Darras tome 16 p. 10
Le héros des musul-
=================================
p10 PONTIFICAT DE THÉODORE I (642-649).
mans, le conquérant de la Syrie, de la Mésopotamie, de la Palestine, de l'Egypte, de la Lybie et de la Perse, le calife Omar tombait sous le poignard d'un esclave persan, dans la mosquée de Médine. « Sous son règne, dit Gantemir, les guerriers de l'Islam avaient pris trente-six mille cités, châteaux ou forteresses, détruit quatre mille temples ou églises, fondé ou rebâti quatorze cents mosquées. » Selon les chroniqueurs mahométans, le bâton d'Omar était plus redoutable que l'épée de ses successeurs. Il ne voulut pas laisser le trône à ses enfants. « C'est bien assez pour ma famille, disait-il, qu'un de ses membres ait un aussi grand compte à rendre à Dieu. »
4. Othman, gendre du prophète, lui fut donné pour successeur. Plus occupé des intérêts de sa famille que de ceux de l'état, le nouveau calife, par une série de mesures intéressées mais impolitiques, compromit parfois les conquêtes de son prédécesseur. Le commandement de l'Egypte fut enlevé au victorieux Amrou, et remis à l'incapacité d'Abdallah, frère du calife. Le nouveau patriarche d'Alexandrie, Pierre, successeur de Cyrus et monothélite comme lui, entretenait avec Byzance des relations assidues. On fut bientôt renseigné, à la cour de Constant II, sur l'impéritie d'Abdallah. Une flotte, commandée par le général Manuel, fut envoyée à Alexandrie. Le débarquement s'opéra sans difficulté, et les Grecs, trompant la vigilance d'Abdallah, reprirent possession de la capitale de l'Egypte (646). Il fallut recourir à l'invincible Amrou pour les en chasser. Une seconde fois donc, Alexandrie fut assiégée et prise par les musulmans1. Abdallah n'en fut pas moins
----------------------
1 Alexandrie, cette fois, fut emportée d'assaut, et il y eut d'abord un effroyable carnage commis par les soldats vainqueurs. Amrou fit les derniers efforts pour l'arrêter, mais sa voix resta longtemps perdue dans le tumulte du combat. Enfin il put se faire entendre, et les massacres cessèrent. Plus tard il fit élever la mosquée de la Miséricorde au lieu même où il avait arrêté le carnage. Les murs et les remparts d'Alexandrie furent rasés. Depuis lors, cette ville dépouillée de toute sa splendeur, réduite à une enceinte beaucoup plus étroite et remplie de ruines, n'est plus que le tombeau de l'ancienne cité d'Alexandre (Cf. Lebeau, Bist. du Bas Empire, tom. XII, pag. 517).
=================================
p11 CHAP. I. — SITUATION DE L'EMPIRE D'ORIENT.
conservé dans un gouvernement qu'il n'avait su ni défendre ni reconquérir. Pour effacer sa honte aux yeux de l'armée, il annonça le dessein de soumettre toute l'Afrique au joug du croissant. La défection du patrice Grégoire favorisait ce rêve ambitieux ; mais il eût fallu un chef plus vaillant qu'Abdallah pour le réaliser. Celui-ci, à la tête de quarante mille arabes, se présenta devant Tripoli (l'ancienne Sabrata). Grégoire avec cent-vingt mille romains lui livra bataille près de Yacoubée. Durant une journée entière les deux armées furent aux prises sans résultat décisif. La fille de Grégoire combattit vaillamment à côté de son père, en tête des légions. Le faible Abdallah était resté dans sa tente, loin du bruit des armes, parce qu'on lui avait dit que le patrice Grégoire promettait cent mille dinars 1 et la main de sa fille au guerrier qui lui apporterait la tête du chef musulman. Il prit à son tour le parti de mettre à prix la tête de Grégoire. Pendant plusieurs jours le combat se renouvela avec fureur; mais dans un dernier choc, Grégoire ayant été tué d'un coup de lance, les Romains prirent la fuite. La belliqueuse fille du patrice tomba dans les fers de Zobéir (648), le soldat de fortune dont la lance avait tué son malheureux père. La victoire de Yacoubée pouvait décider à jamais du sort de l'Afrique. Heureusement pour cette riche province, Abdallah préférait le butin à la gloire : il consentit à signer un traité qui lui abandonnait la possession de Tripoli et de la Byzacène ; après quoi, il retourna en Egypte. Le nom de l'empereur d'Orient ne fut pas même prononcé dans cette capitulation. L'influence de Constantinople s'affaiblissait ainsi de tous les côtés à la fois. On vit une flotte musulmane, composée de dix-sept cents barques, aborder en Chypre. La capitale Constantia, l'ancienne Salamine, fut saccagée d'abord, puis entièrement détruite, et toute la population traînée en esclavage (648). L'année suivante, l'île d'Aradus, à vingt stades du continent syrien, eut le même sort et demeura déserte. Un lieutenant de Moaviah, Busur, ravageait en même temps la Cilicie et l'Isaurie, emmenant avec un immense butin cinq mille prisonniers de guerre. En 651,
---------------------------
1 Environ seize cent mille francs de notre monnaie.
=================================
p12 PONTIFICAT DE THÉODORE I (642-649).
une flotte de douze cents barques transporta Moaviah et son armée dans l'île de Rhodes, qui fut conquise sans coup férir. Le fameux colosse dédié à Apollon, d'une hauteur de soixante-dix coudées et du poids de sept cent vingt mille livres, fit l'étonnement des sarrasins. C'était le chef-d'œuvre de Gharès, élève de Lysippe. Dressé autrefois à l'entrée du port, il n'était resté sur pied que durant un demi-siècle. Depuis près de neuf cents ans, abattu par un tremblement de terre, il demeurait brisé sur la plage; et dans cet état on le regardait encore comme une des sept merveilles du monde. Chacun de ses doigts surpassait en grosseur une statue humaine. Un brocanteur juif acheta de Moaviah ces énormes débris, qui fournirent, dit-on, la charge de neuf cents chameaux. Le bronze du colosse de Rhodes fut ainsi dispersé dans toutes les cités de l'Asie. Constant II, épouvanté des progrès d'une invasion qui menaçait directement Byzance, acheta à prix d'or une trêve de deux ans, et envoya comme otages à Damas, résidence de Moaviah, les fils des plus riches patriciens de l’empire.
5. Dans l'intervalle de ces deux années, la cour de Constantinople attendait quelque diversion favorable du côté de la Perse. Yezdedgerd, vaincu à Nahavend en 645, dans une bataille que les musulmans appelèrent « la victoire des victoires, » n'avait pas désespéré de la fortune. Il alla solliciter jusqu'en Chine des alliés et des auxiliaires. Le khakhan des Turcs lui fournit six mille guerriers, auxquels se joignirent quelques troupes du Khorassan. A leur tête, Yezdedgerd revint occuper l'ancienne Persépolis. On crut un instant que dans cette cité, berceau de la dynastie des fils d'Hystaspe, il relèverait les ruines de la monarchie persane. Mais les armées du calife le poursuivirent jusque dans ce dernier asile. Yezdedgerd n'eut que le temps de s'enfuir. Persépolis, assiégée par les soldats de l'Islam, tomba entre leurs mains. Ses dépouilles allèrent grossir les trésors de Médine et de la Mecque. L'empire des Perses tombait pour ne se relever qu'en 1225, avec Gengiskan. Yezdedgerd fut lâchement assassiné par le khan des Turcs (651). Son fils Pérosès se retira chez les Chinois. L'empereur de Chine l'accueillit, le nomma capitaine de ses gardes et lui
=============================
p13 CHAP. I. — TROIS SIÈCLES DE CHRISTIANISME EN CHINE.
promit des secours pour reconquérir la Perse; mais il n'osa ou ne put tenir sa promesse. Bientôt la race des rois persans s'éteignit par la mort de Pérosès et de son fils………………
Darras tome 1 p. 139
4. Le règne de Constant II n'avait été qu'une série de cruautés à l'intérieur et de défaites au dehors. En 635, le gouverneur musulman de Syrie, Moaviah, dont nous avons déjà raconté les exploits antérieurs 3, avait anéanti la flotte grecque dans un ombat naval livré sur les côtes de Lycie, en vue du mont Olympe. L'empereur commandait en personne. Il dut son salut au dévouement d'un héroïque soldat, lequel, pour tromper les Sarrasins, se
---------------------
1. Patr. lat., tom. LXXXVII, col. 1152, D. Cf. Bencini, In Libr. Pontifical, htœ; Patr. lat., tom. CXXVI1I, col. 783.— 2. Labbe, Collect. Conc, tom. VI, ol. 961. — 3. Cf. chap. i de ce volume, pag. 12.
=====================================
p140 PONTIFICAT DE SAINT VITALIEN (657-672).
couvrit du manteau de pourpre de Constant II, et se fit tuer à sa place. La ruine de Byzance paraissait inévitable. La flotte musulmane cinglait vers la Corne d'or, pendant qu'une armée sous les ordres de Moaviah s'avançait par la Cappadoce, et entrait sans coup férir à Césarée. La mort du calife Othman, assassiné à Médine par les émirs révoltés (656), délivra inopinément Constantinople. Ali, gendre du prophète, fut proclamé calife par les meurtriers d'Othman ; mais la célèbre Aïscha, veuve de Mahomet, toujours ambitieuse et toujours puissante, se déclara, à la tête d'un parti nombreux, pour le vainqueur du mont Olympe, Moaviah. Celui-ci rassembla toutes les forces dont il pouvait disposer, même les garnisons, qui avaient jusque-là occupé la Sicile, et se porta en toute hâte sur Médine, afin d'y soutenir son élection. Dans l'espace de trois mois, les historiens musulmans affirment qu'il se livra quatre-vingt-dix batailles. A la journée dite du Chameau, Aïscha, montée sur un de ces dromadaires, combattit aux premiers rangs. Dix-sept mille de ses défenseurs tombèrent à ses côtés; elle-même fut prise et conduite à Ali. Mais le respect des Ismaélites environna dans les fers la femme chérie du prophète; elle finit ses jours à Médine, tellement vénérée que, captive, elle semblait commander encore. Moaviah rétablit bientôt l'équilibre rompu par cette défaite : il finit par triompher entièrement de toutes les résistances. Ali fut assassiné dans la mosquée de Cufa. Son fils Hasan, un instant reconnu pour calife par les Arabes, mourut empoisonné. Moaviah demeura paisible possesseur du sceptre et de l'encensoir, réunissant le double pouvoir spirituel et temporel accordé par l'Islam à ses monarques, ce rêve que Constant II poursuivait inutilement à Constantinople. La dynastie musulmane des Ommyades, ainsi appelée du nom patronymique de Moaviah, petit-fils d'Ommyas, inaugurait par cette série de victoires et de crimes un pouvoir qui devait subsister près d'un siècle. Moaviah cessa d'habiter Médine, et transporta à Damas le siège de son nouvel empire (656), Après une secousse aussi violente, l'islamisme avait besoin de reprendre haleine pour continuer sa guerre de conquêtes. Le calife se préoccupa d'abord de discipline intérieure et de réformes religieuses. Le Coran avait
=====================================
p141 CHAP. III. — L'EMPEREUR FRATRICIDE.
déjà donné naissance à tant de commentaires, de versions et d'interprétations différentes, que le tout formait la charge de deux cents chameaux. Moaviah rassembla les muftis et les docteurs de l'Islam pour faire un choix parmi ces rapsodies sans nombre. On ne conserva que six volumes, connus sous le nom de Sonna. Le reste fut impitoyablement jeté au fleuve 1. Le législateur espérait de la sorte éteindre toutes les controverses. Il se trompait. Les six livres de la Sonna fournirent un nouveau thème aux disputes opiniâtres de soixante-douze sectes, dont deux existent et se combattent encore de nos jours. L'une, celle d'Omar, domine chez les Turcs; l'autre, celle d'Ali, règne chez les Persans, les Tartares et les Indiens.