Daras tome 27
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CHAPITRE XIX.
Ce qui se rapporte soit à la science, soit à la sagesse dans l'incantation du Verbe.
24. Or, toutes les choses que le Verbe fait chair pour nous a faites et endurées dans la temps et sur la terre, se rapportent, selon la démonstration que nous en avons donnée plus haut, à la science non à la sagesse. Pour ce qui regarde le Verbe qui est sans temps et sans lieu, il est coéternel avec le Père et tout entier présent partout. Quiconque est capable de parler avec vérité de lui autant que cela se peut, fera entendre des paroles de sagesse, et c'est par ce Verbe fait chair, qui n'est autre que Jésus‑Christ, qu'il est en possession des trésors de science et de sagesse. En effet, dans son épître aux Colossiens, l'Apôtre s'exprime ainsi : « Car je suis bien aise que vous sachiez combien grands sont l'affection et le soin que j'ai pour vous, pour ceux qui sont à Laodicée et pour tous ceux qui ne connaissent même point mon visage et qui ne m'ont jamais vu, afin que leurs cœurs soient consolés, et qu'étant unis ensemble par la charité, ils soient remplis de toutes les richesses d'une parfaite intelligence pour connaître le mystère de Dieu le Père et de Jésus-Christ son Fils, en qui tous les trésors de la sagesse et de la science sont renfermés. » (Coloss., II, 1 à 3.) Or, qui peut savoir à quel
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point l'Apôtre connaissait ces trésors, à quel point il y avait pénétré profondément, et à quelles connaissances il s'était avancé en y puisant? Pour moi, toutefois, selon ce qu'il a écrit encore quand il a dit : «Or, ces dons du Saint-Esprit qui se font connaître au dehors, sont donnés à chacun pour l'utilité; car l'un reçoit de l'Esprit saint le don de parler le langage de la sagesse, un autre reçoit du même Esprit celui de parler le langage de la science, » (1 Cor., XII, 7) si ces deux dons diffèrent l'un de l'autre au point que la sagesse soit pour les choses divines et la science pour les choses humaines; je trouve ces deux ordres de choses dans le Christ; quiconque croit en lui, les trouvera avec moi. Et lorsque je lis : « Le Verbe s'est fait chair, et il a habité parmi nous, » dans le Verbe j'entends le vrai Fils de Dieu, dans la chair je reconnais le vrai Fils de l'homme, l'un et l'autre unis ensemble par l'ineffable abondance de la grâce, en une seule personne qui est celle de l'Homme‑Dieu. Voilà pourquoi l'Evangéliste poursuit en ces termes: « Et nous avons vu sa gloire, sa gloire, dis‑je, comme il convient au Fils unique du Père qui est plein de grâce et de vérité. » (Jean, I, 14.) Si nous rapportons la grâce à la science et la vérité à la sagesse, je pense que nous ne nous éloignerons pas beaucoup de la distinction que nous avons établie entre ces deux choses. En effet, dans les choses qui naissent dans le temps, on trouve le comble de la grâce dans le fait que l'homme est uni à Dieu en unité de personne, et pour ce qui est des choses éternelles, c'est avec raison qu'on attribue au Verbe de Dieu la souveraine vérité. Que ce soit le même qui soit le Fils unique du Père, plein de grâce et de vérité, cela s'est fait afin que celui pour qui nous nous purifions par la même foi, pour le contempler dans les choses éternelles, fût le même que celui qui appartient aux choses nées dans le temps pour nous. Quant aux principaux philosophes gentils qui ont pu apercevoir ce qu'il y a d'invisible en Dieu, par la connaissance que ses créatures nous en donnent (Rom., I, 20), comme c'est sans le secours du Médiateur, c'est‑à‑dire, sans le secours de l'Homme‑Christ, à la venue de qui ils n'ont point cru, lorsque les prophètes la leur prédisaient, ou que les apôtres la leur annonçaient, qu'ils cultivaient la philosophie, ils ont retenu, dans leur iniquité, la vérité captive, comme l'Apôtre le leur disait. Ils ne pouvaient en effet, dans l'abaissement où ils se trouvaient, que chercher des moyens de s'élever jusqu'aux choses sublimes, par celles qu'ils avaient comprises. Voilà comment ils sont tombés entre les mains des démons qui les ont trompés et qui leur ont fait attribuer la gloire due au seul Dieu incorruptible aux images de l'homme corruptible, d'oiseaux même, de quadrupèdes et de
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reptiles (Ibid., 23); car ils ont fait ou adoré des idoles qui avaient toutes ces formes. Notre science, c’est donc le Christ, et notre sagesse, le même Christ; c'est lui qui nous donne la foi des choses temporelles, et lui aussi qui nous montre la vérité des éternelles. C'est par lui que nous allons à lui, et par la science que nous tendons à la sagesse : nous ne nous éloignons point toutefois du seul et même Christ, en qui sont cachés tous les trésors de la science et de la sagesse. Mais pour le moment nous ne parlons que de la science, nous parlerons de la sagesse plus tard, s'il nous en fait la grâce. Mais ne prenons point ces deux dons en ce sens que nous ne puissions appeler sagesse la science des choses humaines, ou science la sagesse qui se rapporte aux choses divines; car dans une plus large acception des mots, l'une et l'autre peuvent s'appeler science ou sagesse. Cependant l'Apôtre n'aurait point dit dans son épître : « L'un reçoit le don de parler le langage de la sagesse, et l'autre celui de parler le langage de la science, » (I Cor., XII, 8) si chacun des objets dont nous avons parlé dans la distinction faite par nous, n'était désigné par un nom qui lui fût propre.
CHAPITRE XX.
Résumé de ce livre.
25. Voyons ce que ce long développement a produit, ce qu'il a amené et le point où il nous a conduit. Il est dans la nature de tous les hommes de vouloir être heureux, mais tous les hommes n'ont point la foi qui, en purifiant le cœur conduit à la félicité. Il suit de là, que c'est par cette dernière que tout le monde ne veut point, qu'on doit tendre à la première que nul ne peut ne point vouloir. C'est dans leur cœur que tous les hommes voient qu'ils veulent être heureux, et tout dans la nature humaine conspire tellement vers ce but, que quiconque juge des dispositions de l'âme d'autrui en ce point par celles de son âme à lui, ne saurait se tromper. Après tout, nous savons tous que c'est ce que veut tout homme. Il y en a beaucoup qui désespèrent de pouvoir être immortels, bien que nul ne puisse devenir d'une autre manière ce que tous désirent, c'est‑à‑dire heureux; cependant, ils voudraient aussi être immortels s'ils le pouvaient, mais en ne croyant point comme ils le pourraient, ils ne vivent point de manière à pouvoir être immortels. La foi est donc nécessaire à tout ce qu'il y a de bien dans la nature humame qui se compose d'un corps et d'une âme, pour arriver à la béatitude. Or, la même foi nous enseigne que la foi qui nous conduit au bonheur se trouve définie dans le Christ resssuscité dans sa chair d'entre les morts pour ne plus mourir désormais (Rom., VI, 9), que c'est par lui seul aussi qu'on peut être arraché à la
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domination du diable, par la rémission des péchés, et que dans le parti du diable il ne peut y avoir qu'une vie malheureuse, et malheureuse à jamais, une vie méritant le nom de mort plutôt que celui de vie. J'ai parlé le mieux que j'ai pu de cette foi, dans ce livre, autant que le temps m'a permis de le faire, bien que je me sois déjà fort longuement étendu sur ce sujet dans le livre quatrième de cet ouvrage (voir ch. XIX); mais dans le premier cas j'en ai parlé à un point de vue et dans ce livre, à un autre; dans le quatrième livre, pour montrer comment le Christ a été envoyé par le Père, dans la plénitude des temps (Gal., IV, 4), à cause de ceux qui prétendent que celui qui envoie et celui qui est envoyé ne peuvent être égaux par nature, et dans celui‑ci pour distinguer entre la science active et la sagesse contemplative.
26. Il nous a paru bon, en nous élevant comme par degrés dans l'une et dans l'autre, de rechercher dans l'homme intérieur une sorte de trinité de son genre, comme nous en avions cherché une auparavant dans l'homme extérieur, afin de parvenir après avoir exercé notre esprit dans l'étude de ces choses inférieures à cette autre Trinité qui est Dieu, pour la contempler, si toutefois cela nous est possible, dans les limites de notre faible nature, du moins en énigme et comme dans un miroir. (I Cor., XIII, 12.) Quiconque n'a retenu les termes de cette foi que comme des mots qu'on retient par cœur sans savoir ce qu'ils signifient, comme les personnes qui ne comprennent ni le grec, ni le latin, ou toute autre langue, retiennent par cœur des expressions grecques, latines ou autres, n'a‑t‑il point dans son esprit une sorte de trinité? En effet, dans sa mémoire se trouvent les sons qui rendent ces mots, même quand il n'y songe point; c'est là que se forme la vue du souvenir, quand on pense à ces sons, et l'acte de la volonté de l'âme qui se souvient et qui pense réunit l'une à l'autre. Cependant quand quelqu'un fait tout cela, nous ne disons point qu'il agit selon la trinité de son homme intérieur, mais bien de son homme extérieur, attendu qu'il ne se rappelle que cela, et ne le considère que quand il veut, et autant qu'il veut, ce qui se rapporte au sens du corps appelé l'ouïe; ce qu'il forme dans son imagination n'est autre chose que des images d'objets corporels, c'est‑à‑dire, de sons. Si au contraire il retient et repasse dans son esprit ce que ces mots signifient, alors il fait quelque chose de l'homme intérieur; pourtant on ne peut ni dire ni penser qu'il vit selon la trinité de l'homme intérieur, s'il n'aime point ce qui s'y trouve prêché, prescrit et promis. Car il peut bien aussi ne les retenir et ne les repasser dans sa mémoire que parce qu'il les tient pour fausses
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et s'efforce même de les réfuter. Par conséquent, la volonté qui dans ce cas unit les choses que la mémoire conservait et celles qui par elles se trouvent imprimées dans la vue de l'imagination, accomplit sans doute une sorte de trinité, puisqu'elle vient elle‑même en troisième lieu; mais la vie n'est point réglée sur cette trinité‑là, quand les choses qui sont regardées comme fausses ne plaisent point. Mais quand elles sont réputées vraies et qu'on aime en elles ce qu'il y a à aimer, alors on vit selon la trinité de l'homme intérieur. Mais comment aimer ce qu'on ignore et qu'on ne fait que croire? Cette question a déjà été traitée dans les livres précédents (voir liv. VIII, chap. VIII et suiv., liv. XIII, chap. I et suiv.), et nous avons trouvé qu'on n'aime point ce qu'on ignore complétement, et que lorsqu'on prétend aimer des choses qu'on ne connait point, c’est ce qu'il y a de connu en elles que l'on aime. Nous ne terminerons point, pour le moment, ce livre, sans rappeler que le juste vit de la foi (Habac., II, 4) qui opère par la charité (Rom., I, 17; Gal., V, 6), en sorte que les vertus même par lesquelles on vit avec prudence, force, tempérance et justice, se rapportent toutes à la foi, elles ne sauraient autrement être de sûres vertus. Cependant ces vertus‑là ne font point tellement tout en cette vie qu'il n'y soit quelquefois nécessaire d'y remettre certains péchés; or, cela ne peut se faire que par celui qui a vaincu par son sang le prince des pécheurs. Toutes les connaissances qui passent de cette foi et de ce genre de vie dans l'âme de l'homme fidèle, quand elles sont renfermées dans la mémoire et regardées de l'œil du souvenir, quand de plus elles plaisent à la volonté, rappellent une certaine trinité de leur genre. Mais l'image de Dieu dont je parlerai dans la suite, avec son assistance, ne se trouve point dans cette trinité. C'est ce qui se verra mieux quand j'aurai montré où elle est, ce que le lecteur ne doit se promettre de trouver que dans le livre suivant.
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LIVRE QUATORZIÈME
Quelques vérités sur la sagesse de l'homme. Augustin montre que l'image de Dieu dans l'âme de l'homme, ne réside point à proprement parler dans des choses transitoires, telles que la mémoire, l'intelligence et l'amour soit de la foi temporelle elle‑même, soit de l'âme se repliant sur elle, mais dans des choses permanentes, et qu'elle se perfectionne quand l'âme se renouvelle, dans la connaissance de Dieu, selon l'image de celui qui a créé l'homme à sa ressemblance et acquiert ainsi la sagesse qui comprend la contemplation des choses éternelles.
CHAPITRE PREMIER.
Que faut‑il entendre par la sagesse dont il doit être question ici ?
1. Nous avons maintenant à parler de la sagesse, non point de celle de Dieu qui, nul n'en doute, n'est autre que Dieu même; car son Fils unique est appelé aussi la sagesse de Dieu; mais nous allons parler de la sagesse de l'homme, de la vraie sagesse qui est selon Dieu et qui constitue le véritable et principal culte qu'on lui rend, appelé en grec théozébeia. Nos auteurs, ainsi que je l'ai déjà dit, voulant aussi exprimer cette sagesse par un seul mot, l'ont appelée piété, parce que la piété se traduit ordinairement en grec par théozébeia ; mais le mot théozébeia ne pouvant se rendre exactement par un seul mot, se trouve mieux traduit par deux et se rend plutôt par les mots culte de Dieu. Telle est la sagesse de l'homme ainsi que je l'ai montré dans le livre douzième de cet ouvrage, par l'autorité des Ecritures, attendu que dans le livre du serviteur de Dieu, Job, on lit que la sagesse dit à l'homme: « La sagesse c'est la piété, et la science est de s'abstenir du mal, » (Job, XXVIIIi, 28) ou bien,selon la manière de plusieurs de traduire le mot grec épistèmène ,« la discipline. » Cette expression venant d'un mot qui signifie apprendre, on peut donc entendre aussi par là la science; car on n'apprend ce qu'on apprend que pour la savoir. Il est vrai que le mot discipline se prend encore dans le sens de pénitence que chacun inflige pour ses péchés, afin de s'en corriger. C'est en ce sens que ce mot se trouve employé dans ce passage de l'Apôtre aux Hébreux : « Où est l'enfant à qui son père ne donne point la discipline? » (Hébr., XII, 7) et non moins clairement dans cet autre endroit de la même épitre: «Car toute discipline, quand on la reçoit, semble de nature à causer non de la joie mais de la tristesse, mais ensuite elle fait recueillir dans une paix profonde les fruits de la justice à ceux qui auront été ainsi exercés par elle. » (Ibid., 11.) Dieu est donc la sagesse suprême; mais le
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culte de Dieu est la sagesse de l'homme, et c'est d'elle que nous parlons maintenant; car «la sagesse de ce monde est une folie devant Dieu. » (1 Cor., III, 19.) C'est donc en parlant de la sagesse qui se confond avec le culte de Dieu que la sainte Ecriture a dit : « La multitude des sages fait le salut du monde.» (Sag., VI, 26.)
2. Mais s'il faut être sage pour parler de la sagesse, comment allons‑nous faire? Oserons-nous bien faire profession de sagesse, pour que notre entretien sur la sagesse ne soit point une impudence? Ne serons‑nous point effrayé par l'exemple de Pythagore? Comme il n'osait se dire sage, il aima mieux se dire philosophe, c'est‑à‑dire, ami de la sagesse. Ce mot inventé par lui plut dans la suite à ceux qui sont venus après lui, et à quelque point qu'on crût soi‑même ou qu'on parût aux autres exceller dans la connaissance des choses qui se rapportent à la sagesse, on ne s'appela jamais autrement que philosophe. Est‑ce qu'il ne s'en est pas trouvé un seul parmi ces hommes qui osât se dire sage, parce qu'ils pensaient que le sage est un homme sans péché? Ce n'est point ce que dit l'Ecriture qui s'exprime ainsi : « Reprenez le sage et il vous aimera. » (Prov., IX, 8.) Evidemment elle suppose qu'il peut avoir des péchés puisqu'elle pense qu'il peut être repris. Quant à moi, je n'ose pas non plus me dire sage, il me suffit, et personne ne peut me refuser cela, de parler de la sagesse, ce qui est le propre du philosophe, c'est‑à‑dire, de l'ami de la sagesse. En effet, ceux qui ont mieux aimé s'appeler amis de la sagesse plutôt que sages, n'ont point laissé pour cela de parler de la sagesse.
3. Ceux qui ont parlé de la sagesse l'ont définie ainsi : la sagesse est la science des choses divines et humaines. Ce qui m'a permis de dire aussi, dans le livre précédent, qu'on pouvait donner également le nom de science et de sagesse à la connaissance de ces deux ordres de choses. Cependant d'après la distinction que l'Apôtre établit en disant : « A l'un est donné le don de parler avec sagesse, à l'autre celui de parler avec science, » (1 Cor., XII, 8) il faut définir séparément l'un et l'autre et réserver proprement le nom de sagesse à la connaissance des choses divines, et celui de science à la connaissance des choses humaines. J'ai parlé de cette dernière dans le livre treizième, sans toutefois mettre dans le lot de cette science toutes les connaissances que l'homme peut avoir dans les choses humaines; car il y a beaucoup de vanité superflue et de curiosités funestes dans ces connaissances‑là, mais ce qui seulement contribue à faire naître, à nourrir, à défendre, à fortifier la foi très‑salutaire qui conduit à la vraie béatitude. Cette science n'est point le partage,
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de beaucoup de fidèles, bien que beaucoup parmi eux soient doués de la foi même. En effet, autre chose est de savoir ce que l'homme doit croire pour acquérir la vie bienheureuse, qui ne peut être qu'une vie éternelle, autre chose de savoir comment ce qu'il croit peut être utile aux bons et doit être défendu contre les méchants; or, c'est là proprement ce que l’Apôtre semble appeler science. Lorsque j'en ai parlé plus haut, j'ai eu soin de recommander par‑dessus tout la foi; j'ai commencé par distinguer, en peu de mots, les choses éternelles des temporelles, et j'ai parlé dans ce livre des choses temporelles. Mais en me réservant pour ce livre de parler des choses éternelles, j'ai néanmoins fait voir que la foi même temporelle des choses éternelles habite temporellement dans le cœur des fidèles, et ne laisse point d'être nécessaire pour acquérir les biens même éternels. J'ai montré aussi que la foi des choses temporelles, que l'Eternel a faites pour nous et qu'il a souffertes dans son humanité dont il s'est revêtu dans le temps et qu'il a élevée à l'éternité, sert également à la même acquisition des biens éternels. J'ai fait voir encore que les vertus mêmes par lesquelles on vit cette vie mortelle, avec prudence, force, tempérance et justice, ne sont point de vraies vertus, si elles ne se rapportent point à la même foi, bien que temporelle laquelle conduit aux biens éternels.
CHAPITRE II.
On trouve dans la possession, la contemplation et l'amour de la foi temporelle, une sorte de trinité qui n'est point encore l'image de Dieu.
4. C'est pourquoi, puisqu'il est écrit que «pendant que nous habitons dans ce corps, nous sommes éloignés du Seigneur et hors de notre patrie, attendu que c'est seulement par la foi que nous marchons, non pas encore par une claire vue, » (Il Cor., V, 6) il s'ensuit évidemment que tant que le juste vit de la foi (Rom., I, 17), bien qu'il vive selon l'homme intérieur, et que, par le moyen de cette même foi temporelle, il s'efforce de s'élever vers la vérité et de tendre vers les biens éternels, cependant dans la conservation, dans la contemplation et dans l'amour de cette même foi temporelle, on ne retrouve point encore une trinité telle qu'on puisse enfin l'appeler l'image de Dieu; il y aurait à craindre que cette image ne semblât placée dans des choses temporelles, quand elle ne doit l'être que dans les éternelles. En effet, quand l'âme de l'homme voit sa foi, par laquelle il croit ce qu'il ne voit point, il ne voit point quelque chose d'éternel; car ce qui cessera d'être, quand cet exil, qui nous tient éloignés de Dieu dans notre course et pendant lequel nous sommes contraints de ne nous avancer qu'à la lueur de la foi, finira par laisser la place à la
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claire vue qui nous fera voir Dieu face à face (I Cor., XIII, 12), n'est point pour durer toujours. Si maintenant nous ne voyons point clairement, néanmoins comme nous avons la foi, nous mériterons de voir et nous nous réjouissons de la pensée que nous serons conduits par la foi à la claire vue. Or, ce ne sera plus alors la foi par laquelle on doit croire ce qu'on ne voit point. Nous souvenant de cette vie mortelle qui alors sera écoulée, et nous rappelant par la mémoire, que nous avons autrefois cru des choses que nous ne voyions point, notre foi se trouvera au nombre des choses finies et passées et ne comptera plus parmi les choses présentes et demeurant à jamais; d'où il suit que la trinité qui se remarque dans le souvenir, la contemplation et l'amour d'une foi présente et qui demeure quant à présent, se trouvera alors au nombre des choses passées, finies et ne subsistant plus. De là il résulte, que si déjà cette trinité est une image de Dieu, il faut la voir non pas dans des choses qui subsistent toujours, mais dans des choses qui passent.
CHAPITRE III.
Mais il s'en faut bien que, la nature de l'âme étant immortelle, elle cesse jamais d'être à partir du premier instant où elle a commencé, et que ce qu'elle a de meilleure en elle, ne persévère point avec son immortalité. Or, qu'y a‑t‑il de meilleur de créé dans sa nature, que d'avoir été faite à l'image de son créateur? (Gen., I, 27.) Ce n'est donc point dans la conservation, la contemplation et l'amour de la foi, mais dans ce qui subsistera toujours, qu'il faut trouver ce qu'on doit appeler l'image de Dieu.
5. Faut‑il que nous recherchions encore avec plus de soin et en allant plus avant dans la difficulté si les choses sont ainsi ? On peut dire en effet que cette trinité ne périt point parce que la foi elle‑même cesse d'exister, attendu que de même que maintenant nous la tenons dans notre mémoire, nous la voyons par la pensée et nous l'aimons par la volonté, ainsi il y aura encore même trinité quand ce sera par la mémoire que nous nous rappellerons que nous l'avons possédée jadis, que nous la ferons revivre devant nos yeux et que, par un acte de la volonté venant en troisième lieu, nous unirons la possession au ressouvenir. En effet, si en passant par notre mémoire, elle n'y avait point laissé comme un vestige d'elle‑même, il est évident que nous ne retrouverions point dans notre souvenir quelque chose à quoi nous recourrions, en nous rappelant qu'elle est passée et en unissant par un acte de volonté qui vient en troisième lieu, les deux premiers souvenirs, c'est‑à‑dire ce qui se trouvait dans notre mémoire, même quand nous n'y pensions point, et la forme que la pensée y donne.
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Mais celui qui prétend cela, ne remarque point qu'il y a maintenant même une autre trinité quand nous avons la foi présente, que nous la voyons et que nous l'aimons en nous, et qu'il y en aura une seconde alors, c'est‑à‑dire quand nous contemplerons par le ressouvenir non plus cette trinité‑là même, mais comme une image, un vestige de cette trinité laissé enfoui dans notre mémoire, et lorsque nous unirons par la volonté troizième, ces deux choses, je veux dire ce qui se trouvait conservé dans notre mémoire et l'impression qui s'en produit dans l'oeil de notre ressouvenir. Mais pour rendre cela intelligible, prenons un exemple parmi les choses corporelles, dont nous avons assez longuement parlé dans le livre onzième. (V. liv. XI, chap. II, et suiv.) En effet, en nous élevant des objets inférieurs aux choses supérieures, ou plutôt en rentrant des choses extérieures aux choses intérieures, nous trouvons une première trinité dans l'objet corporel vu, dans l'œil de celui qui le voit lequel est informé, et dans l'acte de la volonté qui unit l'un à l'autre. Nous pouvons trouver une trinité semblable à celle‑là, quand la foi qui est en nous, comme un objet corporel est dans un lieu, se trouve placée elle‑même dans notre mémoire où se forme l'image du souvenir, de même que l'œil de celui qui regarde un objet corporel est informé par cet objet. A ces deux premiers phénomènes, s'ajoute pour compléter la trinité la volonté troisième, qui rapproche et unit la foi placée dans la mémoire, et une certaine image de cette foi imprimée dans le regard du souvenir. De même que dans la trinité de la vision corporelle, l'acte de la volonté unit la forme de l'objet corporel vu avec la conformation de ce corps reproduite dans l'œil de celui qui le voit. Supposons donc que cet objet corporel qui était vu a péri et qu'il n'en reste plus nulle part quoi que ce soit à quoi recourre la vue pour le voir, est‑ce que parce que l'image de l'objet corporel qui a passé et qui n'existe plus demeure dans la mémoire, où la vue du souvenir va se former, que la volonté troisième vient réunir l'un à l'autre, on doit dire que c'est la même trinité qui s'était produite quand la forme de l'objet corporel contenu dans l'espace était vue? Evidemment non, c'en est une toute différente; car sans compter que la première était extérieure, tandis que la seconde est intérieure, la première était produite par la forme d'un objet corporel actuellement présent, tandis que la seconde l'est par la forme d'un objet passé. De même dans la chose qui nous occupe maintenant et pour laquelle nous avons cru devoir recourir à un exemple, la foi qui se trouve actuellement dans notre âme, comme cet objet corporel se trouvait dans un lieu, produit par une sorte de
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p477 LIVRE XIV. ‑ CHAPITRE IV.
trinité tant qu'elle est conservée, regardée et aimée; mais cette trinité ne sera plus quand cette foi aura cessé d'être elle‑même dans l'âme, comme l'objet corporel en question, dans l'endroit qu'il occupait. Celle qui existera alors, quand nous nous rappellerons qu'elle s'est trouvée en nous, mais qu'elle n'y est plus, est certainement une autre trinité. En effet, ce qui fait cette trinité c'est la chose même présente et fixée dans l'âme de celui qui croit, tandis que celle qui se produira alors, c'est l'imagination de cette chose passée, laissée dans la mémoire de l'âme qui se la rappelle.
6. Or, ce n'est point cette trinité qui n'existe pas encore maintenant, qui sera l'image de Dieu, de même que ce n'est point non plus celle qui cessera d'exister alors; mais c'est dans l'âme de l'homme, je dis, dans son âme raisonnable et intellectuelle qu'il faut trouver l'image placée d'une manière immortelle dans son immortalité.