Darras tome 22 p. 417
§ III. Grégoire VII et saint Simon de Crépy.
25. Un saint qui appartenait par les liens du sang aux deux familles royales de France et d'Angleterre avait joint ses efforts à ceux de Grégoire VII pour rétablir l'harmonie entre le Conquérant et le jeune prince Robert Courte-heuse. C'était Simon de Crépy2, fils de Raoul II, cet ambitieux comte de Vermandois qui avait épousé la reine Anne veuve du roi de France Henri I. Simon était né en 1048 du premier mariage de son père avec Adèle, fille de Gaucher comte de Soissons, de Vitry et de Bar-sur-Aube, riche et puissante héritière qui mourutnà la fleur de l'âge en 1053, bientôt oubliée par Raoul et remplacée l'année suivante par une seconde épouse, Eléonore comtesse de Montdidier. L'enfant qui n'avait plus de
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1. Greg. VII, Epist. xxvii, lib. VII, col. 570.
2. Les Bollandistes (tom. VIII sapt.) ont établi sur une série de monuments authentiques que le titre de saint fut donné à Simon de Crépy dès le siècle qui suivit sa mort. Ils l'inscrivent eux-mêmes sous ce titre au 30 septembre jour de sa fête, bien que dans nos contrées la tradition locale lui ait seulement
donné celui de bienheureux.
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mère et dont la présence au foyer paternel devenait gênante, fut envoyé à la cour de Normandie pour y être élevé près de sa cousine, la jeune Mathilde de Flandre, déjà fiancée au duc Guillaume de Normandie et future reine d'Angleterre. Il y demeura jusqu'à l'âge de seize ans (1064) et passa à la cour de Philippe I pour y exercer, dit l'hagiographe contemporain « sa charge de primipilus (porte-étendard) du roi des Francs1.» A cette charge, la plus glorieuse de toutes celles de notre chevalerie nationale, et qui devint immédiatement après Simon de Crépy le privilège exclusif de nos rois, se rattachent des souvenirs historiques trop oubliés. L'oriflamme de saint Denys, cet étendard de la France, était conservée en temps de paix au-dessus de la châsse de l'apôtre des Gaules. Quand une déclaration de guerre avait lieu, le chevalier « voué » [advocatus), défenseur militaire de l'abbaye de Saint-Denys, venait en grand appareil au monastère s'agenouiller devant les reliques du patron céleste de la France. Après des prières solennelles et avec un cérémonial dont les formules et les rits étaient déterminés, l'abbé détachait la glorieuse oriflamme et la remettait aux mains du chevalier qui seul avait le droit de la porter dans les combats 2. Or les puissants comtes de Vermandois, alliés des rois capétiens seigneurs du Vexin, de l'île-de-France, de la Picardie, de la province de Beauvais, possédaient à titre héréditaire le protectorat du monastère de Saint-Denys, attaché au fief de Pontisara (Pontoise) permanent dans leur famille3. Telle était cette charge de primipilus dont le jeune comte de Crépy venait prendre possession en 1064 à la cour du roi mineur Philippe I, alors âgé de douze ans. Le caractère éminemment grave et saint d'un pareil office ne réagissait point encore sur le jeune homme qui en était investi. Simon n'était pas impunément le fils de Raoul; il en avait tous les instincis fougueux, les appétits irrésistibles. « Le loup n'avait point encore été transformé par la grâce divine en agneau, dit le chroniqueur.
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1 S. Sim. Cresp., Vita; Boll., loc.cit., p. 744.
1. Ducange, Glossar. voc. Aurifl.
2. Bolland., loc. cit., col. 719.
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En cette première fleur de sa jeunesse, Simon excellait dans l'art de la chevalerie; tout entier aux plaisirs du monde, il s'y livrait avec ardeur. Un jour, le faucon sur le poing, traversant la plaine à cheval, il aperçut un ramier sur lequel il lança l'oiseau de proie. Mais son espérance fut déçue et le faucon revint sans avoir atteint le timide fugitif. Cet incident fut pour Simon ce que jadis avait été pour saint Benoît le vol de la merula; comme si par les mêmes moyens le démon eût voulu tenter ces deux grandes âmes1. Furieux d'avoir manqué sa chasse, le jeune homme dans un accès de colère jura de n'aimer jamais que le mal et d'exécrer le bien2. »
26. Cet infernal serment devait être bientôt retourné en sens contraire par le souffle de l'Esprit-Saint. En 1074 Raoul II père du jeune « primipile » vint à mourir, sans avoir eu le temps de faire lever l'excommunication dont il avait été frappé pour divorce avec Éléonore de Montdidier, suivi d'un troisième mariage avec la reine Anne. Comme par un châtiment posthume de la Providence, la mort le saisit dans la ville de Montdidier, injustement retenue par lui sur l'épouse répudiée, et il y reçut la sépulture. Cette mort investissait son fils Simon, alors âgé de vingt-six ans, d'une fortune territoriale immense. Touchant par ses domaines de Picardie au duché neustrien, ses fiefs comprenant les comtés d'Amiens, Senlis, Beauvais, Meulan, Mantes, Pantoise, s'étendaient au sud jusqu'à la Bourgogne par Vitry, Bar-sur-Aube, Grancey-sur-Ource et les forêts de Molesmes où le saint abbé Robert fondait alors un monastère fameux dont nous aurons à raconter l'histoire. Mais plus cette puissance féodale était grande, plus elle alarmait la suzeraineté inquiète de la cour de France. Philippe I entrait dans sa vingt-deuxième année; il commençait contre ses grands vassaux la lutte qui devait occuper tout son règne. « Ses conseillers lui firent croire, dit l'hagiographe, qu'il viendrait facilement à bout d'un jeune homme isolé, deux fois orphelin, privé de secours et d'appui. Le roi trop jeune lui-même.
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1. Cf., tom. XIV de cette Histoire, p. 184.
2. Vit. pars I, cap. i, loc. cit.
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pour être circonspect se laissa facilement persuader. Il se jeta avec ses hommes d'armes sur les riches contrées du Vermandois, ruinant, pillant, incendiant les cités et les villages, passant au fil de l'épée les malheureux habitants. Simon tournant alors sa pensée vers Dieu puisa dans ce sentiment nouveau un courage invincible. Afin d'attirer la protection céleste sur ses armes et d'effacer autant qu'il serait en son pouvoir les fautes commises par son père, il fit partir pour Rome une députation chargée de demander les conseils du seigneur apostolique. Le pape qui régnait alors était Grégoire VII si connu déjà, sous le nom d'Hildebrand, par sa sainteté et son génie. Informé des circonstances qui avaient précédé et suivi la mort de Raoul, Grégoire répondit par une décision pleine de sagesse et de piété. Il ordonna que le corps du défunt comte de Vermandois fût exhumé d'un sol usurpé par violence, et que des messes, des prières et d'abondantes aumônes fussent offertes à Dieu pour le repos de son âme 1. » Ce fut en 1076 que la sentence du seigneur apostolique parvint au comte de Crépy. La guerre contre le roi de France durait depuis plus de deux ans avec un acharnement égal de part et d'autre, mais avec de glorieux succès pour le vaillant héritier de Raoul. « Durant ces trois années, reprend le chroniqueur, Simon ne connut de repos ni jour ni nuit. Après de longues journées de marche ou de combat, lorsque ses braves soldats prenaient quelques heures de sommeil, quittant sans bruit sa tente, accompagné d'un ami fidèle, il allait se prosterner sur le pavé des églises et se faisait une joie d'assister à l'office des matines. Lorsqu'il rencontrait un moine, un clerc, un pèlerin connu pour sa piété, il subvenait à leurs besoins et se recommandait humblement à leurs prières. Austère dans ses jeûnes, large dans ses aumônes, il laissait charger sa table de viandes succulentes, de mets exquis, et dissimulant sa mortification, il s'abstenait sous divers prétextes d'y toucher lui-même pour les distribuer ensuite aux pauvres. Sous ses riches vêtements un rude cilice macérait sa chair. »
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1 Vit. purs i, cap. i, loc. ci(,
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27. Le serment infernal était alors oublié, ou plutôt ce souvenir ne faisait que stimuler l'ardeur de Simon pour la pénitence. Les recommandations de Grégoire VII furent religieusement accomplies. Le XI des calendes d'avril (22 avril 1076), le corps de Raoul exhumé de la terre usurpée de Montdidier fut transféré au château de Crépy dans la chapelle de Saint-Arnoul. « A l'ouverture du cercueil, dit Guibert de Nogent, le jeune comte éprouva une émotion qui devait avoir sur son avenir une influence décisive. En voyant dans la misérable décomposition du tombeau les restes de celui qui avait été son très-redouté père, l'un des plus puissants et des plus terribles seigneurs de France, il comprit le néant de la vie humaine et résolut de chercher ailleurs la solide gloire1. » Cette pensée qui allait devenir pour lui comme le point de départ d'une vie nouvelle se trouve authentiquement inscrite dans une charte rédigée le jour même au château de Crépy. «Considérant que les jours de cette vie ne sont rien et voulant fixer mon âme dans la contemplation de l'éternité, disait le noble jeune homme, pour mon propre salut et pour celui de mon redouté père le comte Raoul, j'ai fait transporter son corps, de Montdidier où il reposait, dans l'église de Saint-Arnoul bâtie par ses prédécesseurs et enrichie de leurs dotations et des siennes en ce château de Crépy. Je l'ai rendu à cette église où il fut autrefois régénéré par l'eau et l'Esprit-Saint dans le sacrement de baptême ; au chant des oraisons et des psaumes, je l'ai déposé dans le sépulcre de nos aïeux à côté de la tombe de ma mère son épouse, sous la protection du bienheureux archevêque et martyr Arnoul, dont l'intercession puissante auprès de Dieu obtiendra pour nos âmes le salut éternel. À cette occasion j'ai donné à l'église de Crépy et par l'agneau d'or lui ai octroyé intégralement la terre de Boneuil [de Bonoculo) jusqu'ici relevant de mon domaine, avec tous ses serfs et toutes ses dépendances. J'ai de plus fait don à cette église de deux candélabres très-précieux, duo candelabra valde pretiosa, dont les lumières brûlant en l'honneur du saint martyr obtiendront pour l'âme de
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1. Guibert. de Novig. Monodiar , 1. I, cap. x; Pair. Lat, tom. CLVI, col. 752.
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mon père, par les mérites du bienheureux Arnoul, le bienfait de la lumière éternelle1. »
28. La piété filiale de l'héritier de Raoul devait aller plus loin dans cette voie de réhabilitation surnaturelle, où il poursuivait la conquète posthume de l'âme de son père. L'enfant autrefois banni du foyer paternel disputait à la justice de Dieu un coupable, mort dans les liens de l'excommunication, mais dont Grégoire VII n'avait pas cru devoir désespérer. La passion des armes, la soif de la guerre, la vaine gloire du soldat plus cruelle que toutes les autres, avaient compromis le salut éternel de Raoul. Son fils réfléchit sérieusement sur les trois années de luttes sanglantes qui venaient de se succéder pour lui-même. « Ses troupes aussi bien que celles du roi avaient, reprend l'hagiographe, semé la dévastation et la ruine sur la contrée. Les habitants chassés de leurs demeures fuyaient comme des troupeaux épars. A cette pensée l'âme de Simon fut prise d'angoisses terribles. Ses propres méfaits se dressaient devant lui, et il se sentit plein d'épouvante. Remettant donc à un autre temps la poursuite de la guerre, il partit pour visiter les tombeaux des saints apôtres Pierre et Paul, et pour solliciter du seigneur pape Grégoire la pénitence que celui-ci jugerait à propos de lui indiquer 2. » Cette brusque cessation d'hostilités que nos usages militaires actuels changeraient en un désastre irrémédiable pour le pays abandonné par son défenseur était alors fort naturelle. Les guerres des Saxons contre Henri IV nous en ont fourni plus d'un exemple. Les armées n'étaient point comme aujourd'hui permanentes. La plus longue expédition se terminait toujours avec le retour de l'hiver; à la fin de l'automne les belligérants rentraient dans leurs foyers. Le temps de l'Avent, les fêtes de Noël, le carême tout entier étaient placés sous la sauvegarde de la Trêve de Dieu. Nul chevalier, à moins de s'être mis lui-même, comme Henri IV d'Allemagne, au ban de la milice ohrétienne, n'aurait osé enfreindre cet « armistice de Dieu. » Or, ce fut préci-
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1 Bollarul., loc. e«.,.p. 727.
1. S. Sim.Cresp. Viia, pars \, cap. ni, loc. cit
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sèment l'époque choisie par Simon de Crépy pour entreprendre son pèlerinage ad limina. Non-seulement le roi Philippe I contre lequel il soutenait une guerre si acharnée ne mit aucun obstacle à son départ et ne songea d'aucune façon à profiter de son absence, mais il voulut à son passage à Paris lui faire les honneurs d'une réception aussi glorieuse pour l'un que pour l'autre. L’ acte suivant, daté de « la maison de Notre-Dame de Paris, le jour de la fête de Tous-les-Saints » (1er novembre 1076) en est la preuve. « Au vénérable abbé Hugues et à toute la congrégation du monastère de Cluny, Simon comte, le plus humble des serviteurs de votre sainteté, salut. — Sache votre celsitude, très bienheureux père, que j'ai pour vous dans le Seigneur une dilection plus forte que pour nul homme vivant en chair mortelle. Dans la mesure de mon pouvoir et de mes forces, je cherche à vous honorer et à vous être utile. Je concède donc à vous et à vos successeurs l'abbaye de Samt-Arnoul érigée au château de Crépy pour qu'elle relève entièrement de votre juridiction, en sorte que vous élisiez parmi vos religieux un abbé qui gouverne ce monastère selon l'esprit de Dieu et la règle du bienheureux patriarche Benoît. Je veux également porter à votre connaissance que j'ai fait cette donation par le conseil et avec l'assentiment de mes chevaliers, et qu'à ma requête le roi de France en a signe la charte. — Fait en présence du roi Philippe et du consentement de Ives évêque de Senlis. Témoins Simon trésorier du comte de Crépy, Milo et Orfanus1. » Cette charte rédigée en la vigile de la Commémoration des morts et plaçant la dépouille mortelle de Raoul sous la sauvegarde de la congrégation de Cluny, institutrice de la fête des Morts, constituait à perpétuité la rédemption de la prière sur la tombe de l'illustre coupable.
29. Simon poursuivit alors son pèlerinage ad limina. « Il se présenta sous son armure de chevalier et en appareil militaire à l'audience du seigneur apostolique, reprend le chroniquenr, luidécouvrit les secrètes terreurs de sa conscience et lui demanda -----------------------
1 Bolland., toc. cit., p. 734.
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l'absolution pour le passé. Mais Grégoire VII ne voulut point d'abord accueillir sa requête. Il exigea qu'auparavant le chevalier déposât son armure. « Sans cela, disait-il, l'absolution serait sans valeur; » inanis foret absolutio renitentis1. Cette condition surprit le chevalier; il hésita un instant, mais se rappelant le précepte évangélique: « Celui qui ne renonce point à tout ce qu'il possède ne peut être mon disciple 2, » il promit au pape d'exécuter ponctuellement tout ce qui lui serait ordonné. Il quitta donc son armure. Le pontife lui fixa alors une pénitence corporelle à laquelle il voulut personnellement s'associer pour une part et dont il donna une autre part à deux vénérables religieux présents à l'audience pontificale 3. » Simon accomplit sa pénitence avec ferveur ; il eût dès lors souhaité de renoncer entièrement au siècle, mais le grand pape ne le lui permit point encore. « Après lui avoir donné l'absolution solennelle, continue l’hagiographe, Grégoire VII lui rendit de sa main l'armure de chevalier et le renvoya dans sa patrie, lui enjoignant de conserver l'administration de ses domaines jusqu'à ce qu'il lui fût donné de conclure avec le roi de France une paix solide et durable. Pour le seconder dans cette œuvre et le maintenir dans le chemin de la perfection à laquelle il aspirait, le pape le plaça sous la direction de l'évêque de Die légat apostolique dans les Gaules et du vénérable Hugues abbé de Cluny, qui devaient le former à la discipline de l'obéissance religieuse et l'instruire de la loi divine. L'âme remplie d'une joie sainte, le comte de Crépy revint en France. Le roi Philippe n'était nullement disposé à faire la paix: Simon accepta en brave chevalier la guerre qu'on le forçait
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1. Le grand pape voulait éprouver par la meilleure de toutes les épreuves, celle de l'humiliation volontaire, la sincérité des dispositions du comte de Vermandois. Tel est, croyons-nous, le véritable sens de sa réponse.
2. Luc, xit, 33.
3. C'est ainsi que nous avons vu Grégoire VII s'imposer à lui-même des macérations corporelles et y associer divers religieux, lorsqu'il sollicitait du Seigneur la grâce de recouvrer le don des larmes. (Cf. tom. XXI de ceiu Histoire, p. )
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à reprendre, déterminé à poursuivre intrépidement la victoire. Mais les provinces dévastées, le territoire épuisé d'hommes et d'argent, toutes les calamités d'une lutte qui se prolongeait depuis quatre ans éveillèrent de part et d'autre un sentiment de compassion universelle. Une assemblée des nobles de chaque parti se tint pour terminer pacifiquement la querelle. Les sages prononcèrent une sentence juridique; Simon fut rétabli dans son légitime héritage : la concorde et la paix furent confirmées et scellées 1 » (1077).
30. Durant ces négociations dont l'heureuse issue fut saluée par des transports d'allégresse dans tout le comté de Vermandois, les nobles de France de concert avec le roi Philippe I avaient ménagé pour Simon un mariage digne de sa fortune et de sa naissance. Judith fille d'Hildebert II comte d'Auvergne et de la Marche « était, dit l'hagiographe, une fleur de vertu et de beauté incomparable. Simon à qui on la destinait pour épouse, dissimulant les secrètes et pieuses intentions de son âme, affecta de se prêter joyeusement aux préliminaires de cette alliance. Il se rendit en Auvergne où le comte Hildebert le reçut avec les plus grands honneurs, y resta quelque temps, eut plusieurs entretiens particuliers avec sa fiancée et laissa fixer l'époque de la célébration du mariage solennel. La veille du jour fixé, tous les princes et seigneurs réunis, au milieu des acclamations d'une foule immense Simon fut présenté à sa jeune fiancée et la baisa au front. Mais ce baiser donné et reçu de part et d'autre avec une égale joie n'avait pas la signification que lui prêtait la noble et joyeuse assistance. C'était le gage d'un vœu fait en commun par Simon et par Judith de se consacrer au Seigneur. La nuit suivante, la jeune fiancée quittait furtivement le château d'Hildebert, accompagnée de deux de ses parents dont l'un embrassa la vie monastique et l'autre, le prêtre Audebert, devint plus tard archevêque de Bourges. Ensemble ils vinrent frapper à la porte du couvent de la Chaise-Dieu, où Judith prit le voile des vierges. Cependant Simon était
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1. S. Sim. Cresp. Vit, p. 1, cap. m, toc. cit.
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demeuré au château du comte d'Auvergne. Le tumulte fut grand lorsque le matin des noces on chercha la fiancée dont seul il connaissait la retraite. Le père au désespoir lui disait, fondant en larmes: « Très-doux chevalier, que faire? que devenir? Vous avez eu foi en ma parole, et voilà que vous êtes trahi. Je vous ai fait venir d'une contrée lointaine et voilà qu'on peut m'accuser l'un infâme guet-apens. Hélas ! le trésor que je vous avais promis, je ne puis vous le livrer. On nous l'a ravi, et j'ignore ce qu'il est devenu. Pardonnez-moi, pardonnez à un coupable qui n'a point commis de faute. » A ces accents de désolation paternelle Simon répondit par de consolantes paroles : « Ne vous désespérez point ainsi, vénérable père et seigneur, disait-il. Celle que vous pleurez est allée rejoindre un époux qu'elle préfère. Vous m'aviez choisi entre tous les autres, mais elle m'a trouvé indigne de sa tendresse. » Prenant ensuite congé d'Hildebert, il reprit en toute hâte le chemin du Vermandois, et à son arrivée il expédia au vieillard un message pour lui apprendre que sa fille avait choisi Jésus-Christ pour époux et s'était faite religieuse 1. »
31. A peine rentré à son château de Crépy, Simon reçut un message du très-puissant roi des Anglais Guillaume, à la cour duquel il avait passé son enfance en Normandie. «Venez, lui faisait dire Guillaume, et ne vous arrêtez en chemin ni jour ni nuit. » Le comte partit, sur-le-champ. A son arrivée, le Conquérant fit éclater toute sa joie. Prenant Simon à part il lui dit : Votre fidélité et votre dévouement me sont connus par une longue expérience ; je vous ai élevé comme un fils, je veux cimenter par un lien plus étroit l'affection qui nous unit. Le roi d'Espagne Alphonse VI, :le duc d'Apulie Robert Guiscard m'ont fait demander la main de ma fille1. J'ai repoussé leurs offres; c'est vous que j'ai choisi ; vous serez son époux et mon fils
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1 S. Sim. Cresp. Vit., p. 2, cap. iv, loc. cit.
'2. La princesse Adèle, fille de Guillaume le Conquérant et de Mathilde de Flandre, dont la main était ainsi offerte à Simon de Crépy épousa plus tard le comte Etienne de Blois et mourut en 1138.
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adoptif. En vous je mettrai mes délices; mes amis seront les vôtres, mes ennemis seront vos ennemis. » A ces mots, le bienheureux crut voir se dérouler devant lui comme une illusion vaine et passagère les brillantes perspectives d'un tel avenir, et il reconnut la tentation du diable qui environne de pièges sans nombre le cœur des élus. Ferme dans sa résolution, mais touché comme il devait l'être de l'affection du roi, il en témoigna avec humilité toute sa reconnaissance. «Les soins que vous avez pris de mon enfance, dit-il, le grand et signalé bienfait d'une éducation paternelle que je dois à votre tendresse, m'ont attaché pour jamais à vous. Mais je vous suis aujourd'hui mille fois plus redevable encore, après une telle proposition. Votre grandeur vérifie le mot de l'Ecriture, elle daigne condescendre à mon humilité et ne fait en cela que s'élever en gloire. Comment pourrais-je dans mon indignité ne pas accueillir par les plus vives actions de grâces une faveur aussi inespérée? Mais il se présente un obstacle sérieux et fort grave. La reine, ma gracieuse dame et votre épouse, est ma parente à un degré qu'on dit prohibé par les lois canoniques qui interdisent les mariages entre consanguins. » — « Si cette parenté est authentiquement constatée au degré défendu, reprit le Conquérant, nous obtiendrons des évêques, abbés et autres clercs de notre royaume, moyennant quelque construction de monastère, distribution d'aumônes et autres œuvres pies, une légitime dispense1.» Simon qui mettait toujours son espérance dans le Seigneur répondit : « Il est un autre moyen à la fois sage et nécessaire, que votre prudence ne repoussera pas. Si tel est votre bon plaisir, j’irai tombeau des saints apôtres Pierre et Paul solliciter sur ce point le conseil et l'appui du seigneur apostolique. Quand nous aurons obtenu de lui les dispenses au spirituel, nous pourrons agir en toute sécurité de conscience.» Le roi y consentit. « Faites, dit-il, avec l'aide de
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1 On se rappelle que c'était à des conditions analogues que Guillaume le Conquérant avait obtenu lui-même du pape Alexandre II une dispense pour son mariage avec sa cousine Mathilde de Flandre. Quant au degré de parenté de cette dernière avec le comte de Crépy, on peut consulter l'arbre généalogique dressé par les Bollandistes, loc. cit., p. 737
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Dieu tout ce que vous jugerez convenable. J'y acquiesce entièrement1. »