St Grégoire de Naziance 1

Darras tome 10 p. 438

 

33. L'orateur avait conquis son auditoire. On s'était promis, en venant l'entendre, d'assister à une sorte de pugilat où le défenseur du catholicisme répondrait par des invectives et des récriminations aux violences ariennes. Grégoire avait montré au contraire d'autant plus de douceur qu'on en attendait moins ; c'était, en dehors de toute opinion préconçue et de tout préjugé sur le fond de la controverse, mettre l'opinion de son côté. Aussi les conférences de l'Anastasie continuèrent à être suivies par une foule de plus en plus avide. « Grégoire se décida, dit M. de Broglie, à aborder les questions dogmatiques. Il le fit dans cinq discours successifs, formant un tout complet, qui a gardé dans ses œuvres le nom spécial de Theologica 2, et qui lui a valu à lui-même le surnom impérissable de Theologus. Ce sont autant de modèles dans l'art délicat d'imprimer la forme oratoire aux développements philosophiques. Une pensée substantielle, formée de tous les sucs de la doctrine répandus dans les écrits d'Hilaire, de Basile et d'Athanase ; un courant d'éloquence tempérée qui ne se ralentit ni ne s'égare à aucun moment; une argumentation nerveuse sans sécheresse, mais sans vaine parure d'ornements, font à ces cinq discours une place à part même parmi les monuments de ce beau génie, auquel l'emphase et l'affectation ne furent pas toujours aussi étrangères. En quelques pages et en quelques heures, Grégoire  avait résumé

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1. Patr.grac, tom. XXXVI, col. 211.

2. Le» cinq Theologica de S. Grégoire portent dans ses Orationes les numéros Xivn, xxvui, xxix, xsx et xixi ; Pair, grcec, tom. XXXVI, coî. 1-17Î.

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et clos la controverse de tout un siècle 1. » Cette appréciation de M. de Broglie est d'une parfaite exactitude. Tous les subterfuges de l'arianisme, ses fausses interprétations de l'Écriture, ses variations sans fin, depuis Arius lui-même jusqu'à Macédonius, en passant par les dégradations successives des Eunoméens, des Aétiens et des Apollinaristes, furent tour à tour caractérisés par l’orateur et victorieusement réfutés. La divinité de Jésus-Christ s'élevait radieuse au-dessus des erreurs et des sophismes accumulés pendant un demi-siècle. «Le voilà, s'écriait Grégoire, le voilà ce Christ que vous avez si longtemps outragé ! Il était avant vous, il était au-dessus de vous. En s'incarnant, il n'a point cessé d'être le Verbe éternel et incréé. Il est resté ce qu'il était, en élevant à lui la nature humaine qu'il a épousée. Comme Dieu, il était sans cause ; car Dieu n'a point de cause. Comme homme, il eut pour naître une cause déterminante. Cette cause, mortel insolent et superbe, c'était de te sauver ! Il naquit donc d'une mère, mais cette mère était vierge ; naître appartient à l'humanité; naître d'une vierge, voilà le divin. Au ciel il a un père, point de mère ; ici-bas il a une mère, point de père2. » L'exposition de la foi catholique sur la divinité du Saint-Esprit ne fut pas abordée avec moins de franchise ni développée avec moins de succès. Nous avons dit précédemment qu'on accusait Basile et Grégoire d'user dans cette question d'une certaine réserve. Ce qui n'était, de la part de ces grands hommes, qu'une tactique nécessitée par la situation même, passait pour une adhésion implicite aux doctrines pneumatomaques. Tout Constantinople se donna rendez-vous à l'Anastasie pour entendre la cinquième Theologica, dans laquelle saint Grégoire avait annoncé qu'il traiterait la question du Saint-Esprit. On fut obligé d'agrandir le local. Un riche patricien, Marcianus, donna un vaste terrain autour de l'oratoire : sans attendre qu'on y eût construit les murs d'une nouvelle basilique, on ferma soigneusement l'enceinte avec des planches. L'Anastasie était devenue l'église de

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1 M. de Broglie, l'Eglise et l'Empire rom., tom. cit., p. 385. — * S. Greg. Naz., Oral, xxix, cao. xix.

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prédilection des Byzantins. Dieu lui-même se plaisait à y manifester par des miracles la sainteté de son serviteur. « Pendant un discours de saint Grégoire, dit Sozomène, la balustrade d'une tribune supérieure, cédant à la pression de la foule, vint a casser. Une femme enceinte tomba sur le sol et se brisa la tête. Grégoire, avec tout le peuple, se mit en prières autour du cadavre. La femme ressuscita et donna le jour à un enfant plein de vie 1. »

 

34. Au jour fixé, les Pneumatomaques se pressaient en foule dans l'enceinte élargie. Grégoire prit la parole. « Je lis sur vos lèvres, dit-il, une interrogation unanime, quoique silencieuse. Qu'allez-vous nous enseigner sur l'Esprit-Saint? demandez-vous. Où prenez-vous ce Dieu étranger, dont l'Écriture ne fait aucune mention? Voilà ce que pensent ceux-mêmes qui sont revenus à des sentiments plus orthodoxes au sujet du Fils. Comme il arrive aux chemins et aux fleuves de se diviser tour à tour, pour se réunir ensuite et se séparer encore; ainsi (tant est grande l'impiété qui nous déborde!) on voit les dissidents, séparés sur un point, s'entendre contre nous sur un autre, de telle sorte qu'on ne sait jamais ni en quoi ils s'accordent, ni en quoi ils diffèrent. Je ne le dissimule point, j'éprouve un certain embarras à aborder la question du Saint-Esprit. D'une part, les adversaires qui ont vu s'évanouir l'une après l'autre toutes les difficultés relatives à la divinité du Fils se sont retranchés sur ce terrain nouveau, décidés à ne pas se rendre. D'autre part, je me sens moi-même fatigué de tant de discussions. J'éprouve quelque chose du dégoût qui saisit un malade en présence d'un aliment nauséabond et toujours le même. Vienne pourtant à mon secours cet Esprit-Saint dont j'entreprends de vous démontrer la divinité! Qu'il fasse briller sur mon âme un rayon de sa puissance, et, gloire à Dieu ! mon discours retrouvera son élan ! Ils disent que l'Esprit-Saint n'est pas nommé dans les Écritures! Faudra-t-il donc, pour leur plaire, supprimer de l'Ancien Testament le : Spiritus Dei ferebatur super aquas; les  paroles si fréquemment répétées des prophètes sur

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Sozom., llist. tccl., lib. Vil, cap. v.

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l'Esprit du Seigneur, cette lumière, comme dit Isaïe, dans laquelle nous verrons la lumière de Dieu? Si l'Esprit ne procède pas du Père, il faudra donc effacer de l'Evangile le : Spiritus qui a Patre procedit. Si l'Esprit n'est pas Dieu, il faudra donc supprimer la parole de Jésus-Christ : Spiritus enim est Deus? » Après cette véhémente apostrophe l'orateur sacré exposa, dans un ordre rigoureux et avec une admirable netteté, les preuves dogmatiques de la divinité du Saint-Esprit. Puis il conclut en ces termes : « L'Ancien Testament annonçait ouvertement le Père, et faisait pressentir avec quelque obscurité le Fils. Le Testament Nouveau met le Fils en pleine lumière, et fait entrevoir le Saint-Esprit. Maintenant l'Esprit-Saint qui habite en nous et dirige l'Église se manifeste à nos âmes avec toute évidence. Il semble que la révélation divine se soit proportionnée à la faiblesse de notre nature et à l'infirmité des âges. Quand la divinité du Père n'était point suffisamment établie, il n'eût pas été prudent de prêcher celle du Fils. Tant que la divinité du Fils n'était point démontrée, il eût été téméraire d'y ajouter en surcroît, si j'ose ainsi parler, celle du Saint-Esprit. La Trinité ne s'est manifestée que successivement et comme par gradation, pour ne point éblouir nos yeux d'un éclat trop subit. Il convenait que le genre humain s'élevât par degrés dans ces régions de l'éternelle lumière et de la clarté indéfectible 1. »

 

35. L'éloquence et le zèle de Grégoire triomphaient, dans cette arène théologique de l'Anastasie. « Où sont maintenant, s'écriait-il, ceux qui insultaient naguères à notre pauvreté, et faisaient un si fastueux étalage de leur opulence? Mesurant la vertu à la grandeur de leurs basiliques et à la foule de leurs adhérents, ils se moquaient de notre petit troupeau. Dieu, la foi, ces grandes choses, ils les estimaient au poids et au revenu, comme une marchandise! Où sont-ils2?» Quelques jours après, le 2 mai, anniversaire de la mort de saint Athanase, Grégoire prononçait le panégyrique du grand patriarche. Constantinople, la ville d'Arius, était forcée

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1 S. Greg. Naz., Orat. xxxi, 20. — » Orat. xxxin, 1

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d'entendre et d'applaudir l'éloge du plus intrépide adversaire d'Arius 1. Rien ne manquait donc au succès de Grégoire, comme orateur. Démophile de Bérée et ses adhérents, pour mieux constater leur propre défaite, avaient recours à des scènes de violence qui achevaient de les déshonorer dans l'opinion. Une troupe d'émeutiers à leur solde fît un jour irruption dans l'Anastasie, profana les autels, brisa la chaire épiscopale, et blessa mortellement quelques prêtres. Les fidèles voulaient courir sur-le-champ à Thessalonique, pour demander justice à l'empereur. Grégoire s'y opposa. « Vous n'êtes pas accoutumés, leur dit-il, à supporter les injures. Le premier coup qui vous frappe vous arrache des cris de douleur. Mais moi, j'ai l'habitude de souffrir. Que d'outrages, de calomnies, ou de violences n'ai-je pas essuyés ! Croyez à mon expérience et à mes cheveux blancs. Sans doute, le châtiment a son utilité, car il sert à prévenir le crime par l'exemple de la répression. Mais la patience vaut mieux encore ; si le châtiment punit le mal, la patience ramène au bien. Songez de plus que, parmi les coupables que vous voulez dénoncer, il se trouve un grand nombre de pauvres. Nous convient-il d'attirer sur eux la sévérité impériale 2? »

 

36. Une pareille conduite rehaussait encore la réputation de Grégoire. Peut-être aussi, car il nous faut tout dire, la perspective de l'arrivée prochaine de Théodose à Constantinople et les sentiments bien connus de ce prince en faveur de l'orthodoxie, contribuaient-ils, dans une certaine mesure, au succès de l'apologiste catholique. Le servilisme des caractères est le trait distinctif de cette époque. Quoi qu'il en soit, on accourait de tous les points de l'Orient pour entendre Grégoire. Saint Jérôme s'y rendit du fond de son désert. Grégoire l'attacha à sa personne et l'employa à faire des recherches pour lui dans les Écritures. Le maître et la disciple étaient dignes l'un de l'autre. Mais Grégoire ne fut pas toujours si heureux dans le choix de ses amis. Il lui était arrivé

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1 Nous avons précédemment donné quelques extraits de ce panégyrique. (CC cliap. Il, n.» 37, p.2J5 de ce volume.) — 2 S. Greg. Naz., Episl. Lxxvii

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d'Egypte un prêtre inconnu, se vantant d'avoir souffert pour la foi, sous le règne de Valens. Il montrait les cicatrices de ses blessures; il affectait d'allier la vie monastique avec les devoirs du sacerdoce; il se distinguait par un rigorisme prétentieux et un suprême dédain pour ce qu'il appelait les délicatesses du siècle. Couvert d'un manteau sordide, les cheveux sales et négligés, il marchait appuyé sur un bâton noueux. Il ne voulait pas même dire son nom, et se faisait appeler le cynique chrétien. Cependant il paraît qu'en Egypte on le désignait tantôt sous le vocable de Maxime, tantôt sous celui d'Héron. Grégoire, avec une bonté qui devait lui coûter ensuite d'amers regrets, accueillit l'étranger, lui offrit un asile, et sans prendre d'informations sur ses antécédents, l'admit dans son intimité. Maxime était-il un émissaire de Démophile et de Lucius? On n'en eut jamais la preuve positive; mais sa conduite ultérieure porterait à le conjecturer. Cependant le nouveau venu déplaisait souverainement à l'entourage de Grégoire. Plus défiants que le saint évêque, les fidèles de l'Anastasie avaient cherché à connaître le passé du cynique. Les renseignements qu'il fut possible de se procurer étaient détestables. A Corinthe, il avait séduit des vierges consacrées au Seigneur. Dans une autre ville d'Asie, à la suite d'un scandale du même genre, il avait subi la peine de la flagellation. Les cicatrices de son prétendu martyre n'avaient pas d'autre origine. Grégoire ne voulut rien entendre de ces révélations. Il les rejeta comme des calomnies infâmes. Maxime continua donc à paraître dans l'Anastasie, signalant son zèle par des applaudissements frénétiques aux moindres paroles de l'évêque, et par de grossières invectives contre les ariens. Certes, si Basile eût vécu alors, s'il eût pu, en cette occasion, prêter ses conseils à son illustre ami, l'histoire n'aurait point à déplorer la faiblesse de Grégoire pour un misérable, ni à enregistrer les fâcheux événements qui en furent la suite. Les voûtes de l'Anastasie, retentissant encore des accents sublimes du panégyrique d'Athanase, entendirent bientôt l'éloge d'un homme fort différent. Grégoire prit de nouveau la parole. En présence même du sycophante Maxime, sur lequel se tournèrent aussitôt tous les regards, il s'exprima ainsi : « Je suis

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brisé de fatigue; cependant je veux aujourd'hui élever la voix pour louer ce philosophe. Oui, il est vraiment philosophe, moi je ne suis qu'un serviteur de la sagesse. Je reste donc dans mon rôle, lorsque je vante et admire un philosophe véritable. Qu'il me permette, au nom de la philosophie, de lui décerner de justes hommages, et que sa modestie ne s'en offense pas. Je le louerai non pour lui plaire, car je sais combien son âme est inaccessible à la vaine gloire, mais pour être utile aux autres et à moi-même. La louange du beau et du bien enflamme le zèle; le zèle produit la vertu ; la vertu mène au ciel. Salut à toi, ô le plus excellent et le plus accompli des philosophes, je dirais presque des martyrs ! Salut à toi, héroïque adversaire de cette sagesse bâtarde qui se gonfle de vaines paroles et se repaît de fumée ! Salut à toi, vigoureux athlète, qui sais manier également le double glaive de la contemplation et de l'action. Tu portes un vêtement étranger, mais tu professes tous mes sentiments. Et pourquoi l'appellerais-je étranger, ce vêtement qui te couvre? Par sa blanche couleur, il te onvient réellement, et c'est ainsi qu'on peint les anges! Salut philosophe et sage! Ne t'étonne pas si l'on bafoue en toi ces titres vénérables : c'est qu'il n'y a plus de sagesse parmi nous. Salut, véritable cynique ! Ils te nomment ainsi ! En effet tu as du chien non l'impudence, mais la hardiesse dévouée; non la gloutonnerie, mais l'indifférence qui vit au jour le jour, peu soucieux du lendemain ; non les aboiements, mais la vigilance ! Approche donc, viens à moi, viens plus près de cet autel, de cette table mystique où je distribue l'aliment de la déification ; viens, que je te couronne, non pas sur l'arène d'Olympie ou sur un petit théâtre de la Grèce, mais en face de l'Église catholique, devant Dieu et ses anges1»

 

   37. La stupéfaction générale accueillit ce discours de Grégoire. Encore aujourd'hui, nous nous demandons par quelle étrange fascination ce grand homme s'était laissé abuser. Maxime eût-il été un prodige de vertu, au lieu d'être le plus vil des intrigants, qu'un tel éloge en sa présence, du haut de la chaire chrétienne, aurait

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1 S. Grès- Si;., Orat. xxv; Pair, grœc, toœ. XXXV, col. 1107-1230.

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été une suprême inconvenance. Les amis du saint évêque étaient consternés. Le cynique triomphait intérieurement de cette ovation inattendue ; mais il dissimulait sous une contenance modeste et un air embarrassé la joie pleine d'orgueil qui débordait dans son âme. Un pareil éloge jeté à la face du peuple de Constantinople ouvrait à son ambition les perspectives les plus brillantes. Le siège épiscopal était toujours vacant. Grégoire était venu au secours des catholiques ; il exerçait la mission d'un auxiliaire durant un intérim et n'avait jamais consenti à prendre le titre officiel d'évêque de Constantinople. D'ailleurs, il eût fallu une assemblée régulière du clergé et du peuple de la ville, sous la présidence des évêques de la province, pour le lui conférer canoniquement. Or, Grégoire qui redoutait par-dessus tout la responsabilité du fardeau épiseopal, ne prétendait pas violer ainsi les règles : il les invoquait au contraire comme une sauvegarde pour résister aux sollicitations des catholiques. Maxime le cynique n'avait pas de semblables scrupules. L'imprudence d'une âme généreuse et candide venait de lui montrer la route des honneurs, il s'y précipita. Ecoutons saint Grégoire lui-même nous raconter les exploits de ce modèle des philosophes. « Il était nuit, dit-il ; j'étais malade. Les portes de l'Anastasie s'ouvrirent ; des matelots se glissèrent dans l'ombre, suivis de cette foule que la cité de Constantinople a vue dans toutes les émeutes. Comme des loups, ils s'introduisaient dans la bergerie. Le cynique était avec eux. Il s'agissait de le sacrer et de l'asseoir sur le trône épiscopal. Un prêtre de Thasos lui avait apporté naguère de l'argent pour soudoyer tous ces misérables. D'Egypte, quelques évêques, je ne sais lesquels, étaient venus prêter leur ministère à cette odieuse profanation. Pierre, le patriarche d'Alexandrie, l'ami du grand Athanase, trompé par de fausses lettres, avait autorisé la mission de ses suffragants. On coupa les cheveux du futur évêque, selon le rite accoutumé, et les cérémonies du sacre commencèrcnt. On espérait les avoir terminées avant que le peuple, les gardiens de l'Église, et nous-même, eussions été prévenus. L'aurore vint trop tôt pour ces sacrilèges. Les clercs du voisinage arrivèrent ; ce spectacle les fit bondir de colère. En un clin d'œil la

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p446 POKTIFICAT  DE  SAÏST DAMASE   (oGG-uS'i).

 

nouvelle de l'attentat se répandit dans la ville. Magistrats, prêtres
et fidèles, hérétiques même, tous accouraient en tumulte. Les
conjurés se hâtèrent de quitter le temple; mais ils ne voulurent
point laisser leur comédie inachevée. Réunis dans la cour d'un
joueur de flûte qui donnait des bals publics, ces hommes graves,
ces amis de Dieu, imposèrent les mains au loup déguisé en pasteur et le proclamèrent évêque de Constantinople. Cependant on
m'entourait pour me reprocher la légèreté avec laquelle j'avais pro-digué les honneurs et les éloges à ce cynique, chien véritable. Hélas!
disais-je, j'ai péché par ignorance et je confesse que cette ignorance
est bien fatale. Comme Adam, je me suis laissé tromper aux apparences. Je reconnais maintenant, à son mauvais goût, le fruit empoisonné qui m'avait séduit. Ainsi je disais ; puis j'ajoutai :
Coupez-moi, si vous le voulez, cette langue téméraire qui a comblé
d'éloges un tel monstre ! — Mais bientôt je résolus de me vouer
moi-même à un perpétuel silence, pour expier le scandale de ma
loquacité. Une dernière fois donc je leur dis en pleurant : Fils
bien-aimés, je vous quitte! Gardez intègre la foi de la Trinité que
je vous ai prêchée et rappelez-vous quelquefois mon passage au
milieu de vous. — A peine ces paroles furent-elles prononcées
qu'une véritable explosion populaire eut lieu. Comme une ruche
soulevée, ainsi toute cette foule, hommes et femmes, vierges et
jeunes gens, enfants et vieillards, nobles et peuple, les magistrats,
les patriciens, les soldats eux-mêmes éclatèrent ensemble. Vous
êtes notre évêque, dirent-ils; nous n'en voulons point d'autre.
— Non, répondis-je. Jamais je n'ai fléchi devant aucune violence.
Je ne puis accepter un siège qui ne m'est point canoniquement dévolu, quand j'en ai refusé qui l'étaient. —Passant alors aux prières,
la foule me supplia, de ne pas abandonner aux loups le bercail du
Seigneur. Leurs supplications étaient si touchantes que je  ne pus
retenir mes larmes. Ils me parlaient de l'Anastasie, ce temple vénérable où l'étincelle de le foi avait jailli de nouveau par mes
soins. Ensevelissez-nous donc sous ses ruines! me disaient-ils.
Vous partez, reprenaient les autres; c'est la Trinité qui nous quitte !--  J’étais là, baigné de sueur et de larmes, ne sachant

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p447 CHAr.   III.   —  S.   GRÉGOIRE  DE  NAZIANZE  A   CONSTANTINOPLE.    

 

quel parti prendre. Le jour était sur son déclin. La multitude ne me quittait pas. Enfin je leur promis de rester avec eux, du moins jusqu'à l'arrivée de quelques évêques catholiques qui s'étaient lait annoncer et auxquels je pourrais confier le soin de ce troupeau fidèle1. »

 

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon