Alexandre III et Barberousse 3

Darras tome 27 p. 119

 

   20. C’est dans le mois d’avril de l’année suivante 1160, après le conciliabule de Pavie, qu’Alexandre répondra. Il met en pratique le dernier conseil d’Arnoulf, s’il ne le prévient pas. Citons encore à cet égard notre meilleur guide, le manuscrit du Vatican. Ce qu’il dit de la France nous fait un plus grand devoir de traduire exactement le texte. « Furent donc envoyés dans les Gaules et les Espagnes les cardinaux évêques Antoine du titre de Saint-Marc et Guillaume du titre de Saint-Pierre aux Liens, et le cardinal diacre Odon du titre de Saint-Nicolas ; en Orient, le cardinal prêtre Jean du litre des Saints-Jean et Paul ; en Hongrie, le cardinal Jules évêque de Préneste et le cardinal diacre Pierre du titre de Saint- Eustache ; à l’empereur de Constantinople Manuel, Tiburce avec le cardinal diacre de Saint-Théodore, Andrevic ou Ardevic. Dès que se fut répandue dans le monde la vraie connaissance de l’élection, Louis le roi très-chrétien des Francs, dont le royaume ne fut jamais souillé par le schisme, et le roi des Anglais Henri reconnurent le seigneur Alexandre, Dieu le voulant ainsi, pour le père et le pasteur de leurs âmes. Les rois d’Espagne, de Sicile, de Jérusalem et de Hongrie, avec les patriarches, les évêques, les princes et les peuples soumis à leur domination, s’accordèrent également à l’accepter pour pape, pour l’unique et légitime vicaire de Jésus-Christ. L’empereur des Grecs agit de même. Seul l’empereur allemand Frédéric, avec ses complices, s’obstinant dans son erreur, persécutait violemment le saint Pontife et les courageux prélats qui le soutenaient. » Le célèbre évêque de Lisieux fait un magnifique éloge des légats envoyés au monarque anglais, dans une seconde lettre qu’on peut également appeler un monument historique. En projetant une vive clarté sur les événements, elle laisse entrevoir l’homme sous un jour qui nous semble l’amoindrir, non certes dans la vigueur de son intelligence, ni dans la sincérité de son dévouement, mais dans cet oubli de soi-même sans lequel il n’existe pas de véritable grandeur. Il y a là des préoccupations personnelles qui renferment l’explication anticipée des éclipses que l’astre va bientôt subir.

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    21. Arnoulf adresse cette seconde lettre aux cardinaux ; il commence en ces termes : « A quel point la diligence et le zèle déployés par nous vis-à-vis de nos princes, ont eu d’utilité pour amener la reconnaissance des droits de notre seigneur et père bien-aimé le pape Alexandre, vous en serez instruits, si vous ne l’êtes déjà, par le rapport des fidèles. Je n’ai nul besoin de me constituer en cela mon propre panégyriste, pour que la vérité vous soit pleinement connue. Mes précautions et mon silence n’ont pu tenir caché ce qui faisait l’admiration de toute la Normandie, ce dont m’a félicité de loin l’Angleterre elle-même » S. Bernard ne parlait pas ainsi, quand il avait mis l’Europe entière, peuples et rois, Rome et l’antipape, aux pieds d’innocent II ; il n’en parlait en aucune sorte. Après cet entraînement irréfléchi, l’éloquent évêque remonte à la hauteur de son sujet et de son caractère. Revenant sur les deux élections, il confirme tous les détails que nous avons donnés. Sa parole incisive et puissante fait de nouveau ressortir ce qu’avait de ridicule et d’insensé l’élection d’un pape par deux cardinaux ; il retrace dans ce même but les violences exercées à Saint-Pierre et l’ignoble parodie de Farfa. Les consécrateurs du simoniaque ne sont pas plus épargnés que les électeurs ; ils le sont moins peut-être. Imar de Tusculum est exactement traité comme le fut Gérard d’Angoulème 2. « Cette faction étant appréciée selon qu’elle le mérite, et par l’attentat commis, et par la qualité des personnes, je reporte avec bonheur mes yeux et ma pensée sur l’admirable ordonnance de l’autre camp. Mon âme déborde d’allégresse en contemplant, en étudiant dans les moindres circonstances l’œuvre sublime que vous avez accomplie. Je rends grâces à Celui qui vous a communiqué la prudence et la force, si bien que votre saint collège a déjoué les ruses du serpent et remporté la victoire sur les assauts redoublés de l’orgueil. Mais le nombre infime des adversaires peut-il donc s’appeler un parti? Ce nom ne s’applique pas d’avanlage à l’universalilé que nous formons ; la séparation néces-

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1. Epist. xxiv, — col. iO.

2 Cf. tome xxyi de cette histoire, pag. 346.

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saire des réprouvés ne porte aucune atteinte à la société des élus ; l’aire du Seigneur n’éprouve aucune perte, quand le vanneur purge le froment en rejetant au loin la paille.

 

   22. « Pour quiconque examine les choses de près, il est manifeste que les commencements sont marqués par un zèle pur et généreux, élections et les accroissements par une persévérante sagesse ; la patience conduira tout à la perfection selon la divine promesse, et Dieu voudra que la paix récompense les inébranlables inspirations de la foi. Ici rien de terrestre, rien pour l’homme charnel ; vous avez eu devant les yeux, non votre intérêt privé, mais le bien commun : l’honneur de l’Eglise, voilà l’unique objet de vos désirs insatiables et de vos constants efforts. Aussi votre nom restera-t-il entouré de gloire, et vos éminentes vertus seront-elles proclamées de l’une à l’autre mer; toutes les générations, voyant un tel exemple, sauront qu’on ne doit jamais abandonner la justice et la vérité par crainte d'une persécution quelconque. Ajoutez que «l’Esprit-Saint rend visiblement témoignage à notre esprit1 ; » la conscience universelle repousse et condamne avec nous le malheureux schismatique, tandis qu’elle embrasse avec un sincère et respectueux amour le Pontife notre élu. Les oeuvres de celui-là sont évidentes, œuvres de scandale et de malédiction: dans la bénédiction se déroule, au contraire, l’œuvre de celui-ci, il gagne de jour en jour dans l’estime des peuples. Tous les cœurs nous sont unis, alors même que les bouches, contraintes par un intérêt séculier, élèvent une voix dissonante, tant il est vrai que dans les âmes, sinon dans les corps, l’Eglise a remporté la victoire. Pour ceux qui se tiennent encore en dehors de cette unité, la vengeance divine n’a-t-elle pas commencé d’une manière éclatante? Le ciel pourrait-il manifester sa volonté par des signes plus intelligibles? Qui ne le voit? le prince lui-même, ce Frédéric dont le pareil n’avait pas depuis longtemps été possédé par Rome, dont on disait que Dieu le menait par la main, dont le nom était redouté jusqu'aux lointains parages de l’Orient, ne snt-il pas la

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1 Rom. vm,.16.

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p122   FONT1F1CAT      d’alexandre  III  (1159-1181).

 

réprobation divine, du jour qu’il a pris à sa charge la fortune d’Octavien.

 

   23. « Ceux qui tremblaient auparavant derrière leurs murailles, ont osé l’attaquer de front et ternir sa gloire par leurs succès. Nul doute que le doigt de Dieu ne soit là, que cette transformation soudaine ne révèle la droite du Très-Haut1, épargnant encore et différant les derniers coups. Puisse l’homme égaré comprendre cette rude leçon et revenir à la sagesse! Puisse-t-il voir dans les présents revers le signe des calamités futures! Tout bien examiné dès le commencement, mes seigneurs et mes pères, vous avez certes le droit de vous estimer heureux, puisqu’en ces conjonctures, Dieu vous a spécialement choisis entre tous les hommes, afin que par vous soient à jamais assurées l’intégrité de la justice, la vérité de la foi, la liberté de l’Eglise. Si nous sommes établis dans l’unité, si nous détestons la dépravation hérétique et surtout l’auteur de l’hérésie, c’est à vous que nous le devons ; votre exemple nous a tracé la route, votre autorité nous a donné l’élan. Vous êtes donc nos capitaines, vous êtes en réalité ces forts d’Israël qui se rangent en bon ordre autour du trône de Salomon pour éloigner les terreurs nocturnes. Vers vous, comme vers la lumière placée sur le chandelier, se tournent dans une même inspiration les Eglises de l’Orient et celles de l’Occident ; jusqu’aux iles lointaines a retenti la voix de la vérité. Quoique séparés par d’immenses espaces, nous vous sommes unis par une indivisible charité. Notre résolution est prise, et rien ne l’ébranlera: nous voulons vivre dans ce même esprit, dans cette union catholique, et nous voulons y mourir ; ni la mort ni la vie ne feront chanceler notre constance. Si dans ce monde il ne nous est pas possible d’aller à vous, de nous présenter au saint Pontife, nous nous dédommageons en donnant notre concours le plus actif à nos vénérables pères les dignes légats du Siège Apostolique, en nous consacrant absolument avec eux aux intérêts de l’Eglise Romaine. Ils nous illuminent par une telle perfection de doctrine et de sainteté, que la sympathie

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1. Psalm. liïvi, M.

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p123 CHAP. II. — UN GRAND PAPE.

 

pour leur personne l’emporte sur le respect pour leur autorité. Le peuple admire leur éminente vertu, le clergé célèbre de concert leur profonde sagesse, les princes sont saisis de frayeur devant leurs justes arrêts, toujours tempérés par la mansuétude évangélique. » L’auteur fait mention, à la fin de cette lettre, d’un incident qui avait marqué le passage des légats en France, d’une concession momentanée q’ils auraient faite au roi, dans la crainte de le pousser au schisme en le pressant trop vivement de se déclarer pour l’unité.

 

   24. Cette temporisation que la cour pontificale n’avait pas apprise sans déplaisir, mais dont elle ignorait les causes, le prélat normand l’approuve et la justifie. Dans son opinion, elle était conseillée par la prudence : on avait devant soi les grands du royaume, qui la plupart n’étaient pas pour une soumission immédiate, les émissaires de l’empereur et les représentants de l’antipape, qui prodiguait l’or en secret, les mensonges et les menaces en public. Du reste, le dénouement ne se fit pas attendre et donna raison à la sagesse des légats. Pour dissiper toutes les trames et se débarrasser de toutes les obsessions, le roi de France déclara qu’il s’en remettait à la décision du roi d’Angleterre. S’il en est ainsi, c’est que bien certainement il connaissait d’avance le sentiment de son vassal sur cette grave question. N’ayant d’autre témoin qu’Arnoulf, nous croyons plutôt que le pieux suzerain aura conservé son initiative, en s’inspirant du génie de sa nation et de sa race. Quoiqu’il en soit, l’auteur proclame le triomphe de la bonne cause, non-seulement eu France, mais encore dans l'Hibernie, l’Espagne et même la Norvège, en l’attribuant toujours à l’intervention du monarque anglais. Il écrivit de plus une lettre particulière à deux cardinaux, Jean de Naples et Guillaume de Pavie, dont il avait gagné l’amitié dans une récente légation que l’un et l’autre exerçaient eu Angleterre1. Ce document assez court, tronqué peut-être, ne disant rien qui ne soit dans les précédents, nous le notons simplement pour mémoire, et nous bâtons le pas à la suite des faits religieux

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1.        ARnulf  Lsxav. Ephl. xxv ; — Pair. lal. toin. cci, col. 43, 46.

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p124   Pontificat      d’alexandiie III (1159-1181).

 

qui se préparent ou s’accomplissent. Le prétendu concile indiqué par l’empereur, au lieu de s’ouvrir dans l’octave de l’Epiphanie selon le programme, dut être retardé jusqu’à la Chandeleur, et ne s’ouvrit même que trois jours après cette fête. On avait compté sans les héroïques efforts et la résistance désespérée des habitants de Crème. Dans les derniers jours de janvier, la ville était prise, saccagée, réduite eu cendres.

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