Darras tome 17 p. 114
§ V. Le pape et Luitprand.
La politique insensée du défunt empereur à l’égard de l’Italie avait semé dans cette province des germes de mécontentement qui produisirent des luttes sanglantes. D’un autre côté, la consti-
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tution féodale du royaume lombard se prêtait à toutes les ambitieuses convoitises des ducs, et entretenait un état d’agitation perpétuelle. Malgré son autorité prépondérante et la force de son génie, Luitprand ne venait pas toujours facilement à bout des rebelles. Ceux-ci cherchaient d’ordinaire le concours de l’exarque de Ravenne, et trouvaient dans son alliance un appui qui doublait leurs forces. En 729, Trasimond, fils de Faroald duc de Spolète, s’empara des états de son père et contraignit le malheureux vieillard à se faire moine. Surexcité par ce barbare succès, Trasimond porta plus haut ses vues : de concert avec Romuald II, duc de Bénévent, il entreprit de se faire proclamer roi des Lombards. La tentative échoua devant l’énergie de Luitprand, qui surprit les deux rebelles par la rapidité de sa marche, et les vit implorer à ses genoux le pardon de leur faute (730). Il agréa leur soumission forcée, et la paix sembla rétablie. Mais Trasimond n’avait nullement renoncé à ses rêves ambitieux. Son duché de Spolète était séparé de celui de Bénévent par le territoire romain, dont les papes étaient dès lors les gouverneurs réels, bien que nominalement le ducatus Romanus, comme on disait alors, eût à la tête de ses milices un duc relevant de l’exarque de Ravenne. Pour conserver la liberté des communications avec son allié de Bénévent, Trasimond avait intérêt à se ménager sinon l’alliance au moins la neutralité bienveillante du pape et de l’exarque. Ce fut sans doute dans cette vue qu’il consentit, ainsi que nous l’apprend le Liber Pontificalis, au rachat du castrum Galliense (Gallese) par saint Grégoire III. Cette forteresse, dont le nom rappelait l’antique invasion des Gaulois de Brennus, faisait depuis longtemps partie du territoire de Rome ; mais les ducs lombards de Spolète s’en étaient violemment emparés1 . La restitution à prix d’or d’un domaine injustement détenu enrichissait Trasimond, et lui donnait un titre à la faveur du pape. Sur les entrefaites, Romuald II mourut prématurément, vers 733, laissant un fils au berceau, Gisulf II, que la fidélité des Bénéventins eût voulu maintenir sous une régence dans les états paternels.
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1 Murator., Annal. Ital., ad anD. 735.
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p116 PONTIFICAT DE SAINT GRÉGOIRE III (701-711).
Mais Luitprand, qui n’avait pas oublié la révolte du père, spolia le fils, et investit du duché vacant un seigneur lombard de sa propre famille, nommé Grégoire. Ce dernier étant mort lui-même en 74O, les Bénéventins, qui avaient impatiemment supporté son joug, se choisirent un duc à leur guise, nommé Godescalc, et renouvelèrent leur alliance avec Trasimond dans le but de détrôner Luitprand. L’exarque de Ravenne entra dans cette ligue, à laquelle saint Grégoire III demeura complètement étranger, ce qui ne l’empêcha pas d’en être bientôt la victime.
59. Luitprand ne laissa point à la révolte le temps de s’organiser. Il fondit avec la rapidité de la foudre sur les provinces de l’Ombrie, et parut à la tête d’une aimée formidable aux portes de Spolète. Trasimond, trop faible pour résister, ne pensa pas même à soutenir le premier choc. Fuyant la vengeance du roi, il courut se réfugiera Rome, où le duc Étienne, par ordre de l’exarque, mit à sa disposition toutes les milices romaines. Ainsi la politique byzantine allait compromettre la sécurité de Rome, et engager le pape dans un conflit terrible. Simple réfugié à l’ombre de la confession de saint Pierre, Trasimond y eût trouvé l’asile inviolable que l’Église ouvrait alors à toutes les infortunes royales ou particulières : mais entré en belligérant pour recruter dans Rome même une armée, il n’était plus l’hôte du pape, il devenait l’allié de l’exarque de Ravenne, de la cour de Byzance. Saint Grégoire prévoyait toutes les calamités qu’une pareille situation allait attirer sur la capitale du monde chrétien. Le roi lombard réclama en effet l’extradition du duc rebelle, et n’ayant pu l’obtenir, il s’empara comme représailles des cités d’Ameria, Orta, Polimarzo et Blera, appartenant au territoire romain 1. De leur côté, Trasimond, le duc
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1 Nous avons encore une lettre de saint Grégoire III aux évêques de Toscane pour les prier de joindre leurs instances à celles des légats apostoliques, le prêtre Anastase et le sous-diacre régionnaire Adéodot, dans le but d'obtenir de Luitprand la restitution de ces quatre cites. « Si vous refusiez votre coucours, dit le pape, je n'hésiterais pas, malgré les infirmités qui m'accablent, à entreprendre moi-même ce laborieux voyage, et je sévirais contre votre négligence à remplir les obligations contractées le jour de votre sacre envers l'église du bienheureux Pierre. » (Fa!>: tat., Iota. LXXXIX, col. 5b5.)
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Etienne, Godelscalc de Bénévent, à la tête de toutes les milices de Rome et de l'Italie méridionale, profitant de la saison d'hiver qui avait rappelé Luitprand dans sa capitale, firent un retour offensif sur l’Ombrie, chassèrent les garnisons lombardes, et entrèrent triomphants à Spolète. A cette nouvelle, Luitprand jura de se venger sur les Romains de l’appui qu’ils venaient de prêter à son ennemi, et prépara tout pour l’exécution de ses menaces.
59. Telle était, au commencement de l’an 741, la situation pleine de périls créée à Rome par l’astucieuse et vindicative politique de Byzance. Isolé dans ce conflit, Grégoire III cherchait de quel côté pourrait lui venir le secours. Son regard et ses espérances se fixèrent sur les Gaules ; le vainqueur d’Abdérame lui parut le seul prince digne de sauver Rome et l’Église. Plusieurs ambassades furent coup sur coup adressées à Charles Martel. Le pape lui envoya les clefs du tombeau de saint Pierre, avec quelques parcelles des chaînes du prince des apôtres. Nous avons encore deux des lettres écrites par saint Grégoire au héros austrasien. Voici la première : « Au seigneur et très-excellent fils Charles vice-roi (subregulo), Grégoire pape. Le flot des tribulations nous submerge, nos larmes ne tarissent ni jour ni nuit, en voyant la sainte Église de Dieu abandonnée par les fils sur lesquels reposait son espoir. Dans toute la province de Ravenne, les revenus ecclésiastiques, les ressources destinées à l’entretien et à la nourriture des pauvres de Jésus-Christ, ont été anéantis par le roi lombard. Rome et son territoire sont envahis par des bandes armées, qui dévastent et ruinent les domaines de saint Pierre; tout ce qui avait échappé au fer et au feu est maintenant livré au pillage. Déjà, très-excellent fils, vous avez été informé de notre détresse, cependant aucune consolation ne nous est encore venue de votre part. Vous avez ajouté foi aux fausses relations qui vous ont été adressées par Luitprand, et la vérité que nous vous faisions connaître n’a obtenu près de vous aucune faveur. Plaise au Seigneur de ne point vous l’imputer à péché. Les Lombards qui assiègent Rome nous répètent sans cesse : Qu’il vienne donc, ce Charles que vous avez appelé à votre secours, qu’il vienne avec ses Francs; nous verrons s’il vous tirera de nos mains! —
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p118 PONTIFICAT DE SAINT GRÉGOIRE III (731-Til).
De telles insolences ne font que redoubler notre douleur, et nous sommes bien forcé d’avouer que la sainte Église de Dieu, votre mère spirituelle, ne trouve plus, parmi tant d’illustres enfants, un seul protecteur. Le prince des apôtres est assez puissant, très-cher fils, pour détendre lui-même sa maison et son peuple, pour tirer vengeance de ses ennemis ; mais il veut éprouver le cœur de ses fidèles. Pour savoir exactement la vérité et vous convaincre, très- chrétien fils, que toutes les accusations dont nous sommes l’objet sont dénuées de fondement, choisissez un de vos fidèles serviteurs, un homme intègre, que l’or ne puisse séduire, chargez-le de se rendre près du roi lombard et ensuite près de nous. Il verra de ses yeux l’injustice dont nous sommes victime, l’humiliation de l’Église, la dévastation de ses domaines, les larmes des pauvres et des orphelins. De la sorte, il pourra éclairer votre religion. Au nom du Seigneur notre Dieu et notre juge, pour le salut de votre âme, nous vous en conjurons, très-chrétien fils, ne différez pas votre intervention, et ordonnez à Luitprand de rentrer dans les limites de ses états. Je remets entre vos mains les clefs de la confession du bienheureux Pierre : ne faites pas au prince des apôtres l’injure de préférer à son alliance celle d’un roi lombard. Le porteur de ces lettres, Anschard, votre serviteur fidèle, vous dira de vive voix tout ce qu’il a vu ici, et tout ce que nous l’avons chargé de vous déclarer plus spécialement en notre nom 1. »
60. Cette dernière parole indique suffisamment que l’envoyé du pontife avait à poursuivre près de Charles Martel une négociation dont le secret ne pouvait être confié aux hasards d’une correspondance si lointaine. Nos chroniques nationales nous apprennent la nature des propositions faites par le pape au héros austrasien. « En ce temps, dit le continuateur de Frédégaire, le bienheureux pape Grégoire, successeur du prince des apôtres, envoya en Austrasie une ambassade solennelle, comme on n’en avait jamais vu dans les Gaules. Les légats remirent à Charles Martel les clefs de la confession de saint Pierre, des fragments de ses
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1 S. Gregor. III, Epist. V; Pctr. lat., tom. LXXXIX, col. 581-5S3.
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chaînes, et d’autres présents aussi nombreux que magnifiques. Le pape annonçait l’intention de se soustraire à la domination des empereurs d’Orient, et il offrait au prince Charles le consulat de la ville de Rome1 . » Les Annales veteres, en mentionnant le fait, y ajoutent quelques détails importants. « Outre les lettres du pape, dit cette chronique, les légats apportaient un décret des princes et du peuple de Rome, déclarant leur volonté d'abandonner l’empereur grec et sa domination, pour se mettre sous la protection et la défense du prince franc 2. » Pendant que cette première légation négociait avec Charles Martel, un second message de Grégoire III, plus pressant encore, parvint au puissant maire du palais. « Nos douleurs se multiplient, disait le pape, je m’adresse encore une fois à votre excellence, comme au fils dévoué du bienheureux Pierre prince des apôtres. Les attaques et les violences des Lombards sont devenues intolérables. Ils ont spolié tout ce qui appartenait à la basilique de Saint-Pierre ; ils ont enlevé les riches offrandes qu’elle tenait de votre munificence et de celle de vos parents. Le seul fait d’avoir imploré votre protection devient à leurs yeux un crime impardonnable ; c’est pour nous en punir qu’ils ont dévasté l’église Saint-Pierre. Notre envoyé donnera de vive voix à votre excellence de plus amples détails. Pour vous, très-cher fils, le Dieu tout-puissant vous traitera, en cette vie et dans l’autre, selon que vous en userez vous-même vis-à-vis de l’Église qui implore votre secours. Montrez à tout l’univers, en prenant notre défense, combien est sincère la foi qui vous anime, combien est ardent votre amour pour le bienheureux Pierre prince des apôtres. Ainsi vous assurerez à votre nom l’immortalité dans le temps, et à votre âme la gloire éternelle 3. »
61. « Les envoyés du pape et du peuple romain furent reçus par le prince avec une extraordinaire magnificence, disent nos annalistes, et Charles Martel les chargea à leur retour de riches présents. Un plaid national fut réuni pour délibérer sur la détermina-
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1 Fredegar., Chronic. continuât., Pair, lat., III pars; tom. LXXI, col. 68C.
2. Annal, veter. Francor.; Pair, lot., loin. XCV1II, col. 1414.
3. S. Greg. III, Epist. VI; Pair, lot., tom. XCIX. col. 583.
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p120 PONTlFlCAT DE SAINT CHÉC01HE III (7.'M-7il).
tion à prendre. La réponse du prince et du peuple tranc fut transmise à Rome par une ambassade, qui devait en même temps déposer de somptueuses offrandes au tombeau du bienheureux Pierre prince des apôtres. Le duc d’Austrasie choisit pour cette mission Grimo, abbé de Corbie, et plus tard archevêque de Rouen, auquel il adjoignit un religieux de Saint-Denis, Sigebert, promu lui-même dans la suite à la dignité abbatiale 1. » Mais quelle fut la teneur de cette importante réponse, délibérée dans un plaid national, adoptée à la fois par Charles Martel, par les leudes et les guerriers francs? Les chroniqueurs ne nous le disent point. On devine cependant, au choix des envoyés chargés de la transmettre, une intention bienveillante. D’autre part, il est certain que Luitprand cessa bientôt sa lutte contre Rome, et que cette ville demeura quelques années encore sous la domination de l’empire grec. D’où l’on peut conclure que Charles Martel, sans refuser absolument pour l’avenir le rôle de consul romain, ne voulut point l’accepter dans le présent. Il lui fallait d’abord assurer à sa famille la couronne de France, but de toute son ambition. Il ne pouvait prendre en Italie un rôle souverain, quand il n’était encore dans les Gaules qu’un maire du palais. Son alliance avec Luitprand s’opposait d’ailleurs à une intervention à main armée. Cette alliance s’était traduite, de la part de Luitprand, par un secours efficace, au moment de l’invasion des Sarrasins. Pour la fortifier davantage, Charles Martel avait envoyé le jeune Pépin, son fils, au roi des Lombards, afin que, selon la coutume de ce temps, Luitprand accordât au prince franc l’adoption légale, en lui coupant quelques boucles de cheveux : de tels antécédents ne permettaient pas une rupture soudaine. Enfin, quand les envoyés du pape arrivèrent dans les Gaules, Charles Martel était déjà atteint de la maladie à laquelle il devait bientôt succomber. Nous croyons donc que, déclinant les propositions du peuple romain, Charles se contenta d’agir près de Luitprand, pour le déterminer à cesser sa lutte contre le pape et le saint-siège. L’heure de créer un empereur
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‘Cf. Fredegar., Chronic, continuât., loc. cit. et Annal, veter. Francor., loc. cit.
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p121 CHAP. I. — LE VÉNÉRABLE BÈDE.
d’Occident n’était pas encore venue, mais les événements la préparaient. Baronius a très-judicieusement caractérisé la politique de Grégoire III, en disant «qu’il sema dans les larmes ce que ses successeurs allaient bientôt moissonner dans l’allégresse. » Les envoyés de Charles Martel ne devaient plus revoir ce prince, qui mourut au mois de septembre 741, dans la villa de Carisiacum (Quiercy-sur- Oise). Ils arrivèrent à Rome pour assister aux funérailles du pape saint Grégoire III, dont la vie et le pontificat se terminèrent le 28 novembre suivant. Ainsi la même année vit disparaître les trois personnages les plus considérables du monde, le pape, l’empereur d’Orient et le duc d’Austrasie.