Darras tome 26 p. 434
§ V. CROISADE D’ESPAGNE
28. En 1144, les Maures qui habitaient l’Espagne, avaient été vivement attaqués par les Amohades, et Tessephin, leur empereur n’avait pu leur envoyer des secours. Il avait réuni une grande armée contre Abdelmumen ; mais celui-ci, habile dans l’art de la guerre, se maintint dans les montagnes, pendant que la famine et la maladie décimaient les troupes de Tessephin, dans une plaine marécageuse, où elles avaient établi leur camp. Abdelmumen les mit en déroute, et força son adversaire à chercher un asile dans Oran, place forte célèbre située sur le bord de la mer. Il fut contraint de chercher un nouvel asile, et comme Abdelmumen le poursuivait dans sa fuite, il tomba de cheval et mourut, pendant l’hiver de 1143. Les exploits insignes de Tessephin lui avaient acquis un grand renom; mais, lorsque la fortune lui fut moins souriante, il encourut un entier discrédit. Après sa mort, des troubles profonds s’élevèrent parmi ses corréligionnaires. La majeure partie des Maures d’Espagne se sépara des Maures d’Afrique, et chacun s’empara de ce qu'il put dans l’Espagne des Sarrasins. Les Almoravides du Maroc, à la nouvelle de la mort de leur empereur, portèrent son frère au trône. Abdelmumen occupait toujours les importantes places d’Oran et de Fez. Les Maures espagnols de Valence, Murcie, Tortose et Herda massacrèrent alors tous les Africains, et Safadaula, roi de Cordoue, à la tête des peuples de la Bétique, sévit avec non moins de cruauté dans Cordoue, Grenade, Jaën, Andujar. Abengamia, vice-roi pour l’empereur Almoravide et homme fort magnanime, conserva la citadelle de Cordoue. Mais ses partisans ne pouvaient attendre aucun secours de l’Afrique, parce que les Almohades mettaient tout à feu et à sang dans ce pays. Jamais déchirements plus profonds n’eurent lieu en Espagne, où, comme en Afrique, les Maures s’entre-détruisaient. Alphonse VIII, roi de Castille et empereur, envoya des troupes au roi Safadaula, ami des Chrétiens ; mais ce fut en pure perte, parce que les Mahométans n’avaient qu’antipathie pour ce prince, qu’ils regardaient comme un apostat, comme un appui secret du christianisme.
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29. Au commencement de 1146, Safadaula tombait sous le poignard d’Aben-Haudi. Abengamia, qui régnait à Alméria, s’empara de Cordoue, et Aben-Haudi mis en fuite implora le secours d’Alphonse. L’empereur parvint à se rendre maître de Cordoue; mais il mit cette ville au pouvoir d’Abengamia, qui lui avait promis hommage. Or Abengamia viola sa promesse. L’empereur, se voyant privé du secours des princes Chrétiens, convoque au mois de novembre une assemblée générale, pour amener la réconciliation de Garcias Ramirès, roi de Navarre, et de Raymond-Béranger IV, comte de Barcelone. Il ne put obtenir qu’une trêve, pendant laquelle les trois princes devaient combattre les Musulmans. Aussitôt le roi Garcias s’avança contre l’ennemi avec ses Navarrais alertes et bien exercés; au mois de janvier 1147, il était sous les murs de Cordoue révoltée contre les Chrétiens; il s'en rendait maître le même mois. L’empereur de son côté se rendait maître de Calatrava. Les historiens espagnols nous ont conservé avec le plus grand soin les événements de cette croisade. Ce récit fut fait en vers barbares par un auteur anonyme du temps, que Sandoval rapporte; il est plein de barbarismes, mais aussi et plus encore de hauts faits accomplis pour l’exaltation de la Foi. « Les chefs espagnols se réunirent. Les Francs par mer et par terre recherchent les guerres contre les Maures. Tous les pontifes de Tolède ou de Léon, après avoir tiré du fourreau le glaive de Dieu et l’épée des hommes, convient les grands et pareillement invitent les petits à venir tous avec assurance et à se montrer forts dans les combats. Le peuple des Espagnes brûlant de combattre contre les Sarrasins..., tous les Almariciens connurent la voix du jour de colère. » Les Espagnols avaient surtout à cœur la prise d’Alméria, qui était un repaire de pirates. Les Galliciens attaquèrent l’ennemi au mois de mai : « Au mois de mai, l’armée gallicienne s’avance, fortifiée par le miel de l’ordre qu’elle a reçu de Saint-Jacques.»
30. Le romancero parle ensuite du siège d’Anduiar, en Andalousie, par le roi de Navarre. « Il se hâte à la guerre; il porte le manteau et les insignes royaux en tous lieux, le cher gendre de l’empereur qui a nom Garcias. Or à Pampelune s’unit tout l’Alava,
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la Navarre étincelle aussi sous le glaive. Entouré de tous ces appuis, il est plein de joie, sur de l’issue de la bataille, le fils de Ramire, héritier plus tard—je l’espère du moins—de la vaillance du roi. » Et plus loin : « S’appuyant sur de tels secours et sur de si fortes colonnes, portant haut ses étendards, l’Espagne envahit la côte d’Andujar. Et d’abord Andujar abreuvée du vin de la douleur, est assiégée sur l’ordre de l’auguste empereur. Cette place forte est prise, et Véra est enveloppée à son tour. Ainsi pendant trois mois ils (les habitants) dépensent successivement les fruits de la terre; ils consomment tout ce qui avait été produit par le travail. Les forces sont épuisées, plus d’aliments; après avoir donné des otages, ils implorent déjà les liens de la paix. En demandant de vivre, ils donnèrent leurs personnes et leurs biens au roi. Banos aussi, noble place forte, fait sa reddition, et de même la célèbre Baéna... Se rend encore aux invincibles étendards de l’empereur, une autre noble ville appelée Baéza; à la vue de tant de bannières, frappée d’une grande épouvante, elle se dépouille de son antique fierté, elle courbe la tête, ploie le genou, se réjouit de s’être rendue, puisqu’elle est impuissante pour la résistance. Les autres châteaux du Maure qui sont autour d’elle, demandent tous la vie sauve pour prix de leur reddition... A la tête de toutes ces villes et du Maure subjugué est mis un consul intrépide sous les armes. Après l’entier accomplissement de tous les exploits que nous avons dits, le temps de l’expédition révolu, selon l’antique coutume des ancêtres, les citoyens retournent avec la palme vers les murs paternels, à l’exception d’un petit nombre que retient la vigilance du roi. »
31. A ce moment arrivent de nouveaux Croisés par la Méditerrannée. « La belle jeunesse des Francs, ayant déployé ses voiles, vous salue d’une voix puissante. Votre parent Raymond, selon sa promesse, attend aussi sur le rivage de la mer avec ses soldats en armes. Mais l’ennemi fond contre eux, aveuglé par la fureur. En même temps viennent et le peuple de Pise et celui de Gènes. L’illustre Guillaume de Montpellier est le chef de toute l’expédition... Mille vaisseaux les conduisent, on dit que trois seulement ont déjà
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débarqué leurs troupes... La renommée le dit, et ce récit fait frissonner les vaillantes cohortes. Le voisin parle ainsi à son ami et compagnon : Jusques à quand les guerres se mêlcront-elles aux guerres de toute part ? La nouvelle est chère au roi, elle est amère pour nous. De toute part les ennemis sont sur notre chemin comme des barrières, et la longue route est pour nous hérissée d’épines. Il ne nous reste ni boisson ni aliment au milieu des rochers; les oiseaux du ciel déchireront nos corps. Parmi les pontifes présents, l’évêque d’Astorga voyant cela, lui dont brille l’illustre épée, encourage de la voix les cohortes plus que ne le font ses collègues ; il fortifie de ses discours ce peuple déjà près de sa fin.» Ce vaillant évêque d’Astorga s’appelait Arnold ; il parvint à procurer des subsides à cette armée en détresse, qui put opérer sa jonction avec Raymond de Barcelone et les Croisés venus par mer de France et d’Italie. Les chrétiens prirent alors l’offensive, Alméria fut emportée d’assaut, et vingt mille Maures qui s’étaient réfugiés dans la citadelle, rachetèrent leur vie à prix d’argent. Alméria, autrefois appelée Abdôra, ou le grand port, était à cette époque une des plus fortes places du littoral méditerranéen. Elle fut prise sur les maures au mois d’octobre 1147. Tous les historiens rendent cet hommage à Garcias Ramirès, roi de Navarre, qu’il n’abandonna pas un seul instant Alphonse, pendant toute l’expédition. Justinien dit dans ses annales de Gênes : « De mémoire d’homme, jamais flotte aussi puissante n’était sortie du port de Gênes.» Mais qu’était donc devenue, au début de la Croisade, cette « armée pèlerine » du Nord, comme l’appelle Helmold, de qui nous avons appris qu'après avoir pris terre à Porto, en 1147, elle était allée se faire bénir à Saint-Jacques-de-Compostelle?
32. Les historiens rapportent que cette année-là, Alphonse, roi de Portugal, prit d'assaut Scalabis, vulgairement appelée Santarem,l’une des plus fortes places de la Lusitanie, sur les bords du Tage, à treize lieues à l’orient de Lisbonne, et qu’il se rendit maître de Lisbonne elle-même après un siège de cinq mois. Ils ajoutent qu’elle n’eût pas été prise sans l’intervention d’une innombrable flotte de Français, d’Anglais, de Flamands, d’Allemands et
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d’hommes du Nord. C’est le 23 octobre suivant les uns, le 21 d’après Dodechin, qu’eut lieu cette grande victoire, qui amena l’extermination de deux cent mille sarrasins. La flotte des Croisés se composait de près de deux cents vaisseaux construits en Angleterre ou en Flandre. Hobeden parle aussi de la coopération de ces Croisés à la prise d’Almeida et à la conquête des pays qui l’avoisinent 1. Malheureusement Raymond Béranger détourna vers ses Etats le courant de la Croisade, quand il aurait fallu au contraire porter tous les efforts vers le midi de la Péninsule, pour y asseoir fortement la domination de la Croix, avant que la victoire définitive des Almohades au Maroc leur permît d’intervenir de ce côté du détroit. En 1148, le treize décembre, Raymond s’empara de Tortose, ville forte sur l’Ebre, dont la possession était de la dernière importance pour lui, parce que de là les Maures avaient accès dans toute la Catalogne. Il dut ce succès considérable aux Croisés; et ce qui le prouve, c’est le partage qu’il fit de sa conquête, n’en gardant que la suzeraineté : un tiers de la ville fut donné à son sénéchal ou chambellan Guillaume Raymond de Moncade, le second tiers aux Génois en récompense de leurs exploits dans cette guerre, et le dernier tiers à Guillaume, seigneur de Montpellier. L’année suivante, Raymond Béranger se rendait maître d’Herda et de Fraga. Dès lors il ne s’arrêta plus dans la voie de ses conquêtes sur les Maures.
33. Le danger grandissait toujours du côté de l’Afrique : AbdelMumen poursuivait le cours de ses victoires ; il s’était emparé de Salé, sur les bords de l’Atlantique, et de Ceuta, la clef du Maroc et de l’Espagne ; il venait enfin d’entrer en vainqueur dans le Maroc, y avait mis à mort le roi Ishac et passé au fil de l’épée tous les Almoravides. L’année d’après (1149), les Almoravides d’Afrique s’étant tous levés dans un suprême effort, ils furent si pleinement défaits, il en fut fait une extermination si complète, qu’à l’avenir on ne trouve même pas leur nom dans l’histoire. Sous les Almoravides, l’antique Eglise d’Afrique n’avait pas cessé d’exister ;
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1. Hoveden I, pag 489
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mais la secte des Almohades détruisit de fond en comble toutes les églises et massacra sans pitié jusqu’au dernier des chrétiens Mozarabes. C’en était fait de l’Eglise d’Afrique, l’une des plus florissantes des temps primitifs. Abengamia, roi de Cordoue, qui s’était mis sous la suzeraineté d’Alphonse, empereur des Espagnes, et que ce dernier avait mis à la tèêe du pouvoir à Cordoue sous le contrôle d’un préfet chrétien, auquel les tributs étaient acquittés, se révolta dès 1138. Ce traître s’efforça de persuader à l’empereur qu’il allait le mettre, s’il venait, en possession de Jaen, ville forte d’Andalousie, à quelques lieues de Cordoue. Les barons ne voulurent point permettre que l’empereur courut cette aventure, et le comte Manrique de Lara, qui n’hésita pas à braver ce danger, fut à peine entré dans Jaen avec les siens, qu’ils furent tous jetés en prison, et ne furent délivrés qu’à la mort d’Abengamia. En 1156, Abdelmumen fait passer en Espagne une armée de trente mille hommes, qui soumet tous les Maures de ce pays, malgré la victoire qu’Alphonse VIII, secondé par Raymond Béranger et Garcias Ramirès, remporta sous les murs de Cordoue. Alphonse mit Abengamia dans la nécessité de se reconnaître son vassal ; mais cette expédition fut plus glorieuse qu’utile: à peine les princes chrétiens eurent-ils repris le chemin de leurs Etats, qu'Abengamia et les Maures de Cordoue se soumirent à Abdelmumen. Deux chartes de l’époque nous signalent, comme s’étant particulièrement distingués dans cette campagne, deux nobles de la suite d’Alphonse VIII; ils s’appellent Cautivus et Martin Diaz. Au retour de l’expédition, le valeureux Garcias Ramirès mourut, après seize ans de règne sur la Navarre. Il avait épousé en secondes noces Urraque, fille naturelle d’Alphonse VIII. Outre son fils Sanche, qui lui succéda, il laissait deux filles, dont l’une, Sancha, fut mariée au roi de Castille Sanche-le-Sage, et l’autre, Marguerite, au roi de Sicile. A partir de cette époque, Alphonse VIII parvint rarement à donner quelque énergie à la guerre des chrétiens contre les infidèles. Néanmoins, quand la mort le prit, en 1137, quatre ans après son mariage avec Rica ou Riquilda, fille de AVladislas, duc de Pologne, ce fut au retour d’une expédition contre les Mau-
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res, au lieu appelé Fresneda, non loin du port ou col de Muradal, dans la Sierra-Morena, ce même col à l’entrée duquel, cinquante-cinq ans plus tard, les rois de Castille, de Navarre et d’Aragon réunis devaient remporter sur les Arabes l’immortelle victoire de las Navas de Tolosa. Avant son mariage avec Rica, Alphonse VIII avait associé au trône ses deux fils, désigné Sanche pour la couronne de Castille et Fernand pour celle de Léon. Il avait également deux filles, Constance mariée à Louis VII de France et Sancha qui fut reine de Navarre