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9. Deux autres monuments lapidaires, non moins intéressants pour l'histoire de l'Eglise, ont été conservés jusqu'à nos comme un témoignage de la charité de saint Grégoire, dans les basiliques du Vatican et de Saint-Paul-hors-les-Murs. Ce sont deux inscriptions gravées sur des tables de marbre, où le grand pape énumère les diverses possessions territoriales dont il affecte le revenu à l'entretien du luminaire de chacune de ces deux églises. La première, apposée au portique de Saint-Pierre, était ainsi conçue : « Aux seigneurs saints et très-bienheureux Pierre et Paul, princes des apôtres, Grégoire, leur indigne serviteur. Toutes les fois que nous consacrons à votre culte le moindre objet, nous ne faisons que vous rendre ce qui vous appartient. Nous ne pouvons donc rien vous offrir qui soit à nous, et par conséquent nous n'avons pas le droit de nous glorifier de nos offrandes. Sans vous, en effet, que pourrions-nous avoir? nous qui sommes dans l'impuissance de vous rendre ce que nous tenons de vous, et qui ne faisons que vous remettre ce que, par vous et pour vous, nous avons recouvré. Donc, bienheureux apôtres Pierre et Paul, moi, votre serviteur, rappelant à ma pensée tout ce dont je vous suis redevable, moi que, par la grâce et la protection divine,
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1 Joatl. Diac, Vit. S. Greg. Magn., lib. II, cap. xxn. — 2 S. Grog. Magn., Uom. xxin in Evang. ; Pair, lut., tom. LXXVI, col. 1183.
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dès le sein de ma mère, vous avez nourri du lait de votre Église, moi que, sans égard pour mon indignité, vous avez élevé successivement par tous les degrés jusqu'au faîte souverain du pontificat, j'ai voulu dans l'humilité de mon dévouement vous offrir ce modeste don. J'ai statué, au nom de mes successeurs, que le revenu des biens-fonds et champs d'oliviers désignés ici, et recouvrés par moi des mains de ceux qui les détenaient à votre préjudice, seront consacrés à l'entretien du luminaire de vos deux basiliques, sans pouvoir jamais être aliénés, diminués ni appliqués à d'autres usages1. » Suivait la désignation complète des propriétés. La seconde table de marbre à Saint-Paul-hors-les-Murs, portait cette inscription : « Grégoire évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à Félix, sous-diacre et recteur du patrimoine de la voie Appienne. Bien que toutes les possessions de la basilique des bienheureux Pierre et Paul soient communes aux deux apôtres, puisqu'elles sont l'hommage rendu à leur nom et à leur gloire, il convient cependant, pour la plus grande régu-
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1 Voici la teneur des deux inscriptions, dont nous reproduisons exactement les abréviations et l'orthographe :
TABULA MARMOREA.AD PORT1CCM S. PETRI PARIET1 AFITXA.
f Dominis scis ac beatiss Pelro et Paulo aposiolorum principibus, Gregorius indignas servus. Quoticns laudi vestrœ usibus servitura quedam licet parba conqui-rimus, vesira vobis reddimus, non nosira largirnur, ut hœc agentes non simus elati de munere, set de solutione securi. Nam quid unquam sine vobis nostrum est, qui non possumus accepta reddere, nisi quia per vos iterum et ipsum hoc ut redderemus accepimus? Unde ego vester servus reducens ad animum multmn me vobis, beati apostoli Petre et Paule, esse deviiorern propter quod ab uberibus matris meœ divines potentiœ graiiœ protegente intro gremium Ecclesiœ vestrœ aluistis et ad in-crementum per singulos gradus usque ad summum apicem sacerdolii licet imme-ritum producere eslis dignati, ideoque hoc privilegii tnunusculum humili intérim offerre devotione prœvidi. Statua enim et a meis successoribus servandum sine aligna refragatione constitue ut loca vel prœdia cum olibetis qui inferius describuntur quos pro concinnatione luminariorum vestrorum, a diversis quibus detenebantur recolligens, vestra vobis dicavi immutilatapremanere. Id est inpatrimonio Appiœ mass Victoriolas; olibetitm in fundo Rumelliano in integro; olibet. in fundo Oc-tabiano in integro; mass. Trabaiiana olibet. in fundo Burreiano ut sp {supra) olibet. in fundo Appiano ut sp; olibet. m fund. Juliano in integro; olibet. in fundo Viviano ut sup. Olibet. in fundo Callia... olibet in fundo Solificcano olibet. in fundis Palmis, olibet. in fundis Sagaris; olibet. in fundo Marano; olibet. in fundo
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larité de l'administration, d'établir d'une manière fixe et d'assigner les revenus qui doivent être consacrés au culte de chaque basilique. Le luminaire, dans l'église de Saint-Paul, ne doit pas être moindre que dans celle de Saint-Pierre. Paul, le héros de la foi, a illuminé le monde par le rayon de sa parole : ce serait donc une ingratitude de laisser sans honneur le lieu où, conquérant la palme du martyre, il eut la tête tranchée ici-bas et couronnée pour l'éternité au ciel. Nous voulons donc que toute la propriété des eaux Salviennes soit affectée à l'entretien de son église. » Suivait, comme dans la première inscription, l'énumération détaillée de chacun des domaines compris sous cette désignation générale. Le lecteur aura sans doute remarqué la mention significative par laquelle saint Grégoire le Grand atteste «qu'il a recouvré, des mains de divers détenteurs, » les biens fonds dont il restitue le revenu aux deux basiliques. C'est là une confirmation, indirecte il est vrai, mais non sans portée, de l'authenticité des donations territo-
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Juliano; olibet. in fundo Saturriano; olibet. in fundo Caniano et Carbonaria; rnnss. Cesariana olibet. in fundo Florano; olibet. in fundo Prisciano et Grassiano; olibet. in fundo Pascurano; olibet. in fundo Variniano; olibet. in fundo Cesa-riano, etc. (Patr. lat., tom. LXXV, col. 479.)
TABULA MARMOREA AD BASILICAM S. PAULI PAPJETI AFFIXA.
Gregorius episc. servus servorum Dci Felici subdiac. et rectori patrimonii Appice. Licet ornnia quœ hœc npostoliea liabet Ecclesia beatorum Pétri ac Pauli, quorum honore et beneficiis adquisita sunt, Do sinl auctore communia, esse tamen débet in amminislralione aclionum diversilas personarum, ut in adsignalis cuique rébus cura adhiberi possit itnpensior. Cum igilur pro Ecclesia beati Pauli oposloli sollicitndo nos débita commonerel ne minus illic habere luminaria isdem preeco fidei cerneretur qui totum mundum lumine prœdicationis implevit, et valde incon-gruum ac esse durissimum videretur, ut illa ei specialiter possessio non serviret, in qua palmam sumens martyrii, capile est truncatus ut viveret; utile judica-vimus eandem massam quœ Aquas Salvias nuncupatur cum omnibus fundis suis, id est : cella vinario, Antoniano; villa pertusa, Bifurco, Priminiano, Cassiano, Si-lunis, Corneli, Tcsscllata, ctquc Corneliano cum omni jure instruclo, inslrumen-loque suo et omnibus generatiter ad eam pertinentibus cum Xl'J gratia lumina-ribus deputare, adjicientes eliam eidem cessioni hortos duo, etc. (Patr. lat., tom. cit., col. 4SI.) Celte seconde inscription, qui n'est autre chose qu'une lettre adressée par saint Grégoire le Grand au sous-diacre chargé de l'administration de la basilique, a été conservée en entier dans le recueil des lettres du pontife. (Patr. lat., tom. LXXVli, col. 1318.)
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riales faites autrefois à ces deux églises par Constantin, leur fondateur. Ce ne furent pas seulement les domaines suburbains que saint Grégoire fit rentrer sous l'administration de l'Église. En quelques années, il recouvra ceux de Sicile, dans les villes de Syracuse et de Palerme, de la Calabre, de l'Apulie, du pays des Samnites, de la Campanie, de la Toscane et de la Sabine ; dans les villes de Norcia, de Carseoli, de Ravenne; de la Dalmatie, l'Istrie, l'Ulyrie, la Sardaigne, la Corse, la Ligurie, les Alpes Cottiennes, les Gaules, la Germanie et l'Afrique. Chacun d'eux fut confié à un administrateur distinct, ayant le titre de défenseur ou recteur, qui devait correspondre directement avec le pape. C'était toujours un des premiers clercs de l'Église romaine. Une telle étendue de possessions territoriales, dans des contrées si diverses, ne s'expliquerait point sans la donation antérieure de Constantin le Grand.
10. D'autre part, elle nous fait comprendre l'importance des ressources dont pouvait alors disposer le trésor pontifical, les immenses approvisionnements de blé faits par les papes pour nourrir la population romaine durant les guerres des Lombards, les sommes consacrées au rachat des captifs, les aumônes distribuées sur tous les points du monde, les fondations charitables, et enfin les travaux ininterrompus de restaurations ou de constructions d'églises. Le Liber Pontificalis mentionne les embellissements faits à la confession de Saint-Pierre, et la restauration de l'église de Sainte-Agathe-des-Goths, par saint Grégoire. Les écrits du grand pape confirment sur ces deux points et complètent la donnée du catalogue officiel. L'église de Sainte-Agathe-in-Suburra 1, dite des Goths parce qu'elle avait au temps de Ricimer servi au culte des Goths ariens, est encore aujourd'hui un titre cardinalice. « Elle demeura fermée jusqu'à nos jours, dit saint Grégoire le Grand ; enfin je résolus de la consacrer de nouveau au culte catholique, et
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1 Santa Agata alla Suburra de Goii sert aujourd'hui d'église au séminaire des Irlandais. Au temps de Baronius, on y voyait encore une antique inscription ainsi conçue :
FL. RICIMER V. I. MAGISTER VTR1VSQVE M1L1TLF. PATniCIVS ET EXCONSVL ORD. TRO VOTO SVO EXORNAVIT.
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j'y fis déposer des reliques de saint Sébastien et de sainte Agathe. Il se passa alors deux faits extraordinaires, dont l'un eut pour témoin le peuple tout entier, l'autre les prêtres et les gardiens de l'église, qui nous l'attestèrent sous la foi du serment. Le matin de la dédicace, quand nous fûmes entré dans l'église pour y célébrer solennellement la messe, au milieu d'un immense concours de fidèles, ceux des assistants qui se pressaient à l'entrée du sacrarium, sentirent s'agiter à leurs pieds une sorte d'animal immonde qui, cherchant à se frayer un passage, traversa toute l'assemblée et sortit par la grande porte ouverte. Les personnes qui se trouvèrent sur la ligne de son parcours subirent une impression pareille à celle que produiraient les bonds et les secousses d'un porc en furie. Cependant nul ne put voir cette forme étrange, dont le choc fut également ressenti par tous. La divine miséricorde voulait sans doute manifester ainsi, sous une forme sensible, que l'esprit impur abandonnait un lieu trop longtemps souillé par sa présence. Après la célébration de la messe, nous quittâmes l'église. Mais la nuit suivante, un bruit insolite se fit entendre dans le temple, puis un éclat qui retentit comme un coup de tonnerre et ébranla tout l'édifice, sans y causer aucun autre dommage. Ce fut le dernier effort du démon, contraint de fuir devant la puissance du Christ 1. » Une lettre du pape Adrien à Charlemagne nous apprend en outre que la consécration nouvelle, donnée à l'église de Sainte-Agathe-des-Goths, avait été précédée d'une restauration complète de l'édifice. Grégoire en fit décorer l'abside d'une mosaïque représentant le Sauveur entouré des apôtres, et revêtir les murailles de peintures à fresque, dont les sujets étaient empruntés à la vie de de sainte Agathe et de saint Sébastien 2.
11. Les travaux exécutés par le grand pape à la confession de Saint-Pierre et de Saint-Paul, dans les deux basiliques des princes des apôtres, ne se bornèrent pas non plus à la riche orne-
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1 S. Greg. Magn., Dialag., lib. [Il, cap. xxxj Pair, lat., tout. LXXVII, col. 2S8. — 2.Epist. Adriani l ad Carol. Magn., De irnaginibus; Pair, lai., tout. XCVUI, col. 1286. Cf. Baldini, lit Lib. Pcrnlif. Not. ; Pair, lut., t. CXXVT1I, col. 649.
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mentation dont parle le Liber Pontificalis. Nous avons quatre lettres de saint Grégoire adressées au sous-diacre Sabinus, administrateur des biens ecclésiastiques dans le Brutium et la Lucanie, pour lui recommander d'envoyer à Rome «les bois de charpente destinés à la restauration des basiliques de Saint-Pierre au Vatican, et de Saint-Paul-hors-les-Murs1. » Il ne s'agissait donc point uniquement de baldaquins d'argent massif à établir sur l'autel des deux apôtres, mais d'une importante restauration, nécessaire pour consolider les édifices eux-mêmes. Cette circonstance explique une autre parole du Liber Pontificalis; Hic fecit ut super corpus beati Pétri et beati Pauli apostoli missœ celebrarentur. Si l'on devait interpréter cette phrase dans le sens d'une mesure nouvelle prise par saint Grégoire le Grand, la mention serait fausse. En effet, deux siècles auparavant, saint Jérôme attestait déjà l'usage des pontifes romains de célébrer les divins mystères sur le tombeau de saint Pierre et de saint Paul 2. Mais vraisemblablement l'état de délabrement dans lequel se trouvèrent les deux basiliques après tant de désastres, avait interrompu quelque temps cette coutume, qui fut reprise et régularisée par saint Grégoire, comme elle l'avait été primitivement par saint Félix I en 2693. Dans une lettre à l'impératrice Constantina, saint Grégoire fait allusion aux travaux exécutés à Saint-Paul-hors-les-Murs. « On fut, dit-il, obligé de creuser très-profondément pour établir les bases de la construction nouvelle4. » Un souvenir touchant pour nos églises des Gaules se rattache à cette restauration. Vers l'époque où elle fut achevée (594), deux personnages se trouvaient à Rome devant la confession de Saint-Pierre. L'un, homme de haute sta-
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1 Greg. Magn., lib. Xll, Epist.xi, xxi, XXII etxxill ;Patr. lai., tom. LXXVil, col. 1230.
2. On se rappelle que l'hérétique Vigilantius proscrivait le culte des saints. Jérôme lui répondait par ces paroles : Maie ergo facit romanus pontifex qui super mortuorum hominum Pétri et Pauli, secundum nos ossa veneranda, secundum te vilem pulvisculum, offert Domino sacrificia, et tumulos eorum Christi arbi-trantur altaria. (S. Hieron., Adv. Vigilant.; Pair, lat., tom. XXIII, col. 346. B.)
3 La notice consacrée à saint Félix I par te Liber Pontificalis dit formellement : Hic constitua supra scpulcra martyruni missas celebrari. (Patrol. lat., tom. CXXVIl, col. 1435. Cf. tom. VIII de cette Histoire, pag. 442.)
4. S. Greg. Magu., lib. IV, Epist. xxx; Pair, lat., tom. LXXVII, col. 70t.
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ture, à la physionomie noble et douce, se tenait debout, pendant que l'autre, de petite taille, était agenouillé et priait avec ferveur. C'étaient les deux Grégoire. Celui de Tours venait visiter le pontife romain, et accomplir le pèlerinage ad limina que sa piété méditait depuis si longtemps. Pendant que l'évêque, tout entier à sa dévotion, priait et pleurait sur le tombeau de l'apôtre, le pape considérait cet homme dont la vertu et l'éloquence, célébrées dans les vers de Fortunat, étaient connues de toute l'Italie. Le contraste d'une taille si exiguë avec tant d'éminentes qualités lui vint spontanément à l'esprit; il admirait les secrètes dispositions de la Providence qui choisit parfois les plus humbles instruments pour opérer de grandes choses. Cependant, sa prière terminée, l'évêque de Tours se releva, et tournant vers le pontife un regard inspiré : « Le Seigneur, qui nous a créés tous deux, dit-il, est le même dans les petits comme dans les grands. » Cette réponse soudaine à une pensée qu'il n'avait communiquée à personne, émut et ravit le pape. Il redoubla de soins et de vénération pour son hôte, et lui offrit au départ une chaire dorée pour lui servir de siège dans son église de Tours1. » Le saint évêque rapporta de Rome ce témoignage d'affection et d'estime, rendu par un pape docteur de l'Église au père de notre histoire nationale, et mourut l'année suivante (17 novembre 595), dans la semaine de l'octave de saint Martin, ce patron céleste qu'il avait tant aimé sur la terre avant d'aller le rejoindre au pied du trône de Dieu. Fortunat ne survécut que peu d'années à Grégoire de Tours, son ami. Il eut la douleur d'assister aux scènes de désordres dont le monastère de Sainte-Croix fut le théâtre, après la mort de
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' S. Greg. Tur. Vit., cap. XXIV; Pair, lai., tom. LXX1, col. 126. C'était sans doute une de ces chaires de marbre blaue, à moulures et ornements dorés, du même type que celles où l'illustre pontife prêchait dans les diverses basiliques de Rome, et dont nous avons parlé plus haut. Il paraît que ce don précieux de Grégoire le Grand subsistait encore en 942, époque où saint Odon de Cluny écrivait la Vie de Grégoire de Tours, et s'exprimait en ces termes : Sedemgue Turonicam ila nobilitavit ut auream ei cathedram donaret, quee apud prcefatam sedem inposterum servaretur. (Patr. lat., loc. cit.) Ce monument fut sans doute anéanti, avec tant d'autres richesses, dans la dévastation de la basilique de saint Martin de Tours par les huguenots, prélude de sa destruction complète par les révolutionnaires de 1793.
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sainte Radegonde. Une partie des religieuses ayant à leur tête Chrodielde et Basine, princesses du sang mérovingien, la première, fille du roi Caribert, la seconde de Chilpéric, se mirent en révolte contre l'abbesse Leubovera, sortirent du couvent et réunirent des hommes d'armes pour en faire le siège. Elles parvinrent à s'en emparer après un combat sanglant, et s'y installèrent parmi les horreurs du meurtre et du pillage. Enfin en 599, le gouverneur ou comte (cornes) de Poitiers, aidé de toute la population, réussit à les déloger. Un concile tenu dans l'église même de Sainte-Croix excommunia Chrodielde, Basine, avec tous leurs adhérents, et rétablit l'ordre dans le monastère sous l'autorité légitime de Leubovera. Fortunat, alors septuagénaire, venait d'être promu au siège épiscopal de Poitiers, qu'il n'occupa guère qu'une année. Nous n'avons aucun détail sur sa mort, qui eut lieu l'an 600 ou 601, le 14 décembre, jour auquel on célèbre sa mémoire dans son église1. Sur la fin de sa vie, il s'était constitué le notarius ecclésiastique des Gaules. De sa plume qui avait tracé tant de vers charmants, il écrivit les Acta et les Passiones de nos martyrs et de nos saints 2. Nous lui devons les Vies de saint Hilaire de Poitiers, le plus illustre de ses prédécesseurs, de saint Germain de Paris, d'Albinus (saint Aubin) d'Angers, de saint Paterne d'Avranches, de sainte
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1 Voici l'inscription composée par Paul Diacre, et gravée sur le tombeau de Fortunat :
Ingenio clnrus, sensu celer, ore suavis,
Cnjus dulce melos pagina multa canit, Fortunalus apex vatum, venerabilis actu,
Ausonia genitus, hac tumulatnr humo. Hujus ab ore sacro sunctorum gesia priorum
Discimus : ha?c monstrant carpere lucis iter. Felir, quœ taniis decoraris, Gallia, gemmis,
Lutnine de Quarum nax tibi ietra fugit. Uos modicos prompsi plebeio de carminé versus,
Ne tuus in populis, sancte, lateret honor. Reddc vicem misera, ne judice spernar ab œqun,
Eximiis meritis posce, béate, precor.
[Patr. lai., tom. LXXXV1II, col.4S.)
2. Tous les Acta et Passiones composés ou recueillis par Fortunat ont été reproduits par la Patr. lai., tom. LXXXVII1, col. 451-584.
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Radegoude, de saint Amand évêque de Rhodez, de saint Rémi de Reims, de saint Médard de Noyon, de saint Marcel de Paris, de Leobinus (saint Lubin) de Chartres, et de saint Maurille d'Angers. S'il n'est pas lui-même l'auteur de la Passio des saints Denys, Rustique et Eleuthère de Paris, il la recueillit du moins avec une attention pieuse, l'inséra dans son recueil hagiographique et la transmit à la postérité reconnaissante.
§ III. Œuvres de saint Grégoire.
12. Si les monuments du pontificat de saint Grégoire le Grand sont encore nombreux et illustres, si leur souvenir a laissé dans les générations une trace profonde, ses écrits n'eurent pas un moindre éclat. Pleins de gravité et d'onction, ils justifient, par la doctrine la plus pure et la plus excellente, le titre de quatrième docteur de l'Église latine, universellement attribué au grand pape 1. Sauf le livre des Morales, dont nous avons parlé précédemment, les œuvres de saint Grégoire, sont toutes postérieures à son avènement au pontificat; et pourtant elles ne forment pas moins de quatre volumes in-folio dans l'édition bénédictine de 1705. Ainsi, en treize ans et demi seulement, au milieu des sollicitudes du gouvernement le plus rempli qui fut jamais, Grégoire trouva le temps de composer des ouvrages qui auraient suffi à épuiser la vie d'un solitaire. Une fécondité si prodigieuse, nous en avons déjà fait ailleurs la remarque, est le trait caractéristique de ces génies inspirés par la sainteté que l'on nomme les pères de l'Église. Le commerce assidu avec les divines Écritures, l'habitude des graves pensées, des méditations spirituelles, donnent à l'âme un ressort, une énergie incroyables. Le fait seul de son élection fournit à saint Grégoire le
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1 On sait que les quatre grands docteurs de l'Église latine sont, dans l'ordre chronologique : saint Ambroise, saint Jérôme, saint Augustin, saint Grégoire le Grand. Deux autres noms, celui de saint Thomas d'Aquin, et celui de saint Hilaire de Poitiers déclaré docteur de l'Église universelle par Pie IX, portent maintenant à six le nombre des grands docteurs latins. Ceux de l'Église grecque sont restés au nombre de quatre : saint Athanase, saint Basile le Grand, saint Grégoire de Nazianze et saint Jean Chrysostome.
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thème de son premier chef-d'œuvre, et nous a valu le Pastoral, ce livre dont les conciles ont pu dire : « Un évêque n'a pas plus le droit d'ignorer cet ouvrage que celui d'ignorer les canons : c'est un miroir dans lequel chacun doit se considérer sans cesse 1. » Dès l'abord, Grégoire s'était plaint à tous ses amis, dans des lettres d'une éloquence attendrie, de la violence qui lui avait été faite pour l'asseoir sur la chaire pontificale. Au patrice Jean, qui avait contribué à son élection, il disait : «Je me plains de votre amour, qui m'a tiré du repos que j'ambitionnais. Dieu vous rende les biens éternels pour votre bonne intention ; mais qu'il me délivre, comme il lui plaira, de tant de périls. Me voilà, comme mes péchés le méritaient, devenu l'évêque non-seulement des Romains, mais de ces Lombards qui ne connaissent que le droit du glaive, et dont la faveur est un supplice. Voilà ce que m'a valu votre patronage 2. » A saint Léandre évêque de Séville, son intime ami, il disait : « Je suis ici tellement battu des flots de ce monde, que je désespère de pouvoir conduire au port le vieux navire usé dont Dieu m'a confié le commandement. Il me faut tenir le gouvernail parmi des milliers d'écueils. J'entends déjà les craquements du naufrage dans les membrures pourries. Je pleure en me rappelant le paisible rivage qui m'a fui, et je soupire en apercevant de loin celui où je ne puis aborder3. » Mais plus il se plaignait de son peu de mérite, plus ses contemporains le félicitaient d'une capacité dont lui seul ne voulait pas avoir conscience. L'évêque de Ravenne, Jean, alla jusqu'à lui reprocher qu'en fuyant le pontificat, et en se dérobant à la poursuite des Romains, il avait trahi son devoir et préféré son propre intérêt à celui de l'Église et à la vocation de Dieu. Ce fut à cette occasion que Grégoire, sous forme de réponse à l'évêque de Ravenne, écrivit le traité qui s'appela depuis Liber régulae Pastoralis, ou plus simplement Pastoral. «Frère bien-aimé, dit-il, vous me reprochez, dans un sentiment plein de bienveillance pour moi et d'humilité pour vous-
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1 Nulli episcopo liceat canones, aut librum Pastoratem a beato Gregorio papa, si fieri potest, ignorare, in quibus se débet unusquisque quasi in speculo assidue considerure. (Concil. Turon. III.)
2. S. Greg. Magn., lib. I, Epist. xxxi; Pair, lat., tom. LXXVII, col 483.
3. S. Greg. Magn., lib. 11, Epist. xliii; Ibid., col. 497.
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même, d'avoir cherché par la fuite à me soustraire au fardeau du pontificat. Ce n'est point là, comme quelques-uns le pourraient croire, une légère accusation. Elle est au contraire tellement grave que je veux en faire le sujet d'un livre, où ceux qui n'ont point encore été appelés aux dignités ecclésiastiques apprendront à ne pas les ambitionner, et ceux qui les possèdent à trembler devant la responsabilité qu'elles imposent. J'examinerai successivement quatre points principaux : les conditions requises pour entrer dans ce redoutable ministère ; la manière de se conduire lorsqu'on y est parvenu ; les qualités que doit avoir l'enseignement des pasteurs ; et enfin la vigilance qu'ils doivent exercer continuellement sur eux-mêmes, en sorte que la vue de leur infirmité personnelle les retienne dans l'humilité, et que leur conduite reflète exactement les vertus qu'ils prêchent 1. » Cette division, que l'illustre auteur se traçait à lui-même, est rigoureusement observée dans le corps de l'ouvrage. Elle lui donne un caractère didactique, une méthode précise, qui rappellent le genre de Boèce, et rendent sa lecture aussi attachante qu'instructive. Sur le fond même de la question controversée, savoir : s'il est permis par humilité de refuser absolument le ministère des âmes, cet ars artium, ainsi qu'il le nomme après saint Jean Chrysostome ; Grégoire est d'avis que la vraie humilité doit fuir dans la mesure du possible, mais qu'elle doit se soumettre quand la volonté de Dieu est suffisamment manifestée. C'était en somme ce qu'il avait fait lui-même. Il termine son exposition complète des devoirs du bon pasteur par ces paroles remarquables : « Le Dieu tout-puissant, modèle inimitable des pasteurs, celui qui forme leur âme à la perfection, y laisse ordinairement quelques traces d'imperfection relative ; ne voulant pas que l'éclat trop radieux de leurs vertus leur fournisse un sujet d'amour-propre et de vaine gloire. Souvent, lorsqu'ils ont triomphé en grand, leurs efforts échouent dans le détail ; ainsi leur impuissance pour de petites choses les préserve de l'orgueil excité par le succès des grandes 2. » Enfin, terminant par un retour sur lui-même, il ajoute : « Con-
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1. S. Greg. Magn., Regul. Pastor., pars I», cap. i; Patr. lut., tom. LXXVII, col. 13. — 2 Id., pars IV», col. 127. A.
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traint par la bienveillance de vos reproches, frère bien-aimé, j'ai voulu décrire le vrai pasteur tel qu'il doit être. Hélas ! le tableau prête à toutes les magnificences, mais le peintre est mauvais. Il me faut guider les autres à la perfection, moi qui suis plongé dans l'océan de mes misères. Je vous en supplie du moins, ne me refusez pas le secours de vos prières. Que votre main amie me soutienne sur les flots, et m'empêche de sombrer par mon propre poids 1 » Ce livre, dont l'écho retentira jusqu'au jour où l'Église triomphante contemplera dans les cieux, face à face et sans voile, le Verbe incarné, modèle divin des pasteurs, eut du vivant même de saint Grégoire un succès qui alarmait la modestie de son auteur. Saint Léandre, avant d'ouvrir l'exemplaire qui lui venait de Rome, se mit à genoux et le baisa respectueusement. L'empereur Maurice, en le recevant des mains du diacre Anatolius, le nouvel apocrisiaire du saint-siége à Constantiuople, voulut le lire tout d'un trait. II en fut tellement charmé qu'il le fit aussitôt traduire en grec par Anastase patriarche d'Antioche, et envoya cette version à toutes les églises d'Orient. Plus tard, Alfred le Grand le fit traduire en saxon, et le Pastoral devint le manuel des chrétientés naissantes d'Angleterre. Aujourd'hui encore, et plus que jamais, il mérite d'être lu, étudié et surtout pratiqué 2. « Ce livre, dit M. Ozanam, donna la forme et la vie à tout le corps hiérarchique, et fit les évêques qui ont fait les nations modernes. »