La cité de Dieu 2

St Augustin tome 23 p. 451

 

CHAPITRE IX.

 

Raisons pour lesquelles les bons et les méchants

sont également affligés.

 

   1. Mais dans ce désastre qu'ont donc souffert les chrétiens, qui, aux yeux de la foi, ne doive tourner à leur profit ? D'abord, considérant humblement toutes les iniquités qui ont porté la colère de Dieu à verser sur le monde ces immenses calamités, tout éloignés qu'ils sont de ces crimes et de ces désordres impies, cependant ils ne se croient pas tellement exempts de fautes, qu'ils ne peuvent mériter ces maux temporels pour leurs propres péchés. En effet, outre qu'il n'y a personne dont la vie, si irrépréhensible qu'elle soit, ne cède en certaines occasions à la concupiscence charnelle, et qui, tout en s'abstenant de crimes énormes, de forfaits abominables et impies, ne se rende néanmoins coupable de quelques péchés ou rares, ou d'autant plus fréquents qu'ils sont plus légers ; trouverait‑on facilement quelqu'un qui traite comme ils doivent être traités, ces hommes dont l'orgueil effrayant, la luxure, l'avarice et les iniquités exécrables et impies forcent Dieu de broyer la terre, selon la menace qu'il en a faite par son prophète? Qui donc vit avec cette sorte de gens comme il faudrait y vivre? Trop souvent, par une dissimulation coupable, on évite de les éclairer, de les avertir, et même de les reprendre et de les corriger ! On fuit la peine, on n'ose pas leur déplaire, on craint de les irriter, de peur qu'ils ne deviennent un obstacle, et ne nous nuisent dans les biens temporels que notre cupidité désire acquérir, ou dont notre lâcheté redoute la perte. Aussi quoique la vie des méchants répugne aux bons, et que cette répugnance les préserve de la damnation, que les impies doivent encourir après cette vie, cependant, comme ils se montrent trop indulgents à l'égard de ces iniquités condamnables, par crainte de perdre des biens qui sont, pour eux‑mêmes, une source de

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fautes légères et vénielles, il est vrai; c'est justice qu'ils soient punis avec les méchants dans le temps, bien qu'ils soient épargnés dans l'éternité. C'est justice que, partageant avec eux les châtiments envoyés par la Providence, ils éprouvent l'amertume de cette vie, qui, en les charmant par sa douceur, les a empêchés de faire sentir aux impies l'amertume salutaire des reproches.

 

   2. Si pourtant on omet de reprendre et de corriger ceux qui font mal, soit qu'on attende un moment plus favorable, soit qu'on craigne qu'ils n'en deviennent plus mauvais, ou bien encore de peur qu'ils ne détournent les faibles de la piété et de la vertu, et que par leurs violences ils ne les éloignent de la foi , ce n'est plus instinct de cupidité, mais c'est une charité prudente. Ce qui est répréhensible, c'est que des hommes qui, par une vie réglée montrent l'horreur qu'ils ont pour les crimes des méchants, alors qu'ils devraient blâmer et reprendre les fautes d'autrui , les tolèrent avec faiblesse ; ils ne veulent pas s'attirer d'inimitiés, ni s'exposer à souffrir des dommages dans ces biens temporels dont ils peuvent jouir d'une manière légitime, mais auxquels ils sont trop attachés pour des chrétiens, qui ne sont dans ce monde qu'en passant, et qui portent dans leur cœur l'espoir de la patrie céleste. Ce ne sont pas seulement ceux qui plus faibles, sont engagés dans les liens du mariage, ayant ou désirant avoir des enfants, possédant des maisons et des serviteurs, enfin, ceux auxquels l'Apôtre enseigne et rappelle leurs devoirs mutuels d'épouses et d'époux, d'enfants et de pères, de serviteurs et de maitres ; ce ne sont pas ceux‑là seulement, dis‑je, qui, avides d'acquérir les richesses de ce monde et ne pouvant en supporter la perte qu'avec chagrin, n'osent pas s'exposer à la haine de ces hommes dont ils détestent la vie criminelle et souillée. Non, ceux‑là même, qui, menant une vie plus parfaite, qui, libres des liens du mariage, se contentent d'une nourriture frugale et de simples vêtements, souvent trop soucieux de leur réputation ou de leur vie, s'abstiennent de reprendre les méchants dont ils redoutent la perfidie et les violences. Encore que cette crainte n'aille pas jusqu'à céder aux menaces et aux persécutions des impies pour imiter leurs crimes, toutefois, le plus souvent ils ne veulent pas blâmer ce qu'ils refuseraient de commettre, et cela, lorsque leur blâme servirait peut‑être à la correction de quelques‑uns. Ils ont peur, s'ils ne réussissaient pas, que leur vie ou leur réputation soient compromises. Ce qui les retient, ce n'est pas la pensée qu'ils ont besoin de l'une et l'autre pour ins-

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truire le prochain ; c'est bien plutôt cette faiblesse qui se complait dans les louanges et l'estime des hommes (I Corinth., iv, 3), qui craint leurs jugements et redoute les tourments et la mort de la chair. Ce n'est donc pas une charité discrète, mais une sorte de cupidité qui les empêche d'accomplir ce devoir de la correction fraternelle.

 

3. Voilà une raison, selon moi, assez importante, pour laquelle, quand il plait à Dieu de punir par des peines temporelles la corruption des mœurs, les bons sont châtiés avec les méchants. Ils sont punis comme eux, non pas parce qu'ils vivent comme eux, mais parce que comme eux ils aiment cette vie temporelle, bien qu'ils n'y soient point aussi fortement attachée. Cette vie, les bons devraient la mépriser, pour que les méchants repris et corrigés pussent obtenir la vie éternelle; que si ces derniers ne voulaient pas s’unir à eux pour l'obtenir, on les supporterait alors et on les aimerait comme ennemis; car tant qu'ils vivent, on ignore s'ils ne doivent pas un jour se convertir. En ce point sont encore plus coupables, ceux auxquels il est dit par la bouche du prophète : “Celui‑là mourra dans son péché, mais je demanderai compte de son âme à celui qui doit veiller sur lui. » (Ezech., xxxiii, 6.) En effet, c'est pour reprendre les pécheurs qu'on a établi dans les églises des surveillants, c'est‑à‑dire, les pasteurs des peuples. Toutefois, quoique n'étant point pasteur, il n'est pas absolument exempt de cette faute, le chrétien qui, voyant dans ceux avec lesquels il vit plusieurs choses à reprendre et à blâmer, se tait de peur de s'attirer une haine qui le troublerait dans ces biens dont il jouit légitimement, mais auxquels il attache trop de prix. Une autre raison encore pour laquelle les bons sont affligés de calamités temporelles, est celle dont Job peut fournir l'exemple, c'est-à‑dire, pour que l'homme éprouvé apprenne à se connaître, et voie si sa piété envers Dieu part d'un motif désintéressé.

 

CHAPITRE X.

 

Les justes n'éprouvent aucun dommage des pertes

temporelles.

 

  1. Après avoir sérieusement médité ces raisons, voyez s'il est arrivé aux chrétiens fidèles et pieux quelque mal qui ne puisse se changer en bien. Serait‑elle fausse, par hasard, cette parole de l'Apôtre : « Pour ceux qui aiment Dieu, nous savons que tout concourt à leur bien. »

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 (Rom., viii, 28.) Ils ont perdu tout ce qu'ils possédaient, mais ont‑ils perdu la foi, la piété et ces biens de l'homme intérieur « qui le rendent riche devant Dieu ? » (I Pierr., 111, 4.) Telles sont les richesses des chrétiens, possesseurs de ces biens. L'Apôtre disait : « C'est une grande fortune que la piété unie à la modération d'esprit. Nous n'avons rien apporté en ce monde, nous n'en pouvons rien emporter; ayant de quoi nous nourrir et nous vêtir soyons contents. En effet, ceux qui veulent devenir riches tombent dans la tentation et les piéges du démon ; ils s'égarent dans des désirs insensés et funestes, qui précipitent les hommes dans l'abîme de la perdition et de la damnation. La soif des richesses est la cause de tous les maux; quelques-uns, égarés par cette passion, ont erré dans la foi, et se sont exposés à beaucoup d'afflictions et de peines.» (I Tim., vi, 6.)

 

2. Or, si dociles aux leçons que leur donnait l'Apôtre dénué de richesses temporelles, mais riche de biens intérieurs, ceux qui ont perdu leur fortune dans ce grand désastre la possédaient dans cet esprit, c'est‑à‑dire, s'ils usaient des biens de ce monde comme n'en usant pas (I Corinth., vii, 31), ils ont pu dire avec l'homme inébranlable au milieu des plus rudes tentations : « Je suis sorti nu des entrailles de ma mère et nu je retournerai dans le sein de la terre; le Seigneur m'avait donné, il m'a ôté; il a été fait selon son bon plaisir. Que son nom soit béni. « (Job, 1, 21.) Fidèle serviteur, la volonté de son maître était sa plus grande fortune, il s'enrichissait en s'y attachant, et il ne s'attristait pas de se voir pendant sa vie abandonné par des biens, qu'il aurait dû bientôt lui‑même abandonner en mourant. Quant à ceux qui, plus faibles, avaient pour ces biens terrestres quelque attachement immodéré, sans cependant les préférer au Christ, la douleur qu'ils éprouvent de cette perte leur fait sentir ce qu'il y avait de déréglé dans leur affection ; car, autant ils s'étaient exposés aux afflictions et aux peines, selon la parole de l'Apôtre citée plus haut, autant leur douleur a dû être grande. Il fallait qu'ils fussent instruits par l'expérience, puisqu'ils avaient si longtemps négligé les enseignements de la parole. En effet, quand l'Apôtre dit: « Ceux qui veulent devenir riches tombent dans la tentation, etc. » (I Tim., vi, 9) c'est le désir cupide des richesses qu'il blâme et non leur possession. Ne dit‑il pas ailleurs: «Ordonnez aux riches de ce monde de n'être point orgueilleux, de ne point mettre leur confiance dans des richesses incertaines, mais dans le Dieu vivant qui nous donne tout en abondance pour en jouir.

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Qu'ils soient bienfaisants, riches en bonnes œuvres; qu'ils donnent l'aumône de bon cœur et avec générosité; qu'ils s'amassent un trésor solide de bonnes œuvres pour l'avenir, afin d'obtenir la véritable vie. » (I Tim., VI, 17.) Ceux qui ont fait cet usage des biens sont largement consolés de leurs pertes légères; ce qu'ils ont sûrement conservé, en faisant facilement l'aumône, leur donne plus de joie, que ne leur cause de tristesse la perte si facile de ce qu'ils avaient timidement conservé. Ils ont pu perdre sur la terre ce qu'ils n'avaient pas eu la force de transporter ailleurs. Et de fait, ceux qui ont suivi ce conseil de leur Seigneur : « Ne vous amassez pas des trésors sur la terre, on le ver et la rouille les dévorent, où les voleurs les découvrent et les dérobent; mais placez vos trésors dans le ciel où le voleur ne peut les atteindre, ni le ver les corrompre; car où est votre trésor, là aussi sera votre cœur; s (Matth., ,VI, 19) ceux‑là, dis‑je, ont vu au jour de l'affliction, combien ils avaient été avisés d'avoir écouté ce maitre si sage et ce gardien fidèle de leur trésor; si plusieurs se sont réjouis d'avoir mis leurs richesses dans des lieux dont l'ennemi ne s'est pas approché, avec combien plus de justice et de sécurité doivent s'applaudir ceux qui, sur l'avis de Dieu, les avaient placées là où il ne pouvait nullement les atteindre. Aussi Paulin, évêque de Nole, notre ami, qui avait échangé son immense fortune contre la pauvreté volontaire et les richesses de la sainteté, captif des barbares quand ils dévastèrent la ville de Nole (1), m'a raconté depuis que dans son cœur il adressait à Dieu cette prière: «Seigneur, ne permettez pas que je sois torturé au sujet de l'or ou de l'argent, vous qui savez où est ma fortune. » En effet, tous ses biens étaient là, où lui avait appris à placer son trésor, celui qui avait prédit au monde ces calamités. Ceux donc qui ont obéi au conseil du Seigneur qui leur apprend où et comment il faut thésauriser, n'ont pas même perdu de biens temporels dans l'invasion des barbares. Quant à ceux qui ont eu regret de ne pas avoir suivi ce conseil, si une sagesse prévoyante ne leur avait pas appris l'usage qu'ils devaient faire de ces biens, certes, l'expérience qui a suivi a dû le leur apprendre.

 

  3. Mais, dira‑t‑on, de très‑bons chrétiens ont subi la torture pour découvrir leurs biens aux ennemis ? Soit, ils n'ont pu ni livrer, ni perdre le bien qui les rendait bons; que s'ils ont mieux aimé souffrir les tortures que livrer ces richesses d'iniquité, ils n'étaient pas bons. Il fallait que ceux qui souffraient de tels tourments pour leurs biens, apprissent ce qu'on devait endurer

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(1) Après la prise de Rome, les Goths s'étaient répandus dans le Latium et dans la Campanie, où ils pillèrent la ville de Nole.

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pour le Christ, afin d'aimer ce Sauveur, mort pour leur procurer l'éternelle félicité, plutôt que l'or ou l'argent, pitoyables sujets de souffrances, soit qu'on les sauve par un mensonge ou qu'on les livre en disant la vérité. Dans les tortures, nul de ceux qui ont confessé Jésus‑Christ ne l'a perdu; nul, au contraire, n'a conservé son or qu'en le reniant. Aussi, peut‑être que ces tourments, qui apprenaient à s'attacher au seul bien incorruptible, étaient plus utiles que ces mêmes richesses, dont l'amour tourmentait leurs possesseurs sans aucun véritable profit. Mais il en est qui ne possédant rien, ont été tourmentés parce qu'on ne les croyait pas ?.. Peut‑être que ceux‑là désiraient les richesses et que leur volonté répugnait à aimer la sainte pauvreté; il a donc fallu leur montrer que ce n'était pas la possession elle‑même mais la convoitise qui méritait de tels châtiments. Si c'est pour avoir embrassé une vie plus parfaite, qu'ils n'avaient ni or ni argent caché, j'ignore s'il est quelqu'un de cette sorte qui ait été tourmenté pour ses richesses présumées; mais cela aurait‑il eu lieu, qu'en confessant la sainte pauvreté au milieu des tortures, c'était confesser le Christ? Aussi le confesseur de la sainte pauvreté a pu n'être pas cru des ennemis, mais il n'a pu en souffrant être privé d'une céleste récompense.

 

   4. Cependant, ajoute‑t‑on, une longue famine

a consumé une foule de chrétiens? Les vrais fidèles ont encore, par une pieuse résignation, tourné cette épreuve à leur avantage; car ceux que la faim a fait périr, elle les a, comme toute autre maladie du corps, soustraits aux maux de cette vie. A ceux qu'elle n'a pas fait mourir elle a enseigné une abstinence plus étroite et des jeûnes plus longs.

 

CHAPITRE XI.

 

Plus ou moins longue, cette vie temporelle doit avoir une fin.

 

   Mais un grand nombre de chrétiens ont été massacrés, un grand nombre ont péri de divers genres de mort affreux? Si c'est un malheur regrettable, il est commun à tous ceux qui sont nés pour cette vie. Ce que je sais, c'est que personne n'est mort, qui ne dût mourir un jour. Or, la fin de la vie égale la plus longue à la plus courte; car ce qui a également cessé d'être n'est ni meilleur, ni pire, ni plus long, ni plus court. Et qu'importe quel genre de mort mette un terme à cette vie, puisque celui qui meurt ne peut être forcé à mourir de nouveau ! Puisque les accidents de cette vie suspendent, en quelque sorte chaque jour, des morts sans nombre sur la tête de chaque homme, tant qu'il ignore celle qui doit l'atteindre, ne vaut‑il pas

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mieux en souffrir une et mourir, que de vivre et les craindre toutes ? Je sais bien que notre lâcheté préfère vivre longtemps sous la menace de tant de morts, que d'en subir une pour n'en avoir plus à craindre. Mais autre chose est ce qui répugne à notre chair faible et infirme, autre chose ce que conseille une raison droite et éclairée. La mort ne doit point être considérée comme mauvaise, si elle a été précédée d'une bonne vie ; rien ne la rend mauvaise, sinon ce qui la suit. Il ne faut pas s'inquiéter par quel accident perdent la vie ceux qui doivent nécessairement mourir, mais du lieu ou la mort les entraîne. En quoi ont pu nuire à ceux qui avaient bien vécu ces morts cruelles et effrayantes? Les chrétiens ne savent‑ils pas que la mort du pauvre pieux au milieu des chiens qui léchaient ses plaies, fut de beaucoup préférable à celle du riche impie expirant sur la pourpre et le lin? (Luc, xvi, 20.)

 

CHAPITRE XII.

 

La privation de sépulture ne saurait nuire aux

chrétiens.

 

  1. Pourtant, dans cet immense massacre, les cadavres n'ont pu être ensevelis ? C'est encore un malheur que redoute peu une foi pieuse; elle sait que la dent des bêtes féroces ne saurait nuire à des corps qui doivent ressusciter, et dont un seul cheveu ne saurait périr. (Luc, xxi, 18.) Si la rage d'un ennemi, s'exerçant sur les restes de ceux qu'il a immolés, pouvait nuire tant soit peu pour la vie future, la Vérité n'eût pas dit : « Ne craignez point ceux qui tuent le corps, mais qui ne peuvent tuer l'âme. » (Matth., x, 28.) A moins qu'il ne se trouve quelqu'un d'assez in­sensé pour prétendre que les meurtriers du corps ne doivent pas être craints avant la mort, mais après, parce qu'ils peuvent priver ce corps de sépulture. Elle sera donc fausse alors cette pa­role qu'ajoute le Christ : « Qui tuent le corps, et ensuite ne peuvent plus rien, » si leur cruauté envers les cadavres produit de tels ef­fets ! Quoi ! la parole de la Vérité serait fausse ! On avoue qu'ils peuvent quelque chose quand ils tuent, parce que le corps possède le sentiment; mais ensuite ils sont impuissants, parce qu'un cadavre ne saurait plus rien éprouver. Les corps de plusieurs chrétiens sont restés sans sépul­ture, mais nul ne les a retranchés du ciel ni de la terre, que remplit de sa présence celui qui sait d'où rappeler à la vie ce qu'il a créé. Il est vrai que le Psalmiste dit: « Ils ont livré les restes de vos serviteurs en pâture aux oiseaux du ciel et les corps de vos saints aux bêtes féroces; ils

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ont répandu leur sang comme l'eau à l'entour de Jérusalem, et il n'était personne pour les ensevelir; » (Ps. Lxxyni, 2) mais c'est pour peindre la cruauté de ceux qui l'ont fait, plutôt que pour déplorer le malheur de ceux dont les corps ont subi ce traitement, qu'il s'exprime ainsi. Ce sort peut paraître dur et cruel devant les hommes, mais « la mort de ses saints est précieuse devant le Seigneur.» (Ps. cxv, 15.) Du reste, soin des obsèques, solennité de la sépulture, pompe des funérailles, tout cela est une consolation pour les vivants plutôt qu'un soulagement pour les morts. Si de pompeuses funérailles peuvent servir à l'impie, ce sera une perte pour le juste de n'avoir qu'une humble sépulture, on d'en être privé. Une foule d'esclaves ont fait à ce riche vêtu de pourpre des obsèques magnifiques devant les hommes; mais combien plus belles étaient devant Dieu celles que le pauvre couvert d'ulcères recevait de la main des anges, qui le transportèrent non dans un tombeau de marbre, mais dans le sein d'Abraham.

 

2. Ceux contre lesquels je défends la Cité de Dieu se raillent de ces considérations; pourtant leurs philosophes mêmes ont dédaigné ce soin de la sépulture (1). Souvent des armées entières, mourant pour une patrie terrestre, se sont peu souciées du lieu où leurs corps seraient gisants, et de quelles bêtes ils deviendraient la pâture; et les poètes ont pu dire avec applaudissement: « Le ciel couvre celui qui n'a point de tombeau. » (LUCAIN, Phars., ch. vii.) Combien moins nos ennemis doivent‑ils railler les chrétiens sur ces corps privés de sépulture ? Ces derniers n'ont-ils pas la promesse qu'en un instant leur chair et tous ces membres arrachés, non‑seulement à la terre, mais au sein le plus profond des éléments, dans lesquels leurs corps se seront dissous, renaîtront et recouvreront leur intégrité première?

 

CHAPITRE XIII.

 

Pourquoi il faut ensevelir les corps des fidèles.

 

  Cependant, il ne faut pas pour cela traiter avec dédain et abandonner les corps de ceux qui sont morts, surtout ceux des justes et des fidèles, dont l'Esprit saint s'est servi comme de vases et d'instruments pour accomplir toutes sortes de bonnes ceuvres. Si le vêtement, l'anneau, ou tout autre objet ayant appartenu à un père, est d'autant plus cher à ses enfants que leur piété filiale est plus vive; à plus forte rai-

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(1) Diogène le Cynique, Anaxagore, Théodore de Cyrènes et autres. Voyez Sénèque. De la tranquillité de l'âme, ch. xiv et Ep. xcii.

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son ne devons‑nous pas mépriser des corps, qui nous sont unis d'une manière beaucoup plus étroite et plus intime que nos vêtements. Ils ne servent pas seulement d'ornement ou de secours à l'homme, mais il font partie de sa nature. De là ces soins pieux pour les funérailles des anciens justes, ces obsèques solennelles, cette sépulture recommandée; eux‑mêmes, pendant leur vie, ont ordonné à leurs enfants d'ensevelir et de transporter leurs corps. (Gen., XLV ir, 30; L, 2, 24.) Au témoignage de l'ange, Tobie s'était rendu agréable à Dieu, par le soin qu'il prenait d'ensevelir les morts. (Tob., 11, 9; xii, 12). Le Seigneur lui‑même, qui devait ressusciter le troisième jour, loue et commande de publier la bonne action d'une femme pieuse, qui a versé un parfum précieux sur ses membres, comme l’ayant fait pour sa sépulture. (Matth., xxvi, 10.) L'Evangile cite avec éloge ceux qui, ayant reçu son corps descendu de la croix, le couvrirent avec soin d'un linceul, et l'ensevelirent honorablement. (Jean, xix, 38.) Ces exemples ne prouvent pas qu'il y ait quelque sentiment dans les corps des défunts, mais ils montrent que la Providence de Dieu veille sur ces restes, et que ces pieux devoirs lui sont agréables, parce qu'ils sont un témoignage de la foi à la résurrection. D'où nous pouvons tirer cette leçon salutaire: combien sera grande la récompense des aumônes que nous faisons à ceux qui vivent et qui ont le sentiment, puisque même les soins, que nous rendons à des dépouilles inanimées, ne sont point perdus devant Dieu. Il y a encore d'autres enseignements sous ces ordres, que les saints patriarches remplis de l'esprit prophétique, donnaient au sujet de la sépulture ou de la translation de leurs corps; (Gen., xLvii, 50) ; mais ce n'est pas ici le lieu d'en parler, ce que nous avons dit suffit. Or, si la privation des choses nécessaires à la vie, comme la nourriture et le vêtement, bien que ce soit une cruelle épreuve, ne détruit chez les bons ni la patience, ni le courage, ni la piété du cœur, mais au contraire, l'exerce, et fortifie ces vertus; comment ceux qui déjà reposent en paix dans les demeures inaccessibles des saints, pourraient‑ils souffrir de ce que leurs restes ont été privés d'obsèques, et des soins ordinaires qui accompagnent les funérailles. Aussi, quand, dans le sac de Rome ou des autres cités, les corps des chrétiens sont demeurés sans sépulture, ce n'a été ni une faute pour les vivants, qui n'ont pu s'acquitter de ce devoir, ni une peine pour les morts qui ne pouvaient sentir cette privation.

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CHAPITRE XIV.

 

Les consolations divines n'ont jamais manque aux

chrétiens dans leur captivité.

 

Mais, disent‑ils, plusieurs chrétiens ont aussi été emmenés captifs ? Certes, c'est le plus grand des malheurs, si on a pu les emmener dans un lieu où ils n'ont point trouvé leur Dieu. Les saintes Ecritures ont encore de grandes consolations pour ce genre d'infortune. Les trois enfants ont été captifs, Daniel et d'autres prophètes l'ont été (Dan., i, 6), et Dieu ne manqua jamais de les consoler. Lui, qui n'a point abandonné le prophète dans les entrailles d'un monstre (Ionas, 11, 1), n'a pas délaissé ses serviteurs sous la domination d'un peuple barbare, il est vrai, mais pourtant composé d'hommes. Mais ceux que nous réfutons aiment mieux rire de ces prodiges que les croire. Toutefois, sur la foi de leurs auteurs, ils croient qu'Arion de Méthymne, le célèbre joueur de lyre, ayant été précipité d'un navire dans la mer, fut reçu et porté à terre sur le dos d'un dauphin (1). Mais ce que nous disons du prophète Jonas est plus incroyable; sans doute, car le fait est plus merveilleux, et il est plus merveilleux, parce qu'il est l'œuvre d'une main plus puissante.

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon