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§ IV. Le vénérable Bede.
62. Grégoire III, dont le pontificat fut si rempli d’angoisses et de périls, est un des papes auxquels l’univers catholique doit le plus de reconnaissance. Il profita des malheurs mêmes de son temps pour garantir la liberté de l’Église contre le despotisme césarien de Byzance : il préserva l’Europe de la cruelle alternative de s’abâtardir sous l’empire dégénéré des Grecs ou de succomber sous la domination brutale des Sarrasins. Il continua les encouragements donnés par son prédécesseur aux missions de Germanie 1. Dès l’an 732, il transmettait à saint Boniface le pallium, insigne de l’autorité métropolitaine 2. Boniface n’avait pas seulement à lutter contre les mœurs farouches des idolâtres, mais contre les scandales des évêques, des prêtres, des moines déjà établis sur les rives du Rhin. «C’est ainsi, dit M. Ozanam, que le siège de Mayence fut occupé successivement par deux soldats, Gérold et Gewilieb, son fils. Le premier périt en combattant les Saxons; le second vint en armes défier le meurtrier de son père, le tua d’un coup d’épée, et retourna sans remords au service des autels. De semblables chefs n’étaient pas faits pour contenir le clergé; le désordre ne trouva plus de résistance. Les derniers vestiges de la réforme accomplie par saint Colomban s’effacèrent : s’il en faut croire Hincmar, le
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Cf. tom. XVI de celle Histoire, png. 631 et suiv.
2.. Gregor. 111, Epist. 1 ; Pair, lut., tom. LXXX1X, col. Ü75.
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christianisme sembla un moment aboli, et dans les provinces orientales les idoles furent restaurées. D'un autre côté, les hérésies grecques, propagées au midi de la Germanie par les Goths et les Hérules, renaissaient de leurs cendres. L’arianisme reparaissait dans la Bavière ; des religieux africains y avaient porté les erreurs manichéennes. On y trouvait des évêques sans siège, des prêtres sans mission, des serfs tonsurés échappés des manoirs de leurs maîtres, des clercs vagabonds et scandaleux qui pratiquaient la morale du concile quinisexte. D’autres immolaient des victimes au dieu Thor; ils venaient ensuite baptiser les enfants, on ne sait au nom de quelle divinité. Un hérétique, nommé Aldebert, faisait lire aux multitudes une lettre de Jésus-Christ apportée par les anges, se vantait de prétendus miracles et distribuait lui-même ses propres reliques. La foule, entraînée à ses oratoires, qu’il érigeait sous sa propre invocation, désertait les églises et n’écoutait plus la voix des pasteurs. Ces égarements, qui rappelaient les antiques erreurs du gnosticisme, s’accréditaient à mesure que s’accentuaient davantage la tyrannie des grands, la corruption des ecclésiastiques, la hardiesse des sectaires. Ces maux voulaient une répression décisive. Boniface résolut d’en conférer avec le pape saint Grégoire III. Il partit pour Rome en 738; une multitude innombrable de Francs, de Bavarois, d’Anglo-Saxons, pèlerins de tous les pays de l’Occident, l’accompagnaient pour ne rien perdre de ses discours, et furent accueillis par l’hospitalité paternelle du souverain pontife. Après un séjour de près d’une année, employé à régler les affaires de son église, Boniface s’éloigna, comblé de présents, muni de trois lettres pontificales pour tous les prélats, pour les nations converties, pour les évêques des Aleman- ni et des Bavarois 1. Il était chargé d’une délégation nouvelle, à l’effet d’instituer des sièges épiscopaux, de réformer le clergé et le peuple, et d’achever enfin l’organisation ecclésiastique des contrées qui obéissaient aux Francs. Le délégué du saint-siège se rendit premièrement en Bavière. Là, de concert avec Odilo, duc de cette
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1. S. Gregor. Ill, Epist. H, in, iv ; Patr. lat., tom. LXXX1X, col. 57S-580.
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nation, il y commença la réforme religieuse. Son premier soin fut de convoquer un synode où la province ecclésiastique des Bajoarii fut canoniquement partagée entre les quatre évêchés de Salzbourg, Freisingen, Ratisbonne et Passau, dont les titulaires furent choisis parmi les prêtres les plus capables et les plus dignes. Autour d’eux les rangs du sacerdoce se resserrèrent, les hérésies et les idoles rentrèrent dans l’oubli, et l’on vit se relever avec gloire l’ouvrage ruiné de saint Séverin et de saint Rupert (740) 1. » La mort de Charles Martel ne retarda point les projets de réorganisation concertés à Rome pour les provinces rhénanes soumises au pouvoir des Francs; nous aurons plus loin l’occasion de le constater. Cependant Boniface se préoccupait de l’instruction ecclésiastique à établir dans les nouvelles cités épiscopales, à fortifier dans les anciennes. Sa correspondance avec les évêques d’Angleterre offre à ce sujet de curieux détails.
63. « Vous raconter tout ce que je souffre intérieurement et extérieurement, écrit-il à Egbert métropolitain d York, dépasse- rait les limites d’une lettre. Que votre béatitude reçoive l’expression de ma reconnaissance pour les livres qu’elle nous a déjà envoyés : mais ne vous lassez pas de diriger sur nos contrées les rayons de science et de lumière que l’Esprit-Saint a daigné, en ces derniers temps, faire éclater au milieu de vos églises. Donnez ordre qu’on nous transmette les ouvrages du prêtre Bède, ce grand interprète de l’Écriture. Si vous ne pouvez nous les envoyer tous, du moins choisissez ce qu’il y a de plus pratique, ce qui pourra servir de manuel pour l’instruction et pour la prédication 2. » Dans une autre lettre aux abbés et aux religieux de Lindisfarn, Boniface s’exprimait ainsi : « Je conjure votre fraternité de ne pas oublier les pauvres missionnaires, jetés au milieu des peuplades farouches et ignorantes de la Germanie. Nous y semons le grain de l’Évangile; aidez-nous de vos prières, concourez à faire croître la semence confiée aux sillons, afin qu’elle grandisse en une moisson de science et de salut. Je vous supplie de me faire parvenir le
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1.Ozanam, La civilisation chrétienne chez les Francs, pag. 192.
2.. Bonifac., Epist. xxxvin i Pair, lut., tom. LXXXIX, col. 736.
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reste des ouvrages composés par cet illustre moine, Bède, qui naguère brillait au milieu de vous, dans la maison du Seigneur, comme un flambeau de science ecclésiastique 1. » Quand Boniface ne pouvait écrire lui-même, son disciple, saint Lull 2, tenait la plume et renouvelait les mêmes instances. « Je vous importune peut-être par mes demandes, dit Lull, mais la vraie charité ne trouve rien de pénible. Je vous en supplie donc, procurez-vous pour nous les transmettre les commentaires du prêtre Bède de bienheureuse mémoire sur Samuel, Esdras, Néhémie et l’évangile de saint Marc. Nous ne les avons point encore, ils manquent à l’instruction de nos frères et à la consolation de notre exil 3. » Pour obtenir ces précieux ouvrages, Lull envoyait, du fond de la Germanie, un tissu de soie destiné à envelopper les reliques du saint docteur. «J’ai reçu l’offrande de votre charité, lui répondait l’abbé de Yarrow, avec d’autant plus de joie que j’y ai reconnu votre affectueuse dévotion pour le souvenir de Bède, notre maître, de bienheureuse et vénérable mémoire. Il me paraît bien juste que tous les fils des Angles, en quelque lieu du monde qu’ils habitent, rendent au Seigneur des actions de grâces pour avoir donné à notre nation cet homme admirable, doué de tous les genres de science et orné de toutes les vertus. Je puis lui rendre ce témoignage, puisque, nourri à ses pieds, je l’ai vu donner l’exemple de la plus haute perfection. Le rigoureux hiver qui vient de désoler notre île et le froid insupportable dont nous avons souffert n’ont pas permis aux copistes d’avancer beaucoup leur travail. Je ne vous envoie donc que deux livres de grammaire et de prosodie, composés par notre bienheureux père. Le reste, si Dieu nous prête vie, ne tardera point à vous arriver. » En effet, quelques mois plus tard, Lull recevait du même correspondant cet avis : « Je vous adresse pour la consolation de votre exil le livre de œdificio Templi, composé par notre maître Bède, ce clarissime docteur de l’Église de Dieu 4. »
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1. S. Bonifac. Epist. xxxvn ; Patr. lat., tom. LXXXiX, col. 733.
2. Cf. tom. XVI de cette Histoire, pag. 642.
3. Lull., Epist. ad Ctenam; l'utr. lat., tom. XC, col. 116.
4. Cuthbert., Epitt. ad Lull.; Patr. lat., tom. XG, col. 116-U7.
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64. A Tépoque où s’échangeait cette correspondance, il y avait trois ans à peine que le vénérable Bède était mort, dans la soixante- deuxième année de son âge, le 26 mai 735. Déjà tous les peuples de l’Europe catholique enviaient à l’Angleterre un si grand homme, «le premier parmi les rejetons des races barbares qui eût, dit M. de Montalembert, conquis une place parmi les docteurs de l’Église 1. » On se rappelle qu’à la mort de Benoit Biscop, en 600, Céolfrid, son disciple, et saint comme lui, avait été appelé au gouvernement des monastères unis de Wearmouth et Yarrow dans la Northumbrie. Au nombre des religieux de cette communauté florissante, on distinguait dès lors un jeune homme de dix-sept ans, dont le nom anglo-saxon Bed signifie « prière. » Né en 673, « il vit le jour, dit Guillaume de Malmesbury, dans un obscur village du Northumberland, aux extrémités du monde, mais la lumière de sa doctrine devait éclairer tout l’univers3.» A sept ans, il fut présenté par sa famille au bienheureux Benoit Biscop, et prit rang parmi les jeunes oblati que la piété de cette époque offrait aux abbayes, afin d’y recevoir l’instruction première, et très-gratuite, qui leur permettrait plus tard de suivre, dans le siècle ou dans le cloître, la vocation à laquelle Dieu les appellerait. En 682, la ruche monastique de Wearmouth, trop pleine pour suffire aux nouveaux arrivants, fut obligée d’envoyer une colonie de vingt religieux fonder à quelque distance, près de l’embouchure de la Tyne, la colonie de Yarrow. Benoit Biscop confia cet essaim des abeilles du Seigneur, dans lequel fut compris le jeune Bède, à son disciple Céolfrid. Détachés dans une contrée marécageuse, qu’ils devaient transformer par leurs travaux, ils eurent le sort de presque tous les premiers colons. La peste en enleva dix-huit, il ne resta pour l’office canonial que l’abbé Céolfrid et le jeune Bède (686). « Tous ceux qui pouvaient lire ou chanter les antiennes et les répons, dit l’hagiographe, étaient morts, à l’exception de l’abbé
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1. Les moines d'Occident, tom. V, pag. 100. — î Cf. tom. XVI de cette Histoire, png. 478.
2. Willelm. Malmesbur., Gest. reg. angl., lib. I, cap. Liv; Patr. lat., tom. CLXXJX, col. 1011.
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et d’un petit enfant, exccpto ipso abbate et puerulo. Ce puerulus était le jeune Bède, nourri et instruit dans le monastère. Le coeur plein de tristesse, Céolfrid continua avec lui la psalmodie sacrée, mais sans le chant accoutumé des antiennes, sauf aux vêpres et aux matines. Il en fut ainsi pendant toute une semaine, et l’abbé ne cessait de verser des larmes de douleur. Après ces huit premiers jours, Céolfrid et l’enfant se remirent, non sans grande fatigue, non sine multo labore, à chanter intégralement tout l’office; ils continuèrent de la sorte, aidés par les fidèles du voisinage, jusqu’à ce que d’autres religieux fussent venus repeupler le cloître désert 1. » Telle était alors la sainte ardeur des clercs et des religieux pour l’office canonial, pour le chant grégorien. Les règles de ce chant avaient été portées en Angleterre par un religieux bénédictin, Jean, abbé de Saint-Martin de Rome, et archicantor (maître de chapelle) de la basilique vaticane, envoyé, à l’époque du pape saint Agathon (080), pour faire recevoir en Angleterre les décrets du concile de Rome contre le monothélisme 2. « Sur l’invitation de Céolfrid, écrivait plus tard le vénérable Bède, l’archicantor vint à Yarrow, où il développa, dans un cours public, l’ordre de la liturgie telle qu’elle se pratique à Saint-Pierre de Rome, les rites prescrits pour les cérémonies, les règles du chant, de la psalmodie, de la lecture au chœur, les divers degrés de solennité pour la célébration des fêtes annuelles. II nous laissa un résumé de ses leçons, écrit de sa main, dont l’original est resté en notre monastère, et dont les copies se sont depuis multipliées dans toutes les églises de la Grande-Bretagne. Durant son séjour en Angleterre, Jean fit profiter de ses instructions les abbayes qu’il visita : celles qui ne purent le posséder envoyaient des religieux assister à ses cours. Un concile national, tenu sous sa présidence, anathématisa le monothélisme et rédigea une lettre synodique où les évêques bretons protestaient de leur soumission au saint-siège et de leur inviolable attachement à la foi orthodoxe. Muni de ce précieux document, le légat apostolique quitta notre île pour
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1 Venerabil. Bedœ, Opéra, edit. Giles, tom. VI, pag. 421.
2.Vener. Bed., Vit. S. Benedict. Biscop; Pair, lai., tom. XCIV, col. 7'.7.
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retourner à Rome ; mais, en traversant les Gaules, il mourut au monastère de Saint-Martin de Tours. Ses compagnons désolés poursuivirent seuls leur route, et remirent au pape le témoignage écrit de la foi catholique des Angles 1. »
6è0. Bède, né en 673, entrait au monastère de Wearmouth en 680, par conséquent à l’époque où l’archicantor romain y arrivait lui-même. Sous la direction de cet illustre maître, le jeune enfant se passionna pour les mélodies grégoriennes, pour les magnificences de la liturgie sacrée. Sa vive et précoce intelligence était d’ailleurs ouverte à toutes les études sérieuses. Il apprit l’Écriture sainte aux leçons d’un disciple de saint Céadda évêque de Lichtfield, le pieux moine Thumbert, dont il inscrivit plus tard le nom avec une reconnaissance toute filiale dans « l’Histoire ecclésiastique des Angles2. » Le grec, la poésie, les sciences exactes lui furent enseignés par des religieux de l’école que saint Théodore, originaire de Tarse3, avait fondée dans sa métropole de Cantorbéry. « De cette source, dit Bède lui-même, des flots de science sacrée et d’érudition littéraire se répandirent dans la Grande-Bretagne. L’astronomie, les mathématiques, la poésie, rien n’était étranger à leur enseignement; toutes les branches des connaissances humaines se développaient sous l’influence de la discipline religieuse et de la révélation des livres saints. Les Bretons, leurs disciples, parlent le latin et le grec comme leur langue maternelle. Grâce à eux, jamais les Angles, depuis qu’ils ont mis le pied dans la Grande-Bretagne, ne connurent des temps plus prospères ; les rois, devenus chrétiens à cette école, font régner la justice dans leurs états, ils sont les délices de leurs sujets et la terreur des barbares ; les études sont florissantes, et ouvertes à quiconque veut les cultiver4. » Heureux temps en effet, pourrions-nous ajouter, où la science conspirait avec la foi pour élever les nations, et développait l’intelligence sans pervertir le cœur ! A dix-neuf ans, Bède avait parcouru le cercle entier de la science sacrée et profane ; la piété s’était accrue dans son âme en
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1 Bcd., IJist. eccles., lib. IV, cap. xvni; Pair, lat., toui. XCV, coi. S00.
2 Lib. IV, cap. m, col. 177. — s Cf. lom. XVI de cette Histoire, pag/186.
3. Lib. IV, cap. n, col. 174.
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proportion du savoir. Par une glorieuse exception, il fut dès lors (691) ordonné diacre, sur la demande expresse de saint Céolfrid son abbé, par l’évêque d’Exham, saint Jean de Béverley, sous la juridiction duquel l’abbaye de Yarrow était placée 1. A trente ans (702), il reçut du même pontife l’ordination sacerdotale, et à partir de cette époque jusqu’à sa mort, ce fut lui qui chaque matin chanta au chœur la messe conventuelle.
66. Six cents disciples de la double communauté de Wearmouth et de Yarrow, sans compter ceux qui accouraient en foule des divers points de l’Angleterre près de l’illustre docteur, assistaient chaque jour à ses leçons. « Ma vie s’est écoulée tout entière disait-il plus tard, dans l’enceinte de ce monastère. En dehors de la méditation des saintes Écritures, des observances de la discipline régulière, du chant de la messe quotidienne au chœur, je n’ai rien connu de plus doux que d’apprendre sans cesse, d’enseigner, et d’écrire 2. » Pour avoir une idée de ce que fut son enseignement, véritable encyclopédie, qui exigerait aujourd’hui vingt professeurs spéciaux, il suffit de parcourir la liste des traités composés par lui sur toutes les branches de l’instruction, depuis les éléments jusqu’aux sommets de la littérature et de la science : de l’ Orthographe comprenant à la fois les règles de la grammaire et les notions de l’étymologie; de l’Art métrique, prosodie, versification et art poétique; de Schematis et Tropis, rhétorique, figures, art oratoire, principes de style; de Natura rerum, de Temporum ratione, traités d’astronomie, sphère céleste et terrestre, zodiaque, saisons, éclipses de soleil et de lune; philosophie d’Aristote, traité de Substantiis; éléments de philosophie; de arithmeticis propositionnibus, traités d’arithmétique, de géométrie et de hautes mathématiques 3. Ce programme, rempli par un seul homme, dépasserait de nos jours la puissance de plusieurs facultés réunies. On conçoit donc l’immense succès de l’enseignement du Vénérable, alors que, se multipliant lui-même avec une infatigable activité, il se faisait tout
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1 Lib. V, cap. xxiv, col. 2SS. — 2 Ccd., Il ht. certes., îib. V, cap. xsiv ; Pair, lut., totn. XCV, col. 288. — 3. Bed., Oper. omn.; l'air, iat., tom. XC.
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à tous, distribuant à la fois le lait de la doctrine aux petits enfants, et le pain substantiel de la science aux intelligences les plus élevées. Bède fut le véritable pédagogue, non-seulement de l’Angleterre qui entendit sa voix, mais de la Germanie qui en reçut l’écho par saint Boniface, et de la France elle-même, où Alcuin vulgarisa son enseignement à l’école palatine de Charlemagne.
67. Toutefois ce n’est là qu’un des côtés les moins resplendissants du génie et de la gloire de Bède. A peine âgé de trente ans, «ce docteur, qu’il est plus facile d’admirer que de louer dignement, » selon l’expression de Guillaume de Malmesbury1, avait achevé son encyclopédie littéraire et scientifique. Il entreprit alors et conduisit jusqu’à sa perfection un gigantesque travail d’exégèse patristique, où il résuma tout ce que les pères les plus accrédités d’Orient et d’Occident avaient écrit sur les divers livres de l’ancien et du nouveau Testament, depuis la première parole de la Genèse jusqu’au dernier verset de l’Apocalypse2. Chacune des citations, empruntées aux pères et aux docteurs, est exactement indiquée, avec le titre de l’ouvrage et les divisions numériques. Les bibliothèques de Cantorbéry et de Wearmouth, si libéralement pourvues par les soins de saint Théodore et de saint Benoit Bishop, fournirent les matériaux de cette chaîne d’or, exécutée au VIIIe siècle par le moine anglo-saxon, qui devançait ainsi le génie de saint Thomas d’Aquin. L’œuvre du vénérable Bède, encouragée par tous les évêques de la Grande-Bretagne, fut poursuivie avec une admirable persévérance. « Malgré les innombrables charges de la vie monastique, écrivait-il lui-même, je suis mon propre secrétaire, je dicte, je rédige, je transcris tout de ma propre main3 . » Comme si tant d’œuvres n’eussent pas suffi encore à remplir une vie si laborieuse, il composait l’histoire des fondateurs de Wearmouth, saint Benoit Biscop, saint Céolfrid, et celle de l’illustre évêque de Lindisfarn4, saint Cuthbert. Enfin, tel qu’autrefois
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Jérome de Bethléem, il dressait dans son «Martyrologe» la liste de tous les saints honorés d’un culte public dans l’Église, reliant pour jamais le nom de sa patrie terrestre à la gloire de la Jérusalem triomphante du ciel 1.
68. « La pensée de Dieu, de l’âme, du salut éternel, dit M. de Montalembert, présidait à tous les travaux de cette vie féconde et de cette virile intelligence. » Elle se retrouve en tête de la grande œuvre qui lui vaut encore aujourd’hui l’attention et la reconnaissance du monde savant, à la première page de son «Histoire ecclésiastique de la nation des Angles. » Ce livre immortel couronna en effet sa prodigieuse carrière; Bède fut, pour la Grande-Bretagne, ce que Grégoire de Tours avait été pour les Francs, l’historien national. « Je conjure, dit-il, tous ceux de mes compatriotes qui liront ou entendront lire ces récits, de recommander souvent à la clémence divine mes infirmités de l’âme et du corps. Que chacun dans sa province, en voyant le soin que j’ai mis à noter tout ce qu’il y a de souvenirs mémorables et chers aux habitants de chaque contrée, me paie de retour en priant pour moi 2. » Le roi des Northumbres, Céolwulf, et l’abbé de Cantorbéry, Albinus, avaient inspiré la pensée de cet ouvrage. L’humble auteur le dédia au prince en ces termes : « Au très-glorieux roi Céolwulf, Bède serviteur et prêtre du Christ. » Quant à Albinus, il lui écrivait : « Révérendissime père, vous que je puis appeler mon ami bien- aimé dans le Seigneur, souvenez-vous, je vous en supplie, de ma fragilité, vous et tous les serviteurs du Christ qui vivent avec vous. Ne vous lassez pas d’intercéder pour moi auprès du juge miséricordieux, et faites prier de même par tous ceux à qui vous communiquerez ce modeste opuscule 3. » Cet opuscule, dit encore M. de Montalembert, «est l’œuvre qui a fait de Bède, non-seulement le père de l'histoire anglaise, mais le véritable fondateur de l’histoire du moyen âge. Les juges les plus compétents ont reconnu en lui un chroniqueur aussi méthodique que bien rensei-
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J Pa'.r. lut., tom. XCIV, col. 800-1148. — 2. Bed., Hist. eccles. gentis Anglo-rum, prcefat.; Pair, lai., tom. XCV", col. 21. — 3 Ibid., col. 21, et Epist, ad Â'Mnum abbat.; Bed., Oper., édit. Gilcs, tom. VI, pag. 229.
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gné, un critique habile et pénétrant, investi par la précision rigoureuse de son langage, comme par la scrupuleuse exactitude de son récit, du droit de faire compter et peser son témoignage, même sur des faits dont il n’a pas été le contemporain 1. » — « J’ai obtenu, dit Bède lui-même, tous les renseignements relatifs à la province de Cantorbéry du révérendissime abbé Albinus, qui les tenait de l’archevêque Théodore, et remontait ainsi aux missionnaires envoyés dans nos contrées par saint Grégoire le Grand, dont il conservait les écrits et la tradition. Le pieux Nothelm, prêtre de l’église de Londres, m’a fourni des mémoires et des renseignements du plus haut intérêt. Dans un voyage qu’il fit dernièrement à Rome, il obtint du pontife Grégoire III, qui gouverne en ce moment l’Église, l’autorisation de copier, dans les archives du saint-siège, la correspondance des papes avec l’Angleterre depuis saint Grégoire le Grand jusqu’à nos jours, et j’ai pu insérer ces précieuses lettres dans mon récit. Les évêques des Saxons orientaux et occidentaux, ceux de la Northumbrie, le vénérable Daniel de Winchester, l’évêque de Lindisfarn, les abbés des monastères de Mercie, de Lindissa, et mille autres témoins, aussi fidèles que consciencieux, ont mis à ma disposition tous les documents écrits ou traditionnels. Je crois donc n’avoir rien avancé que sur des preuves irréfragables. Cependant je prie le lecteur, s’il trouvait quoi que ce fût qui s’éloignât de la vérité, de ne m’en pas faire un crime, car, selon la véritable loi de l’histoire, j’ai recueilli en toute simplicité ce que les mémoires écrits et la tradition orale ont transmis jusqu’à nous, et je me suis borné à l’écrire pour l’instruction de la postérité 2.