urbain II lui-même s'il osait se présen­ter sous les murs de Rome3. » Odo de Tuliore ne nous est connu que par cette laconique mention de Domnizo.  L'épithète de « pru­dent » : Advocat Odonem prudentem de Tuliore,  accolée à son nom par le poète chroniqueur permet de supposer que ce personnage mit quelque modération dans le rôle odieux dont le chargeait l'in­trus. Bien que les attaques fussent presque continuelles, ajoute Domnizo, Urbain II confiant dans la justice de sa cause et dans l'espoir du prochain rétablissement de la paix demeura courageu­sement à Rome, ne répondant aux outrages que par une inaltérable patience : Immobilis durât. Il adressait de fréquents messages à la pieuse comtesse Mathilde, lui rappelant les souvenirs de Gré­goire VII, la priant de continuer à servir et à protéger l'Eglise de Jésus-Christ1. » Nous verrons

--------------------

1. B.. Urbain II, Epist. v, tom. cit. col. 28S.
3. B. Urbain
II, Epist. ix, col. 292.

3. Domnizo, Vita Mathild. lib. II, cap. III ; Pair, lat., t. CXLXVIIl, col. 1003.
Cf. Ruinart, Vit. B. Vrban. 11, cap. 23 ; Pair, lat., t. CLI, col. 13. 
Muratori avait cru pouvoir identifier cet Odo de Tuliore avec l'évêque de Baveux Odo, frère de Guillaume le Conquérant. Dom Ruinart a rectifié cette inadvertance du célèbre annaliste italien. En 888, Odo de Bayeux luttait en Angleterre à la tête d'une insurrection formidable contre le roi Guillaume le Roux son neveu.

4.  Vit. Mathild. loco cit.

=========================================

 

p101 CHAP.   II.     PREMIÈRE  AKNÉE   DE   POATIFICAT (1088). 

 

Urbain II persévérer durant tout son pontificat dans cette attitude de résignation patiente, sans vouloir jamais recourir à la force, même lorsqu'il l'eut entre les mains, pour faire rentrer les séditieux dans le devoir. Cette mansuétude paternelle finit par triompher de toutes les résistances ; elle amena aux pieds du pontife non-seulement la ville de Rome mais le monde catholique tout entier. Le nouveau cardinal Jean de Gaëte, venu du Mont-Cassin à la suite d'Urbain II, déploya dans cette circons­tance un zèle et une activité dont les annalistes contemporains font le plus grand éloge. « Par sa naissance qui le rattachait à la fa­mille des comtes de Gaëte, disent-ils, Jean disposait d'un crédit considérable. Son mérite, sa vertu, les qualités de l'esprit et du cœur qu'il possédait à un degré suréminent furent dans cette épo­que de troubles et de périls une ressource vraiment providentielle. Grâces immortelles soient rendues au prince des apôtres, qui ins­pira vraiment Urbain II son successeur en lui suggérant le choix d'un tel auxiliaire ! Les premiers mois qui suivirent le retour du pontife à Rome furent très-laborieux et très-pénibles. Le très-illus­tre et fameux patricien Pierre de Léon s'était mis à la tête des dé­fenseurs de saint Pierre ; il installa le pape dans l'île du Tibre, et l'y protégea contre les incursions des schismatiques. Assiégé au milieu de sa capitale, Urbain II était secouru par le dévouement et la charité des dames romaines. On vit jusqu'à de pauvres men­diantes prélever sur leur propre détresse le tribut qu'elles voulaient offrir au vicaire de Jésus-Christ. Tant était irrésistible le charme exercé autour de lui par le très-éloquent pontife ! II apprécia bien­tôt la sagesse, l'habileté, la prudence de Jean de Gaëte, qu'il prit pour conseiller intime et nomma chancelier de la sainte Eglise. Ainsi refleurirent les traditions de la grande éloquence au sein de la chancellerie romaine. Le Regestum d'Urbain II, tout entier écrit de la main de Jean de Gaëte sous l'inspiration du seigneur aposto­lique, est comparable comme pureté de style, comme élégance de latinité, aux plus beaux monuments de ce genre 1. »

----

1 Gelasii II Vita, Watterich, t. II, p. 93. — Cette notice de Gélase II qu'on croit avoir été rédigée par le diacre romain Pandolphe se trouve intégrale­ment reproduite par le Codex Regius.

=========================================

 

p102        PONTIFICAT  DU  B.   URBAIN  II  (1088-1099).

 

§ IV. Vicissitudes politiques et religieuses (1089),

 

   18. Urbain II nourri dans sa détresse par le denier des pauvres femmes et les offrandes des riches matrones romaines, c'est une des formes du pontificat suprême institué par Jésus-Christ avec le double caractère de la royauté universelle et de la persécution inces-sante. « Le Père m'a donné toutes les nations en héritage. Comme mon Père m'a envoyé, je vous envoie. » Telle est l'institution di­vine de la royauté pontificale. « Vous serez bienheureux lorsque le monde vous maudira, lorsqu'il vous abreuvera d'outrages en haine de mon nom. » Telle est la consécration également divine du mar­tyre perpétuel de la papauté. Pierre dans les liens, Pierre délivré par l'ange du Seigneur, c'est toute l'histoire de l'Église. Sur les flots mouvants de la politique humaine, parmi les révolutions so­ciales, les bouleversements de peuples, d'états, de royaumes et d'empires, la barque du pêcheur de Galilée retrouve, comme sur le lac de Génésareth, des tempêtes périodiques. Mais dans la bar­que de l'Église comme dans celle de Tibériade le Maître divin n'a­bandonne jamais le gouvernail. Même lorsqu'il semble dormir, son oreille entend et son cœur exauce toujours le cri de la prière apos­tolique : «Seigneur, nous périssons ! Sauvez-nous. » Les épreuves que subissait alors Urbain II, captif volontaire dans l'île du Tibre, sous le toit hospitalier de Pierre de Léon, reçurent une consolation inattendue. « Le comte Egbert de Misnie qui avait entraîné dans sa défection les Saxons ses compatriotes, dit Bernold, ne tarda point à se repentir du concours si imprudemment prêté par lui au pseudo-empereur. La tyrannie de Henri IV pesa bientôt plus lourdement que jamais sur les malheureuses provinces de Saxe. Le vénérable Hartwig, archevêque de Magdebourg, de concert avec les princes saxons vint trouver Egbert et lui tint un langage dicté par la foi la plus sincère et le plus pur patriotisme. Le jeune comte déjà disposé par ses propres remords à goûter de pareils avertissements promit de réparer sa faute. Il tint parole. La veille de Noël 24 décembre 1088, comme le roi se disposait à célébrer la solennité du lendemain dans le château de Gleichen en Thuringe, Egbert à la tête d'une poignée de chevaliers vint le surprendre et le força à se

==========================================

 

p103  CHAP.   II.     VICISSITUDES   POLITIQUES   ET   RELIGIEUSES   (1089).     

 

retirer avec ses troupes sur une hauteur voisine. Egbert l'y poursuivit et après deux jours d'attaque le fit prisonnier, lui et tous ses défenseurs, entre autres l'archevêque de Brème Liémar et le comte Berthold. L'évêque ou plutôt l'antechrist de Lausanne, Burchard, fut tué les armes à la main. Tout le trésor, le sceptre, le diadème et les autres insignes impériaux remis au pseudo-empereur par l'antipape Clé­ment III, tombèrent au pouvoir des Saxons. C'en était fait de Henri IV sans l'imprudente générosité de ses vainqueurs. Comme le parjure ne lui coûtait rien, il prit l'initiative de reconnaître ses fautes passées ; il abjura le schisme, promit de faire satisfaction au pape légitime et de se soumettre à la pénitence qui lui serait im­posée. A ces conditions il fut remis en liberté, et alla cacher sa honte à Bamberg. Le comte de Misnie rendit à Dieu et à saint Pierre de solennelles actions de grâces pour cette victoire inespérée ; il renouvela son serment de fidélité inviolable à la cause commune du saint-siége et de la patrie. L'un des articles de la capitulation signés par Henri portait que l'évêque de Metz Hérimann, détenu prisonnier par les schismatiques lombards, serait délivré et rendu à l'amour de ses diocésains. Des messages partirent aussitôt pour l'Italie et ramenèrent en triomphe le vénérable captif, »

 

   19. Toute l'Italie et Rome elle-même connurent  bientôt ces importantes nouvelles (février 1089). N'espérant plus le  secours  d'un roi vaincu et impuissant auquel ses sujets venaient  d’arracher le serment de se réconcilier avec le pontife légitime, les schismatiques abandonnèrent le parti de l’antipape, ou  du  moins  ils  se  tinrent dans une réserve prudente, afin de se ménager à tout événement le bénéfice de la neutralité. Henri lui-même avec sa duplicité habituelle semblait leur donner l'exemple. Il voulut sanctionner par un décret spécial la destitution de l'intrus de Metz, sa propre créature, et la restauration du pasteur légitime aux vertus duquel il rendait un so­lennel hommage. « Quant aux Romains, reprend Bernold, ils chas­sèrent honteusement l'hérésiarque Wibert, après lui avoir fait jurer qu'il n'aurait plus la témérité d'envahir le siège apostolique1. » Le mou-

------------------

1. Bernold, Chronic, Pair, lai.; t. CXLVIIl, col. 1399.

2. 1 Cuïbertus autem heresiarcttes a Homanis turpiter expellitur et ne amplius

=========================================

 

p104        PONTIFICAT   DU   B.   URBAIN   II   (1088-1099).

 

vement se communiqua aux principales cités de l'Italie septen­trionale. À Milan l'archevêque Anselme de Ro fit, ainsi que nous l'a déjà appris la notice pontificale, une sincère et édifiante soumission. « A Plaisance, reprend Bernold, les habitants chassèrent leur évêque schismatique : ils élurent pour le remplacer le confesseur de la foi Bonizo, l'ancien titulaire de Sutri, illustré par dix années de souf­frances, de captivité ou d'exil. A Pise Urbain II envoya un évêque catholique qu'il voulut sacrer de sa main et qui se montra digne de la distinction dont il était l'objet. Il se nommait Daïmbert. Toutefois ses antécédents dans la carrière ecclésiastique n'étaient pas régu­liers. L'évêque Pierre de Pistoie et l'abbé Rusticus de Vallombreuse, tous deux profondément dévoués à la cause orthodoxe, adressèrent à ce sujet des réclamations au pontife. La réponse qui leur fut adressée ne nous est point parvenue dans son intégrité. On en dé­couvrit au XVIIe siècle le commencement dans un manuscrit fruste de la bibliothèque de Saint-Victor de Paris. Quelques phrases de la conclusion avaient été insérées au décret de Gratien. Voici d'abord le fragment initial : « Urbain II pape à l'évêque de Pistoie et à l'abbé de Vallombreuse Rusticus. — Vous nous mandez que dans vos provinces on s'est vivement scandalisé en apprenant que nous avions donné la consécration épiscopale à l'évêque de Pise, attendu que ce personnage aurait jadis reçu le diaconat des mains de l'hérétique Guezelo. Or, nous savions parfaitement que ce Guezelo fût un héré­tique1. Il envahit par simonie l'évêché de Mayence; pour obtenir ce bénéfice ecclésiastique ou tout autre qui aurait pu satisfaire son ambition il avait depuis longues années servi un roi publiquement anathématisé. En récompense de l'investiture simoniaque achetée à ce prix, il persévéra jusqu'à sa mort dans la familiarité du roi

-----------

apostolicam settem iuuadere pnesumat, juramento promittere compellitur. (Bernold. anD. 1089, toc. cit.)

1. 1 Guezelonem hasreticum fuisse. Voici au sujet du nom de Guezelo, et du fragment de la lettre pontificale où il est ainsi orthographié, la note de Dom Ruinart : Banc epistolam Vrbani II papx ex manuscripto bibliothecss Sancti Yictoris Parisiensis cum aliis plurimis misit excudendam reverendus do-

=========================================

 

p105 CHAP.   II.   —  VICISSITUDES   POLITIQUES   ET   KEL1G1EUSES   (1089).     

 

excommunié 2. Ce Guezelo avait reçu la consécration épiscopale des mains d'évêques schismatiques, en sorte que dans un concile (celui de Quedlimbourg présidé en 1085 par Odo en qualité de légat apos­tolique) nous l'avions nous-même condamné, excommunié et déposé de tout  office ecclésiastique sans espoir de réhabilitation…………     3»

Ici s'arrête le fragment de la lettre sans nous dire la décision adoptée par rapport à l'évêque de Pise. Mais cette lacune est comblée par l'extrait suivant, inséré au Décret de Gratien : « Bien qu'il soit constant que Guezelo ait été simoniaque, l'interrogatoire auquel nous avons soumis Daïmbert nous a prouvé que celui-ci n'avait acheté par aucun acte de simonie le diaconat qu'il en avait reçu. Depuis, Daïmbert s'est séparé absolument d'esprit et de corps du parti de l'hérésie et du schisme ; il a déployé pour le service de l'Église catholi­que toute l'énergie dont un homme est capable. Or, il est de tradition dans les précédents du siège apostolique de tenir compte non pas seulement du mal qui a pu être commis mais des actes accomplis pour le réparer, surtout quand ils ont un tel éclat. Nous avons donc cru, dans les nécessités urgentes d'une époque si troublée, devoir ra­tifier l'ordination diaconale de Daï'mbert. Nous disons la ratifier, et non la réitérer1. » Là se termine l'extrait analytique de Gratien. Il suffit , pour suppléer à la perte du document original et en faire com-

------------------

minas Joannes Picardus Sancti Yictoris Parisiensis ecclesix canonicus reguïaris. (Jux cm hactenus mdlibi impressa fuerit, et quam-dam, de simonia décrétaient constilutionem contineat, dignam judicavi quse in tucem emiite-retur Hic Guezelo, ut bene notandum esse monuit dictus dominus Picardus, idem est quem passim Urspergensis abbas nuncupat Wecilonem, Sigefridi Moguntini archiepiscopi demortui successorem, seu potius Aloguntinx ecclesix invasorem ab Benrico rege intrusum. Née obstat quod apud Urspergensem YYeciio nominetur, quem Urbanus papa hic Guezetonem appelïat : nam familiare est Gallis aiiisque nationibus ut nomina omnia propria qux apud Germunos scribuntur in principio per geminum W, ipsi primam htieram V in G conuer-tant, adeoque pro Wezelone scriptum fuerit Guezelo, uti pro Wiberto Guibertus. (Patr. lat., t. CLI, col. 295.)

1. Nous avons dit plus haut que l'intrus de Mayence Wecilo  était mort en 1087.

2.  B. Urban. Il, Epist. xi, Patr. lut., t. CLI, col. 295.

3. 1     Corp.jur. Canonic, edit. Lips., col. 374.

=========================================

 

p106         PONTIFICAT DU  B.   URBAIN II   (1088-1099).

 

­prendre la conclusion. Daïmbert fut maintenu sur le siège épiscopal de Pise.

 

20. Cet incident nous donne l'idée de nombreuses difficultés pra­tiques que le schisme soulevait de toutes parts. « Le seigneur pape Urbain II voulant, dit Bernold, tracer à ce sujet les  règles à suivre convoqua un synode gênerai où cent quinze évêques se trouvèrent réunis. La il confirma par son autorité apostolique les décrets de ses

prédécesseurs 1. » Ce concile dont nous n’avons plus les actes dut être tenu à Rome dans la première semaine après la fêle de Pâques, qui tombait en 1089 au ler avril. C'est du moins ce qui résulte de la lettre suivante, datée du 18 de ce mois, et adressée par Urbain II à Gébéhard évêque de Constance : «Les points sur lesquels vous nous consultez et qui sont controversés dans vos provinces ne soulèvent pas moins de difficultés en Italie. Pour les trancher, nous avons réuni un concile de nos frères les évêques. Après mûre délibération, d'un consentement unanime, confirmant les décrets d'excommunica­tion portés par Grégoire VII notre saint prédécesseur, avec l'assis­tance du Saint-Esprit, nous avons rangé les divers excommuniés en trois catégories distinctes. Au premier rang, nous maintenons comme séparés de l'Église catholique et absolument étrangers à tous ses membres l'hérésiarque de Ravenne envahisseur du siège de Rome, avec le roi Henri chef et promoteur de ce schisme lamentable. Au second rang, nous maintenons sous le lien de l'anathème tous  ceux qui leur prêtent assistance à eux et à leurs fauteurs par des secours en armes, en argent, par la complicité de la connivence ou des con­seils, et surtout ceux qui en sollicitent ou reçoivent des honneurs et dignités ecclésiastiques. Une troisième catégorie se compose de ceux qui communiquent avec eux dans les relations extérieures et civiles. Ceux-là, nous ne les avons point frappés d'une excommunication formelle. Cependant comme ils ont contracté une souillure, nous ne saurions les recevoir à la communion sans une pénitence et une ab­solution préalables. Les degrés de cette pénitence et le mode d'ab­solution ont été fixés en cette sorte : Ceux qui auront dans leurs rap­ports avec les excommuniés

-------

1. BerDold. Chronic. aon. 1089 ; Pair, lat., t. CXLVI1I, col. 1401.

=========================================

 

p107 CHAP.  II.  —  VICISSITUDES  POLITIQUES ET  RELIGIEUSES  (1089).    

 

cédé à la crainte, agi par ignorance, par nécessité de situation, de commerce, etc. ne seront soumis qu'à la pénitence mineure ; après quoi ils seront par l'absolution de leur confesseur rétablis dans notre communion. Quant à ceux qui de gaîté de cœur et spontanément se sont engagés dans le schisme, nous avons cru devoir les soumettre à toute la rigueur de la disci­pline, afin d'exercer par cet exemple une terreur salutaire. Toutefois nous laissons à votre prudence et à votre appréciation la faculté de tempérer cette rigueur suivant l'opportunité des circonstances.— La situation des clercs ordonnés par des évêques excommuniés a été l'objet d'un examen approfondi. Mais comme cette contagion est devenue presque universelle, il nous a paru sage de réserver la sen­tence définitive à un concile œcuménique. En attendant voici les rè­gles provisoires qui ont été adoptées : Si l'ordination a été conférée par des évêques autrefois catholiques dont la promotion n'avait point été entachée de simonie et qui n'ont reçu aucun prix simoniaque pour la collation des ordres, les clercs dont la conduite d'ailleurs serait régulière et la science suffisante pourront être maintenus dans leur ordre, après une pénitence que vous fixerez dans votre sagesse. Mais nous ne permettons pas qu'ils soient promus à un ordre supé­rieur, à moins d'une nécessité urgente et d'un mérite extraordinaire. En ce cas même les dispenses devront être très-rares et accordées avec une extrême réserve1. — Quant aux prêtres, diacres ou sousdiacre qui après leur ordination auraient commis un crime secret ou public, il est constant en droit canonique qu'il faudrait les éloigner absolument du ministère. Cependant nous laissons à votre discrétion et à votre prudence de réhabiliter, si les besoins des églises le de­mandent, ceux qui ne seraient pas entachés d'infamie et dont la vie serait redevenue exemplaire. En tous cas, le crime d'homicide pu­blic ou secret, commis avant ou après la réception de l'ordre, en­traînera de plein droit une déchéance irrévocable1. » Le pape ter­minait cette lettre en conférant à Gébéhard les pouvoirs de légat apostolique pour l'Allemagne, la Bavière,

----

1. Rarius et cum prsecipua cautela.

2. 1 Urban II, Epist. xv, toc. cit. col. 297.

==========================================

 

p108         PONTIFICAT DU  B.   CUBAIN  II (1088-1099).

 

la Saxe, la Bourgogne et la Suisse. Il devait partager ces pouvoirs avec saint Altmann de Passaw qui en était déjà investi2, et succéder à saint Pierre Igné cardinal d'Albano, qui venait, dit Bernold, « d'émigrer vers le Sei­gneur (8 février 1089), laissant par sa mort à tous les catholiques une douleur inconsolable2. »

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon