Scanderbeg 8

   Darras tome 31 p. 472

 

30. Il allait s'abandonner à la joie que cette nouvelle devait lui faire ressentir, quand un courrier du comte Everso d'Anguillaria, survenant à toute vitesse, lui faisait un sombre tableau des fatigues et des dangers qui l'attendaient en route, et surtout des calamités qu'allait engendrer son éloignement; avant les calendes d'août, de grands troubles devaient éclater dans l'Etat ecclésiastique, à la faveur de son absence ; il reconnaîtrait alors de quel côté étaient les conseillers qui méritaient sa confiance. Pie II, sans se laisser émouvoir par ces sinistres présages, donna simplement au courrier

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p473 CHAP.   VIII.     PENSÉE   TRADITIONNELLE   ETC.

 

l'ordre de communiquer à son maître la soumission de Piccinini et la restitution des places qu'il avait enlevées à l'Eglise. A cette occasion, il dispensa le duc de Milan de lui envoyer les cinq cents cavaliers qu'il lui avait demandés comme renfort de son escorte, à son passage par le territoire d'Assises. A Tiferni, l'évêque lui fit excellent accueil dans le palais fortifié que Nicolas V avait fait construire en ce lieu, pour ménager aux papes un asile sûr en temps de persécution. Après qu'il eut passé le Tibre, sur tout le parcours, par Narni et Intéramne, ce fut une ovation non inter­rompue jusqu'à Spolète, qui lui fit la plus magnifique réception. Chemin faisant, il multipliait les lettres et les courriers pour décider à se rendre à Mantoue les princes d'Allemagne, surtout l'empereur, qu'il avait la douleur de voir se retrancher derrière toutes sortes de prétextes plus mauvais les uns que les autres, pour s'excuser de ne pas sortir de sa coupable indifférence pour la cause de la Foi. Il put cependant obtenir de Frédéric un ordre aux princes électeurs de se rendre en personne au congrès qui allait s'ouvrir1. Arrivé à Spolète le 26 janvier, Pie II en repartit le 29 pour Pérouse. Il entra dans cette ville la veille de la Purification de la Vierge. Il y fut reçu avec plus de pompe encore et d'enthousiasme qu'il n'en avait trouvé jusque-là sur sa route. Etant à Pérouse, le Pontife laissa percer l'intention de se diriger sur Florence sans passer par Sienne, sa patrie. Il élait secrètement irrité contre ses concitoyens, parce qu'ils avaient exclu la noblesse du gouvernement de leur républi­que. A cette nouvelle les Siennois, envisageant la honte qui rejailli­rait sur leur cité, si l'on voyait un Pape leur compatriote s'en dé­tourner, se hâtèrent d'envoyer une ambassade, dont les humbles prières parvinrent à le faire revenir sur sa détermination.

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   6. Le Turc, lui, mettait à profit le temps  perdu en vaines paroles par ses adversaires, et faisait de nouveau sur terre et sur mer de sérieux progrès. Rhodes et les îles de la mer Egée conquises sous le précédent pontificat étaient en grand péril de retomber au pouvoir des Infidèles. Pie II essaya de conjurer ce désastre en chargeant le cardinal-patriarche de Venise, qui avait été contraint de dissoudre la flotte pontificale dont les Turcs avaient eu tant à souffrir, de négocier auprès du doge et du sénat l'envoi de quelques vaisseaux auxiliaires aux chevaliers de Rhodes. Mais rien ou à peu près rien ne fut fait. Cependant les ottomans, à qui cette indifférence permettait de reprendre l'avantage sur mer, le reprenaient également sur terre. A la conquête de Zendré, ils joignaient l'occupation en Bosnie de Synderovie, dont Matthias avait confié la défense au fils du roi de cette contrée, et que ce prince, trahissant

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1 Gobei.in., Continent. PU  II, lili. III.

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p494 PONTIFICATS   DE   PIE   II   ET  DE   PAUL  II.

 

la cause chrétienne et passant  dans leur camp,  leur  vendit avec sa propre apostasie pour une forte somme. La Valachie et la Hongrie étaient ouvertes aux irruptions de Mahomet: les Pannoniens terrifiés jetèrent vers le Saint-Siège le cri déchirant qu'arrache une subite détresse. Le Souverain Pontife envoya aussitôt sur le théâtre du danger, pour organiser une prompte résistance, le  cardinal-légat Jean Carvajal, qui était en pourparlers avec l'empereur dans le but de le réconcilier avec Matthias. Heureusement les Turcs, pour une cause que n'ont pas révélée les documents contemporains, se replièrent sur la Grèce. C'était encore un temps de répit, dont les princes catholiques auraient  pu profiter pour unir leurs armes contre les Infidèles. Mais ils appartenaient tout entiers aux égoïstes calculs de leurs passions personnelles.

 

   7. La belle  résolution  d'une expédition contre les Turcs, prise par les princes et les peuples d'Italie, n'avait pas tenu devant une nouvelle tentative des Français sur le royaume de Naples. Malgré la défaillante générale, Pie II ne désespérait pas cependant. Il promettait au cardinal Carvajal l'envoi prochain de douze mille cavaliers à la solde du Saint-Siège. Avec les douze mille et les fantassins qu'avait promis le roi de Hongrie, l'espérance était permise; cela pouvait déjà constituer un noyau  sérieux.  Il est certain que les projets de guerre sainte furent surtout contrariés par les troubles du royaume de Sicile entre Ferdinand et les barons, qui s'indignaient d'être aux ordres d'un bâtard : les uns désiraient la restauration de la famille d'Anjou avec René de Provence ; les autres voulaient le retour immédiat et direct au Saint-Siège. De ces derniers  furent  les  habitants  d'Aquila ; mais le Souverain Pontife, repoussant leurs offres, leur enjoignit la soumission au prince qu'il avait reconnu.  Le  porte-drapeau  des  adversaires  de Ferdinand était Antoine des Ursins,  prince de Tarente. Pie II n'obtint qu'à grand'peine l'apaisement de cette querelle. Or, à cette même époque, Jean de Lorraine, fils de René, préparait à Gènes une expédition contre le détenteur de l'héritage paternel.  Il ne lui  avait pas été possible encore d'entreprendre cette campagne, parce que l'ancien doge, Pierre de Camporegosa, qui se repentait d'avoir abdi-

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p495 CHAP.   IX.   —  CONGRÈS   DE  MANTOUE.

 

qué le pouvoir, lui faisait la guerre avec l'aide de Ferdinand et du duc de Milan ; il s'efforçait d'expulser les Français, qu'il avait appelés lui-même. Enfin Pierre, vaincu avec ses partisans, périt misérablement dans le combat, et Jean de Lorraine, tranquille de ce côté, partit pour la conquête de Naples, sur une flotte moitié marseillaise et moitié génoise, le 3 des ides d'octobre 1459. Il avait fait alliance avec le marquis de Crotone, qui avait entraîné la Calabre dans sa rébellion ; mais il le trouva défait par les Aragonais avant d'avoir pu joindre ses forces aux troupes insurgées. Il songeait à reprendre la mer, lorsque le duc de Suessa vint le trouver au Volturno, et, cet auxiliaire de la dernière heure, en embrassant son parti, amenait la défection d'un grand nombre de seigneurs1.

 

   8. Toutes ces complications de la politique occidentale ne pouvaient qu'être favorables aux progrès des Infidèles. Ils puisaient encore plus de force dans les discordes des chrétiens d'Orient. Le royaume de Chypre en fut un triste exemple à cette époque. Pie II venait de confier au cardinal Isidore, évêque de Sabine, la succession au siège patriarcal de Constantinople, avec l'administration de l'archevêché de Négrepont et de l'évêché de Nicosie. Jacques, fils naturel du  défunt roi de Chypre Jean,  avait ambitionné le siège de Nicosie. Les reines Hélène et Charlotte,  s'opposant à ces prétentions, écrivirent au Pape que Jacques, qui avait trempé les mains dans le meurtre, était indigne des honneurs de l'épiscopat. Jacques intercepta cette lettre, dont la lecture le jeta dans un  violent courroux.  Tous les factieux du  royaume accoururent à son appel. Il entra dans Nicosie, fit passer au fil de l'épée tous ceux qui voulurent lui faire résistance,  et prit possession de la ville. Mais, effrayé à l'approche du fils du duc de Savoie, qui épousait Charlotte veuve de Jean, et devenait roi de Chypre, il s'enfuit à la cour du Soudan d'Égypte. Or, Louis de Savoie, qui n'avait pas daigné s'arrêter à Mantoue pour conférer avec le Pape touchant les moyens de consolider sur sa tête la couronne qu'il allait prendre,  envoya, dès son arrivée en Chypre, une ambassade au  Soudan  pour se re-

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1 Collesdt., vi. — Fouet., tiist. Genuens., xi. — Goiselin., iv. — Pomtax., i. — Surit., Annal., xvn, I et scq. — Bizab., un.

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p496 PONTIFICATS   DE  PIE   II   ET   DE   PAUL  II.

 

connaître vassal de son empire. Celui-ci, flatté de la démarche, était sur le point de lui accorder en retour les prérogatives royales, lorsque son entourage et les conseils de Mahomet II, qui redoutait qu'un prince de race française n'attirât les Français en Orient, l'en dissuadèrent. C'est Jacques qui fut proclamé roi de Chypre, revêtu du manteau royal, ceint du diadème, et promené dans les rues du Caire, selon la coutume musulmane. Le prince intrus s'empressa de nommer archevêque de Nicosie un carme apostat qui avait été l'âme de toute cette intrigue. Il fut enfin arrêté dans le conseil du Soudan qu'une armée égyptienne expulserait de Chypre Louis et Charlotte, et réduirait à l'obéissance de  Jacques leurs partisans1.

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Darras tome 31 p. 507

 

§ III. Héroïque résolution du pape

 

 19. Mahomet II n'était pas homme à ne pas faire servir les discordes qui déchiraient le monde chrétien à l'agrandissement de son empire. Toutefois, avant d'ébranler ses troupes contre la Hongrie, il proposa la paix à Matthias, à condition que ce roi lui abandonnât la Bosnie et la Valachie, dont il était suzerain. Matthias, bien qu'engagé dans une guerre difficile avec l'empereur, qui convoitait sa couronne, repoussa courageusement cette proposition et demanda du secours au Souverain Pontife. Celui-ci,  quoique le

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1 Gorelin., Comment., vi. — Nàccler., gêner. 49, vol. n.

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p508       PONTIFICATS   DE  PIE  H   ET  DE   PAUL  II.

 

Trésor pontifical fût à sec, pourvut de ses deniers à la solde de mille cavaliers, pour l'entretien desquels le cardinal de Strigon lui prêta la somme nécessaire ; de plus les Vénitiens envoyèrent au roi vingt mille florins. Secours insuffisants ! les Turcs firent irruption sur la Valachie ; en peu de temps elle était devenue leur conquête. Le vayvode de Valachie était à cette époque Wlad Draculès, qui s'était antérieurement rendu tristement célèbre par des actes de cruauté monstrueuse. Pour conserver le pouvoir qu'il devait à l'appui de Mahomet, il avait attiré près de lui par de caressantes paroles tous les Grands de la province qui lui étaient suspects, avec leurs femmes, leurs enfants et leurs serviteurs ; l'atroce tyran fit empaler tout ce monde jusqu'au nombre de vingt mille, et distribua leurs dignités et leurs biens à ses créatures. Plus tard, Mahomet lui ayant inspiré des craintes, il fit alliance avec la Hongrie puis s'empara des ambassadeurs et des émissaires du sultan, qui avaient essayé de l'attirer dans une embuscade, et les fit également empaler. Ne pouvant opposer aux Turcs que des forces de beaucoup inférieures, il leur fit la guerre de partisan avec quelques milliers de cavaliers, ses dignes séides. Il enlevait les traînards de leurs colonnes et les massacrait jusqu'au dernier. Parfois, sortant tout-à-coup d'une embuscade, ses hommes tuaient tout ce qu'ils pouvaient, et s'éloignaient ensuite de toute la vitesse de leurs chevaux1. Une nuit, il fit irruption en plein camp des ennemis, cherchant la tente de Mahomet, dont il s'était promis d'emporter la tête. La terreur fut si grande même parmi les Janissaires, qu'il fallut l'intervention instantanée et l'autorité du sultan pour contenir l'armée et l'empêcher de prendre la fuite. On ne sut pas d'ailleurs trouver la tente impériale, les Valaques perdirent à piller un temps précieux, et l'aurore venant à paraître, ils durent s'échapper au plus tôt ; il n'y parvinrent qu'au prix de pertes sensibles. A partir de ce moment les Turcs se tinrent si bien sur le qui-vive, que sans qu'il fût possible de leur porter des coups capables de ralentir leurs progrès, ils parcoururent la province en tous sens. Les Valaques écrasés et terrorisés se soumirent et proclamèrent prince le frère de Wlad, Draculès le Jeune, qui était demeuré

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p509 CHAP.   IX.   —   HÉROÏQUE   RÉSOLUTION   DU   TAIE.

 

fidèle à Mahomet. A cette nouvelle, Wlad gagna la Hongrie avec l'espoir d'y obtenir des troupes auxiliaires. Mais les Hongrois exigèrent qu'on l'incarcérât à Belgrade, pour lui demander compte devant le juge de l'acte de cruauté féroce par lequel il avait inauguré son principat. On ne tarda pas cependant à lui rendre la liberté, et il put même réunir des troupes avec lesquelles il guerroya quelque temps contre les Turcs. Dans une de ses fréquentes rencontres avec les ennemis, il trouva une mort glorieuse, et sa tête fut envoyée en présent à Mahomet, comme une preuve irrécusable de l'annexion de la Valachie à son empire.

 

   20. Le Sultan victorieux touchait à la frontière de Bosnie ; mais les rigueurs de l'hiver et la nécessité de préparatifs nouveaux lui en firent différer la conquête jusqu'à l'année suivante. Etienne V, qui venait de succéder à son père, profita de ce temps de répit pour solliciter instamment des secours auprès du Pape. Pie II était tellement pénétré de la gravité de la situation, que pour mettre fin aux tergiversations funestes des princes catholiques, il prit la résolution extrême de marcher en personne à la tête de la croisade. Il fit connaître son dessein et soumit le plan qui en était la conséquence au collège des cardinaux ; celui-ci les accepta comme inspirés par Jésus-Christ à son Vicaire. Le premier soin fut de sonder la République de Venise, la reine des mers ; elle pouvait fournir des renseignements précieux sur la puissance des Turcs et sur la manière de la combattre. Les Vénitiens applaudirent sans réserve à la généreuse résolution de l'auguste vieillard, à qui le zèle de la cause de Dieu faisait oublier le fardeau des ans et des infirmités. Sur ces entrefaites, le doge Pascal Malipetro étant mort, la République lui donna pour successeur Christophe Moro, que saint Bernardin avait autrefois honoré de son amitié, et qui s'était attiré la vénération de ses contemporains par toute une vie de piété solide et de probité sans tâche. Le nouveau doge, accablé sous le poids de l'âge, voulait se démettre des hautes fonctions auxquelles venaient de l'appeler ses concitoyens ; le Pape le fit revenir sur cette résolution. «Ce sera la guerre des vieillards, » lui disait-il, comme il l'avait dit au duc de Bourgogne,  mais avec moins  de succès.  Pie II avait

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p510 PONTIFICATS   DE   P.E   II   ET   DE   PAUL   II.

 

rallié les Vénitiens à son projet de se mettre lui-même à la tête de la croisade en Orient; il se tournait aussitôt vers les autres puissances catholiques. L'évêque de Ferrare partit pour la France et pour la Bourgogne. Louis XI demeura sourd aux désirs du Souverain Pontife : il ne pouvait sans ressentiment songer à l'échec essuyé par sa diplomatie au sujet du royaume de Naples ; il feignait de croire que le projet dont on lui parlait n'avait rien de sérieux et n'était mis en avant que pour retarder l'envoi des secours de la France contre Ferdinand d'Aragon. Il se borna donc à répondre qu'il allait faire partir pour Rome un ambassadeur chargé de traiter avec le Vatican la question de la guerre contre les Turcs en même temps que celle de Sicile ; dans l'intervalle, il voulait travailler à la restauration en Angleterre d'Henri VI, dont la femme Marguerite s'était réfugiée près de lui.

 

   21. Le légat dut se contenter de cette réponse évasive ; se rendre en Bourgogne pour remplir le reste de sa mission. Il trouva le duc Philippe convalescent, mais fut mis aussitôt en rapports avec ses conseillers intimes pour convenir du nombre des soldats, des engins de guerre, des subsides pécuniaires, de la route à suivre. Malheureusement, en raison de l'attitude prise par Louis XI, les prévisions politiques ne permettaient pas de faire un grand fonds sur les belles promesses du duc. Il était le parent et l'allié d'Edouard d'York, et par là même la Bourgogne allait entrer en antagonisme avec la France. Une flotte française venait de transporter Marguerite en Ecosse avec une armée, que renforcèrent des troupes auxiliaires écossaises. Henri et Marguerite se jetèrent sur l'Angleterre et prirent quelques citadelles ; mais, en fin de compte, contraints d'accepter une bataille rangée, ils furent mis en fuite, perdirent les places conquises, et durent se réfugier de nouveau l'un en Ecosse et l'autre en France avec son fils 1. Tout en négociant avec les princes au sujet de la croisade dont il était résolu à prendre lui-même le commandement, Pie II s'attachait à conserver autant que possible ou même à rendre meilleures les positions des chrétiens devant

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i Godelin., vn-xi. — Belcair., Comment, rer. galli:., decad. 1, num. 4,

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p511 CHAP. IX. — HÉROÏQUE. RÉSOLUTION DU PAl'E.      

 

les Turcs. La ville de Monobassia, construite dans une situation des plus avantageuses pour la défense et munie d'un bon port, s'était donnée à l'Église et pouvait servir de point de départ à l'expulsion des Turcs du Péloponèse. Le cardinal Bessarion affirmait qu'une colonne expéditionnaire de dix mille hommes suffirait à cette tâche ; aussi le Pape l'exhorta-t-il plusieurs fois à multiplier les démarches pour obtenir ce secours des princes d'Allemagne, pendant sa légation. Mais le cardinal n'obtint rien, et Monobassia ne tarda pas à retomber sous le joug des Infidèles. Le Saint-Siège ne fut pas plus heureux dans sa tentative auprès des rois chrétiens en faveur des princes déshérités de la famille des Paléologues 1.

 

   22. Ce n'était pas seulement dans le Levant que les sectateurs du  Prophète se montraient les  persécuteurs irréconciliables du nom chrétien : les Maures d'Afrique faisaient de continuelles irruptions sur la côte espagnole, emmenaient de nombreux captifs, et ne leur rendaient la liberté que s'ils apostasiaient ou payaient une rançon exorbitante. En 1462, Alphonse de Portugal racheta de la servitude deux cent cinquante de ses sujets, et, comme le même fait se reproduisait à tout instant, il établit une congrégation dont les membres se consacrèrent exclusivement à cette œuvre de délivrance. Les Portugais possédaient chez les Maures Geuta et Alcazar, dont la conservation était de la plus haute importance : de Geuta étaient parties jadis les expéditions des Sarrasins s'élançant à la conquête des Espagnes; d'Alcazar on pouvait faire avorter les excursions nouvelles qu'ils seraient tentés d'entreprendre. Pour assurer la défense de ces deux places, qui étaient les clefs de la frontière chrétienne de ce côté, Pie II renouvela l'injonction déjà faite par Calixte III de les doter d'une maison de chacun des trois Ordres de chevalerie militaire existant en Portugal. Dans une autre partie du continent africain, le long du littoral de l'océan Atlantique, grâce aux explorations hardies des marins portugais, les bornes de l'empire chrétien s'élargissaient d'une année à l'autre. Ce n'était plus seulement dans l'archipel  des  Canaries que se faisait

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1 Phraktz., m, 27.

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p512  PONTIFICATS   DE   PIE   II   ET   DE   PAUL  II.

 

une active propagande de la Foi catholique, mais jusqu'en Guinée, cette vaste région dont les habitants étaient plongés dans les ténèbres du plus grossier fétichisme. Le Souverain Pontife, attentif aux progrès de ces découvertes lointaines, le prélude glorieux de celle d'un nouveau monde, appliqua tout son zèle à la bonne organisation des missions qu'il y fallut fonder, et mit sous le coup des censures ecclésiastiques les plus sévères l'odieuse traite des noirs, qu'avait inventée une criminelle cupidité. La lettre dans laquelle est édictée cette mesure remarquable, si bien faite pour prouver contre nos modernes philanthropes qu'à l'Église seule appartient l'initiative de toutes les grandes œuvres humanitaires, est des nones d'octobre 1402 1. Plus près du centre de la Chrétienté, au fond de la péninsule hispanique, les Infidèles possédaient encore le royaume de Grenade, contre lequel la Castille était en guerre depuis bien longtemps. Cette année, le duc Guzman de Médina-Cœli, général du roi Henri, y fit une conquête de la plus haute importance, celle de la forteresse de Gibraltar, réputée imprenable. Il s'en rendit maître par surprise, sans qu'il en coûtât une goutte de sang à son armée, alors, dit un contemporain, que les chrétiens avaient perdu jusqu'à ce jour en infructueuses tentatives pour la conquérir plus d'hommes qu'il n'y avait de pierres dans ses remparts. Henri de Castille, qui aurait pu achever dans ce moment la conquête de tout le royaume de Grenade, en fut distrait par la guerre civile suscitée par les Catalans contre Jean d'Aragon. Les conjurés, prenant les armes contre leur souverain légitime, s'étaient donné Henri pour prince. Jean, pour tenir tête à l'orage, s'assurait aussitôt l'alliance de Louis XI en lui engageant comme garantie des frais de guerre, ou même en promettant de lui céder le comté de Roussillon. Quoi qu'il en soit, et malgré le temps d'arrêt que ces troubles imposèrent aux expéditions des Chrétiens contre les Maures de Grenade, la cause catholique était en pleine prospérité de ce côté2.

 

    23. Pendant ce temps, Pie II pressait la réalisation de son   pro-

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1. Pins, xxi, pag. 113.

2. Gobi-un., x. — Maman., de reb. hispanic, xxm,

3.  — Surit.,  xvn,  38.  —

Belcair., Comment, rer. gallic, dec. 1, num. 5.

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p513 CHAP.   IX.   —   HEROIQUE   RÉSOLUTION   DU   PAPE.

 

jet de grande croisade contre les Turcs, en travaillant au rétablissement de la concorde parmi les souverains catholiques. Les cardinaux Carvajal et Bessarion n'avaient pas pu réussir à terminer le différend entre Matthias de Hongrie et l'empereur Frédéric ; trois autres diplomates, l'archevêque de Crète, le prévôt de Freisingen et l'évêque de Torcello, y furent employés ensuite. Le succès répondit enfin à ces constants efforts. Matthias, pour recouvrer la couronne de StEtienne, prit l'engagement de payer à Frédéric quatre vingt mille florins, de lui céder les places qu'il avait occupées sur la frontière allemande de la Pannonie, et, s'il n'avait pas d'enfants, de laisser l'héritage de son sceptre à Maximilien, fils de l'empereur. Celui-ci de son côté reçut l'ordre de prendre Matthias pour fils adoptif. Il lui fut permis d'ailleurs de joindre à ses autres titres celui de roi de Hongrie, mais avec défense pour l'avenir de rien ajouter en Pannonie aux possessions dont le traité fixait les limites. Il va sans dire qu'il était astreint à défendre la Hongrie contre les Turcs avec toute diligence et de tout son pouvoir. On n'a d'ailleurs à louer aucun des contractants au sujet de cette paix de 1473, que la nécessité seule eut le pouvoir d'imposer à l'un comme à l'autre1. Pie II ne négligea rien pour tirer de cet événement l'envoi d'un secours immédiat aux Bosniaques et à Matthias ; son généreux appel s'éteignit sans écho dans le vide de l'indifférence générale.

 

   24. Ce fut dans ces circonstances  que  Mahomet  II  envahit  la Bosnie pour se venger du roi Etienne qui avait refusé de payer le tribut annuel. L’armée turque ne tarda pas à mettre le siège devant Bobazi, la plus forte place du royaume. Elle était commandée par Radacès, un manichéen de vieille roche, dont on avait eu le tort de prendre au sérieux la feinte conversion au catholicisme. Ce traître, se laissant corrompre à prix d'or, ouvrit aux ennemis les portes de la ville, dont la garnison, qu'il avait endoctrinée, ne fit aucune résistance. Les Infidèles venaient d'obtenir de la trahison, sans coup férir, une forteresse à laquelle rien ne manquait  pour

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1. Goseli.n., Comment., m. — Naucler., vol. n, pea. 49.

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p514 roNTincATs de fie 11 et de paul h.

 

être défendue pendant deux ans. Le sultan vainqueur envoyait immédiatement une partie de ses troupes contre Etienne, qui, à la nouvelle de sa venue, s'était réfugié dans Lazi avec ses trésors, pour se ménager la ressource de fuir au besoin chez les Dalmates. En apprenant la défection de Radacès, il se mit aussitôt en route pour gagner le large. Les Turcs forçant la marche parvinrent à l'atteindre et le cernèrent étroitement dans le petit fort d'Eluti. Quatre jours après le roi fugitif, mourant de faim et de soif, se rendit à discrétion. Mahomet l'accueillit avec tant de bienveillance et le caressa si bien, qu'il obtint de lui l'ordre aux villes qui se tenaient encore sur la défensive, de renoncer à toute résistance. Trompées par ce stratagème, soixante-dix places environ se soumirent aux Infidèles en moins de dix jours et leur livrèrent plus d'un million de florins. Alors le sultan jeta le masque de sa clémence d'emprunt, et déchaîna sur sa nouvelle conquête toutes les rigueurs que lui conseillait le fanatisme. Les églises et les monastères furent détruits, les femmes et les filles enlevées de vive force, les personnes pieuses persécutées indignement ; toute la noblesse fut envoyée en Asie et réduite en servitude, les princes étaient massacrés et le roi lui-même, au mépris des conventions, fut écorché vif sous les yeux de son barbare vainqueur 1.

 

   23. Enhardi par le succès, le conquérant de la Bosnie, foulant aux pieds la trêve qu'il avait auparavant conclue avec Scanderbeg, tourna ses efforts contre la Macédoine. Mais tous ses généraux se laissèrent battre par une petite armée de moins de dix mille patriotes. Syna commandant vingt-mille hommes aguerris perdit enseignes, munitions, bagages, et fut mis en pleine déroute. Assombeg eut le même sort avec trente mille, et Jussombeg avec dix-huit mille, dont deux mille furent tués pendant qu'ils fuyaient. Curazbeg, dont les nombreuses victoires avaient fait le plus illustre capitaine ottoman de l'époque, demanda comme une faveur la permission de marcher contre Scanderbeg, à la tête de trente mille hommes ; le Sultan lui en accorda dix mille de plus. On était à

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1 Gobelin., xi. — C.uco.ndïi.., x. — Bonfi.w, dec. 3, 1. X. — Leunci.,, Pauileet.

—  PllILELPH.,   Ilï.

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p515 CHAP. IX. — LE PASTEUR DONNE SA VIE.

 

l'entrée de l'automne. Un corps de quatre mille éclaireurs dont le général Turc se fit précéder, fut bien vite découvert par les  Macédoniens, qui l'anéantirent. Malgré cela l'armée d'invasion s'avança jusqu'à la plaine de Livad, et planta ses tentes en face des vainqueurs. Le lendemain matin, Scanderbeg venait d'entamer l'action lorsqu'une averse soudaine sépara les  combattants.  L'ouragan  se déchaîna pendant trois jours avec une telle violence, que les Barbares découragés abandonnèrent l’Epire.   Mahomet, exaspéré de ne pouvoir vaincre Scanderbeg par les armes, recourut  à  la  ruse et fit entendre des propositions de paix; il demandait au héros macédonien de livrer son fils en otage et de donner passage libre aux Ottomans pour envahir le territoire de  la république  de  Venise. Scanderbeg repoussa comme une atteinte à son honneur de pareilles ouvertures. Alors le Sultan consentit à renouveler  la  trêve en dehors de ces conditions, avec l'espoir sans doute qu'il la ferait tourner à son profit. Il ne tarda pas à la violer, tira de la Macédoine un riche butin et ravagea les possessions Vénitiennes du Péloponèse. En même temps le Soudan d'Egypte, allié des Turcs, tentait un nouvel effort pour anéantir les derniers restes du christianisme en Asie. Le plus grand déplaisir des Infidèles était de n'avoir pu soumettre l'île de Rhodes. Ils renouvelaient à tout instant leurs tentatives contre ce petit Etat, dont les  flottes leur causaient les plus grands dommages. Attentif à ces lointains événements, le Pape essaya de secourir les chevaliers de Rhodes en faisant entrer dans son alliance avec eux les Vénitiens, le duc de Bourgogne et le roi de Hongrie.

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