Le Scerdoce et l’Empire 4

Darras tome 40 p. 245

 

37. Les évêques arrivaient en foule. Plusieurs réunions préliminaires eurent lieu dans les salles de l'archevêché. On s'occupa d'abord du sceau que le concile apposerait au bas de ses actes et l'on discuta sérieusement, longuement si l'on se bornerait à une croix nue ou à une croix entourée de rayons sur un champ d'abeilles. Selon nous, pour personnifier l'assemblée, on eût pu mettre un corps dont on a coupé la tête ; et pour marquer d'où elle devait tirer ses inspira­tions, on eût fort à propos pris un aigle déchirant une colombe. On s'occupa ensuite du choix du président ; l'assemblé se décida spon­tanément pour le cardinal Fesch ; mais l'ancien commissaire des guerres, au lieu d'accepter la présidence, des vœux de ses collègues, par une inspiration digne de l'oncle du neveu, prétendit que cette pré­sidence lui appartenait de droit, par la vertu de son siège, comme pri­mat des Gaules. L'assemblée ratifia cette sotte prétention. On convint ensuite fort ridiculement que l'assemblée parlerait en français, puis qu'on traduirait en italien ; Dieu voulut sans doute préserver la langue latine de servir de truchement aux actes odieux d'une assem­blée servile. On convint encore de ne pas admettre les prélats du chapitre de Saint-Denis, d'examiner les questions en congrégations générales, de les préparer dans les bureaux et de décider à la ma-

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jorité des voix. Le mode de vie adopté fut celui de Trente et d'Em­brun. Le 17 juin eut lieu l'ouverture solennelle, procession de l'archevêché à Notre-Dame en chapes et mitres, messe chantée par Fesch, discours par Mgr de Boulogne, (son discours avait été expurgé d'avance) ; au cours de l'oraison, transporté par un esprit qui ne venait pas de l'homme, l'orateur dit équivalemment ce qu'avait réprouvé le savant Fesch. Défense lui fut faite de publier son discours et interdiction fut portée aux journaux d'en rendre compte. Après la messe on choisit des secrétaires et des promoteurs. Quand on demanda le placet pour l'ouverture, l'archevêque de Bordeaux, Mgr d'Aviau, répondit : Salvâ obedientid débita Romano pontifici, quam spondeo et juro ; c'était une belle leçon pour les autres. On fit ensuite la profession de foi de Pie IV.

 

La première congrégation fut remise, parce que le président Fesch était retenu à Saint-Cloud, un saint bien choisi pour une telle disgrâce. Le lendemain, à l'ouverture, on lut un ukase portant que Napoléon agréait la nomination du président, qui n'avait pas eu lieu, et nommait un bureau pour la police intérieure de l'assemblée: ce mot de police, singulièrement placé là, fit dresser les oreilles à plusieurs. Après divers scrutins, le ministre des cultes fit lecture d'une long message. Quand il eut achevé ce manifeste violent et calomnieux, qu'il appelait lui-même une déclaration datée du champ de bataille, un morne silence pesa sur l'assemblée. Plus d'un évêque songea à repartir pour son diocèse, puisque tout espoir de conciliation venait de s'évanouir. — A la seconde con­grégation, fut nommée une commission de l'adresse à l'empereur; on y glissa naturellement tous les compères: Mannay, Barral, Duvoisin. Dès l'abord, Duvoisin eut la naïveté de lire un projet d'a­dresse, qu'il dit connu et approuvé par l'empereur. L'évêque de Gand, Maurice de Broglie, qui joua, dans cette circonstance, le plus glorieux rôle, proposa de demander conciliairement la liberté du Pape et de se borner, pour le reste, à des hommages de respect et de dévouement au souverain. Cette réserve parut trop fière ; on voulait décerner habilement des louanges, trop peu en harmo­nie avec les circonstances. Lorsqu'on lut, pour la première fois, en

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assemblée, le projet d'adresse, le suffragant de Munster se lève et demande avec une noble simplicité qu'on réclame avant tout la liberté du souverain pontife. Au même instant, l'évêque de Chambéry prend la parole, et avec cette conviction de l'âme et cet accent du cœur d'où jaillit la véritable éloquence : « Eh quoi ! Messeigneurs, s'écria-t-il, il n'est pas question de la liberté du Pape ! Que faisons-nous ici, nous évêques catholiques réunis en Concile, sans pouvoir communiquer avec notre chef? Il faut qu'à la première députation du Concile à l'empereur, nous demandions la liberté du Saint Père. C'est une démarche que nous devons à nous-mêmes, à nos diocèses, à tous les catholiques de l'Empire et de l'Europe. Allons nous jeter aux pieds du souverain pour obtenir la délivrance du vicaire de Jésus-Christ. »

L'archevêque nommé de Malines observa qu'il n'était pas de la dignité du Concile de se jeter aux pieds du souverain ; l'évêque de Chambéry répliqua vivement, qu'il connaissait et qu'il saurait défendre aussi bien que personne la dignité épiscopale, mais que dans une cause aussi grande, on devait suivre le conseil de l'Apôtre : «Pressez à temps et à contre­temps ; reprenez, suppliez, menacez » ; puis, entraîné par le sen­timent : « Eh quoi ! s'écria-t-il, le chapitre de Paris a pu deman­der dans son adresse la liberté de M. d'Astros, et nous n'aurions pas le courage de demander celle du Pape ! » Ces paroles, pronon­cées avec une sainte hardiesse, et ce noble langage du cœur firent le plus grand effet sur l'assemblée. Les évêques de cour étaient déconcertés. L'archevêque de Bordeaux parla énergiquement et à plusieurs reprises dans le sens de Mgr Dessoles ; l'évêque de Soissons appuya à son tour la proposition avec une force admirable ; l'archevêque de Turin parla ensuite avec beaucoup d'onction des prières qu'on lui avait adressées en route, pour parvenir à un si grand bien que la liberté du Saint Père.

 

L'assemblée s'occupa, en commission et en congrégation géné­rale, tant de l'adresse que du projet de décret et d'un mandement au peuple. L'évêque d'Evreux fut chargé du mandement et ne réus­sit point à le rédiger selon le vœu de la majorité des évêques. Duvoisin aurait voulu fourrer dans l'adresse tous les ingrédients du

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gallicanisme ; il en fut empêché encore par une forte opposition. Bref, quand on eut laborieusement discuté et amendé cette adresse, l'empereur, n'y trouvant pas les propos frivoles de Duvoisin, refusa de la recevoir. Sur le projet de décret, on disait aux évêques : « Donnez-nous des bulles d'institution ou nous nous  passerons de vous. » C'est à peu près comme si  on leur  eût dit :  « La bourse ou la vie ! » On examina successivement deux questions : 1° Un concile, in abstracto, peut-il changer le mode d'institution des évéques ; 2° l'assemblée actuelle n'est-elle pas dans le cas d'ex­trême nécessité où l'on peut user de ce droit? La question abstraite était une question oiseuse, qu'on ne pouvait résoudre que négati­vement ; la question concrète n'était même pas recevable, puisque l'extrême nécessité, œuvre de l'empereur, ne pouvait pas servir à étendre ses droits. Finalement, on proposa ce décret : 1° Que les évêchés ne peuvent rester vacants plus d'un an pour tout délai; 2° que l'empereur nommera à tous les sièges ; 3° que le Pape don­nera l'institution dans les six mois ; 4° que les six mois après, le métropolitain sera investi de la succession ; 5° que ce décret devien­dra une loi fixe d'État; et 6e que l'empereur sera prié de permet­tre une députation d'évêques à Savone. En fin de compte, après quelques avances irréfléchies de la part des évêques de cour et une résistance où se distinguèrent les évêques de Troyes, de Tour­nai et de Gand, le soi-disant concile se déclara  incompétent à changer le mode d'institution des évêques. L'empereur déçu fit alors préparer un décret pour le dissoudre et ordonna de mettre au donjon de Vincennes, Maurice de Broglie, évêque   de Gand, Hirn, évêque de Tournai, et Antoine de Boulogne, évêque de Troyes.

 

   38. Nous allons tomber en plein Bas-Empire. Jusqu'ici, sauf l'irrégularité de leur présence à une telle assemblée, irrégularité excusable et excusée par la droiture des intentions, la gravité des circonstances et le peu de liberté que laissait l'empereur, tout s'était passé à l'honneur des évêques. La cour, on le devine n'était point satisfaite ; c'est un blanc-seing pour le schisme qu'elle avait présenté et on le lui retournait sans signature. Le ministre des cultes recourut au procédé misérable qui consiste à prendre cha-

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que évêque en particulier, pour essayer de le circonvenir. A force de flatteries, de promesses, de reproches, de menaces et de men­songes, le ministre obtint la signature du décret; mais la plupart ne souscrivirent que sous condition ; quatorze évoques refusèrent même toute signature. Après ces actes d'intimidation et de corrup­tion, l'empereur, assuré de la majorité, ordonna de reprendre les séances. Le conciliabule n'était plus que le latrocinium Parisiense, pendant du brigandage d'Ephèse, moins violent, plus odieux. Une seule congrégation générale suffit pour rendre un décret qui ne contenait que la fameuse clause de l'institution canonique par le métropolitain, au refus du Pape.   On  déplaçait le  siège de la papauté et on l'éparpillait dans toutes les métropoles. Une députation, composée des quatre membres de la première et de quatre autres valets de l'Empereur, se rendit à Savone ; elle devait con­jurer le pontife   de sanctionner d'une manière  authentique un décret qui ne renfermait que les clauses précédemment acceptées par le Pape. Pie VII, dont on n'ignorait pas le repentir amer, aurait pu se retrancher dans son isolement et refuser de rien faire sans son conseil. Pour lui ôter cette dernière ressource, on dépêcha, comme conseillers, cinq cardinaux rouges : Joseph Doria, Dugnani, Roverella, Fabrice Rufln et de Bayanne, plus Bertozzoli, aumônier, du Pape, qu'on avait fait venir d'Italie à cette fin. Les cinq cardi­naux, à leur départ, avaient laissé, entre les mains de l'empereur, l'engagement écrit d'employer tout leur crédit près du Pape, pour l'amèner à la ratification du décret. Les évêques députés par Bona­parte  n'omirent sans doute rien pour assurer le succès de leur mission ; mais leurs représentations n'auraient pu ébranler le pon­tife, sans le concours moins suspect des cardinaux. Le Pape, se croyant lié en quelque sorte par sa parole, accablé par les agents de Napoléon qui lui prédisaient une longue suite de calamités, céda aux conseils de Roverella et confirma, par un bref, les décrets du Concile. Mais ce bref, qui avait coûté tant de colères au maître et tant de complaisances aux valets, contenait des clauses offensi­ves des soi-disant libertés gallicanes ; il fut refusé à Paris. Quatre évêques reçurent, à  Turin, l'ordre de retourner à Savone, pour

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décider le Pape à diverses demandes de l'empereur. Pie VII s'y refusa avec une constance inébranlable, même après qu'on lui eût signifié la révocation du Concordat et qu'on lui eût refusé d'inter­venir dans l'institution des évêques. Cependant les membres du conciliabule étaient congédiés sans cérémonie par le ministre des cultes. Ainsi se termina, sans résultat aucun, une assemblée qu'on décora vainement du nom de concile national, mais qui n'en rem­plit jamais les conditions canoniques, ni pour la convocation, ni pour la présidence, ni pour la liberté des discussions et des votes, ni pour la clôture. Triste exemple des excès et des défaillances que cause toujours, dans l'Eglise, l’ingérance indiscrète et tyrannique du pouvoir civil.

 

39. Bientôt Napoléon marchait contre la Russie. Cette gigantesque entreprise aboutit à un épouvantable désastre. L'empereur, qui s'était moqué de l'excommunication, vit les armes tomber des mains de ses soldats. Mais vaincu par le Dieu du ciel, il ne voulut pas cesser encore le duel qu'il poursuivait contre son ministre. Pie VII fut enlevé de Savone et conduit à Fontainebleau, avec une rapidité brutale, qui mit en péril les jours du pontife. On espérait l'amener là plus facilement à de nouvelles concessions. Les fati­gues du voyage et son état de souffrance y disposaient, en effet, l'illustre pontife. Alors il fut permis aux cardinaux rouges et à un certain nombre d'évêques français de venir à la résidence pontifi­cale. On devine leurs conversations, toujours les mêmes, facilement exagérées, énergiques, appuyées sur des faits notoires, très propres à faire impression sur l'esprit de tout le monde. Quelle influence ne devaient-elles pas exercer sur l'esprit du pauvre vieux pontife ?" Cependant il n'accorda rien, même aux conseils des cardinaux. Napoléon poussa alors Duvoisin et le cardinal Doria à une négocia­tion in extremis et intervint lui-même. Pour engager le pontife à signer, on lui fit entendre qu'il ne s'agissait que d'articles prélimi­naires, qu'on ne devait rendre publics qu'après que les cardinaux au­raient trouvé les moyens d'exécution. Pressé par des cardinaux et des évêques, fasciné par l'Empereur, Pie VII signa en tremblant ces mal­heureux articles qui devaient lui coûter tant de larmes. De manière

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que ce traité eut encore cela d'extraordinaire qu'il ne porta que la signature du pape et de Napoléon, sans aucune mention de leurs ministres et plénipotentiaires. Ce ne fut pas un acte examiné, dis­cuté, mais enlevé à la pointe de l'épée. Ce Concordat portait que Sa Sainteté continuera d'exercer le pontificat de la même manière et dans les mêmes formes que ses prédécesseurs ; que ses ambassa­deurs jouiront de toutes les immunités diplomatiques; qu'il gar­dera ses domaines non aliénés et recevra, pour les autres, deux millions ; qu'il donnera l'institution canonique aux évêques dans les six mois, et qu'à son défaut elle sera donnée après par le métropolitain ; que le Pape nommera à dix évêchés ; que les évêchés suburbicaires seront établis, plus quelques autres dispositions de moindre importance. Ce Concordat remplissait les vues de Napo­léon et constituait l'esclavage de l'Église ; c'était une charte pour l'avènement en France de Photius et du Nomo-Canon.

 

40. L'empereur, qui se jouait des promesses les plus sacrées, fit publier immédiatement, comme Concordat, ce qui n'en était que les préliminaires. La majorité des catholiques en ressentit la plus douloureuse impression. Ceux qui les jugeaient plus favorable­ment n'y voyaient que des préliminaires, et pensaient qu'à la négo­ciation positive les plénipotentiaires exprimeraient mieux les choses. Mais dès que Bonaparte fut parti, le Pape tomba dans une mélancolie profonde et éprouva des accès de fièvre. La plupart des articles lui causaient des regrets, mais surtout celui qui con­cernait les États pontificaux. A l'arrivée des cardinaux noirs, Pie VII vit mieux encore les suites funestes qui pouvaient résulter de sa condescendance. En proie à la douleur et aux regrets, il s'abs­tint d'offrir, se croyant indigne, de monter à l'autel, et n'y remonta que sur les fortes instances d'un cardinal. La santé du pontife souffrit extrêmement de l'état de son âme. Quand le cardinal Pacca revint de Fenestrelles, effrayé de l'état maladif du Pape, il s'em­pressa de le consoler et de témoigner son admiration pour une si belle constance ; le Saint Père lui répondit avec douleur : « Mais, à la fin, nous nous sommes déshonoré. Ces cardinaux m'ont entraîné à la table et m'ont forcé de signer. » Cependant les cardi-

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naux noirs étaient revenus de l'exil ou sortis de prison; le Pape pu't recourir à leurs conseils. On mit sous leurs yeux une lettre de Napoléon, disant que, par la signature des articles préliminaires, le Pape ne renonçait à aucun de ses droits. On partit de là pour examiner s'il fallait provoquer de nouvelles négociations ou pro­voquer simplement la révocation des préliminaires. Ce dernier sentiment prévalut et l'on choisit, comme moyen d'exécution, une lettre du Pape à l'empereur. Cette lettre fut libellée, puis trans­crite à grand'peine par le pauvre Pape, qui n'en pouvait trans­crire, à chaque fois, qu'un petit nombre de lignes. Enfin elle fut remise, le 24 mars 1813, au colonel de gendarmerie Lagorse, avec recommandation de la porter sur-le-champ à l'empereur. Dans cette lettre, Pie VII se disait déterminé par la crainte des juge­ments de Dieu et obligé par le devoir de sa charge ; s'il avait donné sa signature, c'était contraint et forcé, par pure faiblesse, comme cendre et poussière; il révoquait donc sa signature et met­tait à néant ces préliminaires. Comme Pascal II, il disait : « Nous reconnaissons que cet écrit est vicieux; aussi nous le déclarons vicieux et mal fait, et, comme tel, avec l'aide du Seigneur, nous voulons qu'il soit réformé , afin qu'il n'en résulte aucun dommage pour l'Église, ni aucun préjudice pour les âmes.»

 

Au lieu d'être sensible à cet acte d'humilité héroïque, l'empe­reur priva le Pape de toute communication, intima aux cardi­naux l'ordre de se tenir dans une inaction complète, exila Di Pietro, et déclara son Concordat à lui loi de l'Empire, obligatoire pour toutes les églises cathédrales de France et d'Italie. Mais alors Dieu intervint au débat, comme il se plaît à intervenir, d'une manière souveraine. La France qui avait reçu les clefs de toutes les capita­les, vit sa capitale occupée par l'étranger. Napoléon, qui avait détenu à Fontainebleau Pie VII captif, vint, dans la cour de ce même châ­teau, dire adieu à sa garde. Et tandis que l'empereur s'acheminait vers l'île d'Elbe avec une souveraineté dérisoire et deux millions de rentes, le Pape, à qui l'on avait offert aussi deux millions de rentes, Avignon et un fantôme de pouvoir, entrait dans Rome après cinq ans d'exil. C'était la fin de la persécution. Dix mois plus

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tard, Napoléon débarquait en Provence et l'aigle impérial volait de clocher en clocher jusqu'à Notre-Dame. Les souverains, réunis en congrès à Vienne, mettent l'empereur hors la loi, lui opposent un million d'hommes et, le 18 juin 1813, l'écrasent à Waterloo. Napoléon, repoussé, abandonné, trahi, signe une nouvelle abdication et se confie à la générosité britannique. Au lieu de lui offrir une hospitalité qui réponde à sa grandeur et à ses infortunes, l'Angleterre le confine dans une île perdue de l'Océan, à Sainte-Hélène; sur ce rocher désert, l'homme qui avait tant de fois vaincu l'Europe, put réfléchir sur le péril des prospérités humaines. Son génie, éclairé des lumières divines de la foi, sous les coups du malheur, ne subit pas d'éclipse. Le 3 mai 1821, Napoléon mourait en chrétien, assisté par des aumôniers que lui avait envoyé Pie VII. L'histoire, qui doit prononcer contre lui plus d'un arrêt, ne s'in­clina pas moins devant cette grande figure, la plus imposante de l'ère contemporaine (1).

 

41. L'histoire s'envisage sous deux aspects : d'un côté, vous voyez les agitations des hommes ; de l'autre, il faut voir le travail de Dieu. Or, si Dieu promène sa vengeance, dit Louis Veuillot, il pro­mène aussi la miséricorde et la résurrection. Où allaient les monar­chies, où menaient-elles les peuples ? Quant à l'Église, quelles que fussent les intentions des hommes, dans le cours de ces événements déchaînés contre elle, tout semble s'être fait pour elle. L'apostasie l'épure, le martyre la rajeunit, l'exil et la pauvreté la fécondent ; elle est affranchie par la guerre. Que d'entraves se relâchent ou tombent avec les gouvernements, qui les avaient lentement e savamment établies ! La renaissance catholique de l'Angleterre, de l'Allemagne, de la Hollande, de Genève, est inaugurée ou préparée par ces ébranlements. Le canon de l'Empire a rompu l'édifice poli­tique du Protestantisme ; il y a fait une brèche qui ne sera jamais réparée.

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(1) Cf. De smet, Coup d'oui sur l'histoire ecclésiastique ; Artaud, Hist. du pape Pie Vil, t. III; —ù'Haussoeville, L'Éqlise romaine et le premier Empire, t. II et suiv. — Je crois superflu de renvoyer le lecteur à la correspondance de Napoléon, ainsi qu'aux mémoires de Consalvi et de Pacca.

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Tout, jusqu'à l'hostilité prête à dégénérer en persécution géné­rale où Napoléon eut le malheur de se laisser entraîner ; tout, par la grâce de Dieu, a servi la cause de l'Église. D'un côté, les pensées de Napoléon furent un grand malheur ; de l'autre, il a été bon que cette conséquence extrême des thèses régaliennes se révélât, qu'on en vit tout le péril, que les consciences alarmées cherchassent et reconnussent le seul terrain où la résistance est invincible.

 

Il a été bon aussi que le pontife romain, timide et prisonnier, parût cependant à la face du monde, le seul prince que Bonaparte n'ait pas su contraindre à l'abandon d'un devoir. Quand l'Angle­terre ourdissait tant de mensonges et soldait tant de défections ; quand l'orgueilleuse Autriche donnait la main d'une archiduchesse à l'époux divorcé de Joséphine, ce Pape captif, ce souverain détrôné, ce pauvre prêtre, regardant son crucifix après avoir écouté les messages impérieux de la toute-puissance humaine, répondait : « Non, je ne donnerai pas ma conscience pour retrouver ma cou­ronne : Non possumus ! » Le monde avait besoin de cet enseigne­ment si humble et si fier.

 

Je ne fais pas le panégyrique de Napoléon: je considère simple­ment sa destinée, et j'y vois plus d'un trait dès complaisances d'en haut. Dieu ne lui permit pas de triompher ; il daigna le punir.

 

Dieu ne veut pas qu'il s'assouvisse de succès, comme ceux de qui une prospérité vengeresse éloigne à jamais toute pensée de retour sur eux-mêmes. Il le punit ; il le fait redescendre, peut-être, devrais-je dire, il le fait remonter à la condition humaine, le réveil­lant de l'ivresse de la fortune et de l'oubli de la dernière heure, lui donnant le temps propice pour cette bataille suprême où tout homme rencontre en face le seul ennemi dont il importe de n'être pas définitivement vaincu.

 

Mais quelle punition, quelle défaite et quel théâtre de mort ! Cet effort de tous les rois contre lui seul, cette conjuration des élé­ments, ces dernières foudres lancées d'une main si sûre et dont cha­que coup abat une armée, ce rocher où il va s'éteindre, comme le soleil dans les flots prisonniers que peut seule garder l'immensité des abîmes, cercueil auquel il faut l'immensité de la mer : quel

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conquérant, rêvant d'élever sa poussière au-dessus des splendeurs de sa vie, eût imaginé rien de plus auguste ? Cinq années lui sont accordées pour se voir dans le passé et dans l'avenir, pour se jus­tifier ou s'expliquer devant les hommes, pour s'abaisser devant Dieu. Durant cinq années, il reste debout sur le seuil du tombeau ; il y descend pas à pas, environné d'admiration, d'amour, de pitié, sacré par l'expiation, comme il l'avait été par la gloire.

 

Ainsi il entra dans la postérité, dans la poésie, dans la douleur populaire, léguant au plus fier des peuples, avec tant de souvenirs illustres, devenus touchants, une défaite à venger ; laissant, pour avocats de sa mémoire, un million de vieux soldats vainqueurs par lui, vaincus une fois en lui. Il n'a pas pu craindre d'avoir passé comme un météore. Le soldat se pare de sa cicatrice, et oublie le médecin qui a pansé sa blessure. Ainsi font les peuples ; le nom des conquérants leur reste cher. On dirait qu'un instinct sublime leur fait reconnaître la main de Dieu qui les flagelle, mais qui les purifie.

 

Tels avaient été les maux de l'anarchie que la France, après avoir payé à son libérateur un tribut de près de trois millions d'hom­mes, resta reconnaissante. Au bout de trente ans, voyant l'anarchie reparaître, elle donna soudain au nom de Bonaparte la force nécessaire pour museler l'hydre. Huit millions de voix, s'élevant vers le neveu du grand tueur d'hommes, lui dirent: « Prends l'épée, prends le sceptre, fais la paix, fais la guerre ; mais sauve-nous des forbans, des sectaires et des athées ! Sauve-nous de «l'anarchie ! » Proud'hon, de sa plume faite pour tuer les âmes, a voulu peser le sang que Bonaparte fit couler. Oui ! du sang de près de trois millions de soldats, il n'est resté que les tables mor­tuaires les plus étendues qui aient été dressées sous le même espace de temps parmi les nations modernes ! Mais auparavant, le guer­rier avait abattu les échafauds, relevé les autels, rétabli la borne des héritages, ranimé la civilisation, rendu à la France son hon­neur, peut-être sauvé sa nationalité ; en un mot, il avait vaincu l'anarchie. Pour cette première victoire, tout le reste lui a été par­donné. Le 18 brumaire, la plaie intérieure a été guérie : un maître

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est venu appesantir sa main sur les laquais révoltés qui pillaient la maison ; trente millions d'âmes ont été arrachées au joug du crime, aux impuissantes tentatives de la demi-vertu. Il a fallu obéir encore, mais à un héros, non plus à d'ignobles sicaires et dans la défaillance d'une ignoble terreur. II a fallu mourir encore, mais sur le champ de bataille, de la belle mort française, à l'om­bre du drapeau glorifié. Le sophiste ne fait pas de différence de cette mort avec celle qu'on allait chercher en charrette et recevoir par la main d'un bourreau, qui partageait la dépouille des cada­vres. Le Français qui mourait sous la République laissait après soi sa famille en péril et la France déshonorée ; celui qui tombait sous l'Empire léguait aux siens l'honneur de son sacrifice, et il pouvait croire, en tombant, qu'il agrandissait la patrie. Se soulevant sur ses membres mutilés, du dernier regard de ses yeux et du dernier son de sa voix, il saluait l'empereur: Sois béni, César, pour la gloire de ma mort ! Et après tout, cet enthousiasme ne s'est pas entièrement trompé, ce noble sang n'est pas resté stérile : s'il n'a pas élargi la frontière, il la préserve encore par l'impression dura­ble que le monde en a gardée. Il n'y a pas un de nos champs de bataille en Europe qui ne soit un poste avancé de la France au cœur de l'ennemi ; et c'est pourquoi la France ne comptera jamais le sang que Napoléon lui a coûté : ce sang a été son expiation, sa délivrance et le gage de sa splendeur future (1).

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon