Satanisme 7

Darras tome 8 p. 166

 

21. Après ce début qui trouverait mieux sa place à la fin de l'œuvre, Porphyre nous montre son héros suivant dès l'âge de huit ans les leçons d'un maître de grammaire. C'est à peu près l'histoire de tous les enfants. Un détail un peu plus étrange vient ici se placer sous la plume du biographe. Il paraît qu'à huit ans Plotin avait encore une nourrice. Il fallut que cette femme lui fît comprendre elle-même que son rôle était fini. Beaucoup d'enfants n'auraient pas eu besoin qu'on le leur fît remarquer. A vingt-huit ans, Plotin s'adonnait entièrement à la philosophie. Il entendit successivement tous les docteurs qu'Alexandrie possédait en ce temps; mais il revenait de leurs leçons triste et découragé. Enfin on le conduisit à Ammonius, et quand il le connut, il s'écria: Voilà celui que je cherchais! Depuis ce jour, il demeura assiduement près d'Ammonius. Lorsque l'empereur Gordien se prépara à faire son expédition contre les Perses, Plotin, alors âgé de trente-neuf ans, se mit à la suite de l'armée, dans l'intention d'aller étu­dier les doctrines philosophiques de ce peuple. Il se proposait de pousser ses investigations scientifiques jusque dans les Indes. Mais le meurtre de Gordien en Mésopotamie coupa court à ces projets. Plotin en cette circonstance courut quelques dangers; il eut assez de peine à regagner Antioche. Ce fut alors que, sous le règne de Philippe, il vint à Rome fonder une école philosophique. Il avait alors quarante ans. Sa méthode d'enseignement avait beaucoup d'analogie avec celle de Socrate. Il permettait à ses disciples de lui

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1. Porphyr., Ptotini Vita, cap. II. — 2.Ibid. cap. il.

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p167  CHAP.   II.   — PL0TIN.

 

proposer toutes leurs questions; ce qui faisait plus d'une fois dégé­nérer la leçon en conversations oiseuses.  Du reste, et nous notons ce point, le biographe constate que Plotin enseignait ce qu'il avait appris d'Ammonius 1. Il n'y avait donc pas dans son enseignement l'hostilité déclarée contre la foi chrétienne que Porphyre cher­chera plus tard à y introduire. Jusqu'ici Porphyre n'avait pas encore été en relations personnelles avec le maître. « Mais, dit-il, la dixième année du règne de Gallien (263), je partis de Grèce pour Rome, avec Antonius de Rhodes. J'y trouvai Amelius, qui depuis dix-huit ans assistait aux leçons de Plotin et me le fit con­naître. Plotin était alors dans la cinquante-neuvième année de son âge. Je demeurai avec lui cette année et les cinq suivantes, jus­qu'à un voyage que je dus faire en Sicile, la quinzième année du règne de Gallien (2G8), et pendant lequel Plotin mourut 2. » Tel est, dans ses lignes générales, le canevas biographique sur lequel Porphyre s'est donné la mission de broder une théophanie.Trans­former un homme, un philosophe, en une divinité n'était pas fort difficile dans un milieu social où, par senatus-consulte, on décré­tait chaque jour l'apothéose de tant d'empereurs. Voici le procédé adopté par Porphyre. On le trouvera quelque peu analogue à celui de nos modernes spirites. «Parmi les sophistes contemporains, dit-il, on comptait alors un Alexandrin, nommé Olympius, qui avait suivi, de même que Plotin, les leçons d'Ammonius Saccas. Par un sentiment de basse jalousie, Olympius devint l'ennemi déclaré de Plotin. Il eut recours à des opérations magiques, dans le but de jeter un sortilège sur son rival. Mais ses plus redoutables conju­rations échouèrent, et leur effet se retourna contre lui-même : Il faut, s'écria-t-il, qu'une vertu puissante habite l'âme de Plotin! — Cependant celui-ci s'était aperçu dès le premier instant des tentatives magiques essayées contre lui par Olympius. Il dit à ses disciples : En ce moment même, le corps d'Olympius éprouve des convulsions terribles et se resserre comme une bourse3!»—Evidem­ment Porphyre fait ici son premier pas dans la déviation magique

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1. Porpbyr., Ploiiai Vita, cap. in.—2. Ibid., cap. iv, v, vi. — 3. lind,, cap. x*

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p168            PONTIFICAT  DE  SAINT   FABIEN   (236-250).

 

reprochée par saint Augustin à une fraction de l'école de Plotin. Seulement nous supplions les lecteurs de prendre les mots pour ce qu'ils valent, et de ne se contenter, en cette matière, ni du dédain affecté des rationalistes, ni de l'indifférence un peu sceptique du monde officiel. Il faut savoir ces choses, si l'on veut comprendre le règne du paganisme dans l'antiquité, et si l'on veut en prévenir le retour. Porphyre croyait au surnaturel magique. Moins on le dit dans l'histoire de convention, plus il faut le dire dans l'his­toire impartiale. Il semble que, de nos jours, la vérité fasse peur, tant on l'a diminuée! De sorte qu'en présence des illusions démo­niaques qui nous envahissent, les plus fermes esprits se montrent déconcertés. Comme si l'Évangile de Jésus-Christ n'était pas une lutte divine contre le démon ! Qu'on le veuille donc enfin com­prendre. Il y a un surnaturel satanique, dont les manifestations, dans la civilisation païenne, étaient des faits notoires, constants, avérés. Depuis qu'abjurant la grâce de leur baptême, les peuples retournent au scepticisme pratique, le démon reprend plus visible­ment son empire. L'église catholique le sait; elle veille pour le salut du monde. Elle a ses exorcismes tels que Jésus-Christ les avait enseignés aux apôtres. Elle les maintient, en dépit des sar­casmes de l'incrédulité, ou des railleries de la foule. Un jour, et peut-être n'en sommes-nous pas très-éloignés, on demandera de toutes parts à l'Église de chasser les démons qu'on laisse téméraire­ment rentrer parmi nous.

 

22. Porphyre, sur ce point, ne ressemble guère au masque de fantaisie sous lequel le voltairianisme l'avait déguisé. Rien n'est moins esprit fort que lui. Il croit au diable ; mais, à la différence de l'Église qui y croit de même, Porphyre adore le diable. C'est là tout le secret de l'idolâtrie, bien que nos modernes rationalistes soient convenus de ne jamais le dire, et qu'ils s'efforcent de dé­cerner à Porphyre un brevet d'éclectisme, ou un diplôme de phi­losophe néoplatonicien. Ce n'est pas notre faute si, découvrant à chaque pas les preuves que, depuis trois cents ans, on falsifie l’histoire, nous le répétons avec autant d'énergie. Arrière donc le Porphyre de nos manuels! et continuons à enregistrer les paroles

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p169 CHAP.   II.  — PLOTIN.     

 

du véritable Porphyre. « Plotin, dit-il, avait manifesté dès sa naissance quelque chose de supérieur, aux autres hommes. Un prêtre égyptien, qui le vit à Rome, le pria d'assister à l'évocation d’un démon familier qui obéissait à sa voix. L'évocation devait avoir lieu dans un oratoire d'Isis, le seul lieu de Rome que cet Egyptien eût déclaré pur. Le démon fut évoqué; mais, à sa place, on vit paraître un dieu d'un ordre supérieur. L'égyptien s'écria : Vous êtes heureux, Plotin, vous avez pour démon familier un dieu de la catégorie la plus élevée1! » —Entre les évocations spirites et cette évocation égyptienne, quelle différence y a-t-il? Aucune. Porphyre ajoute : « Plotin, qui avait pour démon un dieu, tenait toujours les yeux de son esprit divin attachés sur ce divin protec­teur. Un jour, Amelius, qui était fort exact à sacrifier et qui célé­brait avec soin les néoménies, pria Plotin de venir assister à une cérémonie de ce genre. Plotin lui répondit : C'est aux dieux à me venir chercher et non pas à moi de les aller trouver 2 ! — Il avait une connaissance si parfaite du caractère et des pensées des hommes qu'il prévoyait ce que chacun d'eux deviendrait dans l'avenir. On avait volé un bijou de prix à Chioné, respectable ma­trone qui vivait chastement dans la viduité. Plotin fit comparaîtra tous les esclaves de la maison ; il les envisagea, et, montrant l'un d'eux, il dit : Voilà le coupable ! C'était vrai 3. — Il s'aperçut un jour des pensées de mélancolie qui m'obsédaient. Je songeais à me suicider. Il vint me trouver dans la chambre que j'occupais, me dit que ma raison n'était pas saine et m'ordonna de voyager. J'obéis ; je partis pour la Sicile, où j'eus l'occasion d'entendre les leçons d'un célèbre philosophe, Probus, de Lilybée ; mais, à mon retour, Plotin était mort4. » La gradation suivie par Porphyre est sensible ; il commence par établir, en thèse générale, que Plotin avait une puissance, une vertu (dunamin) supérieure au reste des mortels. Il le montre en communication avec les dieux supérieur et lui attribue le don de lire dans les consciences. On pardonnera

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1. Porphyr., Plotini Vita, cap. x. — 2. Id., ibid. — 3. Iàid., cap. il. — 4. Ibid., cap. iiv,

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p170           TONTIFICAT-DE  SAINT  FABIEN   (236-230).

 

au biographe d'intercaler dans son récit les éloges personnels qu'il se vante d'avoir reçus du maître. Ainsi, dit-il, « un jour qu'à la fête de Platon je lisais un poème sur le Mariage sacré, Plotin me dit, de façon à être entendu par tous les assistants : Vous venez de nous prouver que vous êtes en même temps poète, philosophe et hiéro­phante!— Une autre fois, je relevais, dans le travail de Diophante, l'un de mes condisciples, certaines erreurs de morale. Je fis un si grand plaisir à Plotin qu'il répéta plusieurs fois : Frappez toujours de la sorte, et vous deviendrez la lumière de la Grèce 1! » — Ces échappées d'amour-propre relèvent d'autant le rôle que Porphyre prétendait s'attribuer après coup, et pouvaient dans sa pensée donner plus de crédit à l'allégation suivante : « Il y avait en ce temps-là, dit-il, beaucoup de chrétiens. Parmi eux se trouvaient des apostats de l'antique philosophie, tels que Adelphius et Aquilinus. Ils colportaient les ouvrages d'Alexandre de Lybie, de Philicamus, de Démostrate et de Lydus; s'appuyant surtout des révélations de Zoroastre, de Zostrien, de Nicothée, d'Allogène et de Mésus. Ces sectaires séduisaient un grand nombre de personnes et se trompaient eux-mêmes, en soutenant que Platon n'avait pas pénétré la profondeur de l'intelligible. Plotin les réfuta longue­ment dans ses conférences et écrivit à ce sujet le livre contre les Gnostiques2. » Dans cette affirmation de Porphyre, nous avons la preuve la plus insigne de sa mauvaise foi. Il voudrait laisser croire au lecteur que Plotin combattit le christianisme, et il se trouve que les prétendus chrétiens, attaqués par Plotin, sont des gnostiques. Son témoignage est cependant précieux à un autre point de vue. Comme renseignement historique, il est important de savoir que la gnose avouait hautement ses relations avec la doctrine de Zoroastre. Quoi qu'il en soit, Porphyre se donne en­suite la satisfaction de nous apprendre que si Plotin le tenait déjà en si haute estime, Amelius, disciple de Plotin, alla jusqu'à lui faire hommage de son traité: Sur la différence entre la  doctrine de Plotin et celle de Numenius. « Il me le dédia, dit-il, sous ce titre :

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1. Plot, fit., cap. iv. — 2. Ibid., cap. xvi.

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p171   CHAP. II.. plotin.          

 

A Basile. C'était mon nom avant que je me fusse appelé Porphyre. Dans la langue de mon pays, Malck, mon nom patronymique, si­gnifie roi, et équivaut au Basiléeus; (Basile) des Grecs 1. »

 

23. Si intéressante que put être cette révélation pour la posté­rité, Porphyre comprenait que tout cela n'établissait pas suffisam­ment le dogme de la divinité de Plotin. Or, c'était là pour lui le point capital. « Pourquoi, dit-il, m'arrêter si longtemps sur le rocher, ou sous le chêne? selon le mot d'Hésiode 2. Qui Daimonèspeut être plus sage qu'Apollon, ce dieu qui a dit lui-même : Je sais le nombre des grains de sable et l'étendue de l'océan ; je comprends le langage du muet; j'entends celui qui ne parle pas? Or, Amelius consulta Apollon pour savoir ce qu'était devenue l'âme de Plotin. L'oracle lui répondit par ces vers : Démon, qui étais homme et qui maintenant as pris place dans la hiérarchie divine des , dé­livré des liens de la nécessité qui enchaîne l'homme et du tumulte que causent les passions corporelles ; soutenu par la vigueur de ton esprit, tu te hâtes d'aborder au rivage qui n'est jamais sub­mergé par les ondes loin de la foule des impies, pour marcher dans le sillon des âmes pures, voie divine de lumière, où la jus­tice habite dans un lieu saint, loin de l'injustice odieuse ! Dépouillé de ton enveloppe mortelle, sorti du tombeau de ton âme démo­niaque, tu es entré dans le chœur des Daimonès où souffle un doux zéphyr; là règnent l'amitié et le désir agréable toujours accompa­gnés d'une joie pure; là on s'abreuve d'une divine ambroisie; là les amours sont célestes, l'air qu'on respire est celui de l'immortalité! C'est là qu’habitent les fils de Jupiter qui vécurent dans l'âge d'or, les frères Minos et Rhadamanthe, le juste Eaque, le divin Platon, le vertueux Pythagore, en un mot tous ceux qui ont formé le chœur de l'amour immortel et qui, par leur naissance, sont de la même

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1 Plot. Vit., cap. xvii. Le Melek ou Malk phénicien, signifie en effet roi, et Porphyre, tyrien d'origine, portait réellement ce nom, avant de l'échanger contre celui de Hodfuros, titre impérial, puisque la pourpre était alors le privilége des Céaurs.

2.   AXXà t£ji (toi taûxa irepi Spûv t\ Tiep! jiÉTpriv;

(Hesiod., Theogon., ver». î5,)

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p172           PONTIl'ICAT  DE  SAINT FABJEH   (236-230).

 

race que les plus heureux des daimonès .» Voilà comment, à l'aide de la théurgie idolâtrique, et en vertu d'un oracle d'Apollon, Porphyre a pu élever des autels à son héros. Cette tentative de théophanie posthume constitue l'un des plus curieux épisodes de la réaction païenne contre le christianisme. Mais le Plotin réel y fut complètement étranger.

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