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CHAPITRE VIII.
Que l'amitié des gens de bieu ne peut être assurée, car les périls de la vie présente sont un sujet permanent de crainte.
A moins que nous ne nous laissions surprendre par une ignorance qui touche a la folie, pourtant bien commune dans cette misérable vie, et qui consiste à prendre un ennemi pour un ami, et un ami pour un ennemi, quoi donc, dans cette société humaine si remplie d'erreurs et de chagrins, pourra nous consoler en dehors d'une foi sincère et de la réciproque affection des véritables et fidèles amis? Mais plus ils sont nombreux, et plus nombreux sont les lieux où nous les possédons, plus aussi nos craintes s'étendent et se multiplient à la pensée qu'ils peuvent avoir à subir quelqu'un de ces maux, qui s'amoncellent ici‑bas en si grand nombre. Nous ne craignons pas seulement pour eux la faim, la guerre, la maladie, la captivité, ou même, dans la captivité, des maux tels qu'ils dépassent toute imagination ; mais une crainte plus pénible nous assiège, c'est que la perfidie, la malignité, la dépravation peuvent succéder à l'amitié. Que cela arrive, et nous y sommes d’autant plus exposés que nos amis sont plus nombreux et en divers endroits; que nous venions à l'apprendre, quels cruels déchirements éprouvera notre cœur? pour le dire il faut l'avoir éprouvé. Mieux vaudrait pour nous apprendre la mort de nos amis, malgré la douleur que nous en éprouverions encore. Car, comment pourrions‑nous n'être pas affligés de la mort de ceux qui, durant leur vie, nous faisaient goûter les charmes de l'amitié? Que celui qui dans ce cas voudrait nous rendre insensibles, interdise aussi, s'il le peut, les entretiens de l'amitié, qu'il empêche ou qu'il ronge les liaisons que forme l’affection, qu'il brise avec une impitoyable stupidité, tous les liens que créent les relations de la société; ou bien qu'il nous dise que nous devons eu user sans y goûter la moindre douceur. Si une telle entreprise n'est pas réalisable, comment pourrait‑il se faire que la mort de celui dont la vie nous procura de douces jouissances, ne nous causât aucune amertume? De là le deuil, sorte de blessure ou de plaie qui attaque un cœur tendre, et qui se guérit par
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d'affectueuses consolations. Et de ce que cette plaie se guérit plus facilement et plus promptement dans un cœur mieux trempé, ce n'est pas une raison pour en nier la réalité. Ainsi quoique la mort de nos amis les plus chers, surtout de ceux dont les bons offices sont le plus nécessaires, nous cause une douleur tantôt moins cruelle, tantôt plus cruelle, cependant nous préférons voir mourir ceux que nous aimons, plutôt que de les voir devenir infidèles ou vicieux, c'est‑à‑dire morts dans leur âme même; c'est là une source abondante des maux dont la terre est remplie, d'où cette parole de l'Écriture : « La vie de l'homme sur la terre n'est‑elle pas une tentation continuelle? » (Job. vii, 1) d'où encore ce mot du Seigneur lui‑mâme : « Malheur au monde à cause de ses scandales; » (Matth. xviii, 7) et cet autre : « La charité s'est refroidie, parce que l’iniquité a abondé. » (Ibid. XXIV, 12.) Aussi nous félicitons les fidèles amis qui sont morts, et leur trépas, qui nous contriste, nous apporte encore une consolation plus solide, parce qu'ils n'ont point connu ces maux, qui ici‑bas abattent ou corrompent les hommes les meilleurs, ou du moins les exposent a ce double danger.
CHAPITRE IX.
De l'amitié des saints Anges qui ne peut être évidente en cette vie, à cause des tromperies des démons qui ont séduit beaucoup d'hommes en leur persuadant d'adorer plusieurs divinités.
Passant de la terre au monde, mot par lequel ils comprennent la terre et le ciel, les philosoplies mettent au quatrième degré la société des saints anges, qu'ils nous font un devoir d'honorer comme des divinités amies. Or nous n'avons point à craindre que de tels amis puissent nous causer de la peine par leur mort ou par leur dépravation ; mais, autre misère de notre condition, leur commerce avec nous n'est pas le même que celui des hommes entre eux, et Satan, selon le mot de l'Écriture, se transforme quelquefois en ange de lumière (11. Cor. xi, 14), pour tenter ceux qui ont besoin d'ètre instruits de cette sorte, ou qui méritent d'être trompés; de là le besoin d'une grâce singulière de la miséricorde divine, pour éviter une illusion qui ferait prendre la fausse amitié des démons pour l'amitié vraie des bons an ges, erreur d'autant plus funeste que les démons sont des ennemis plus rusés et plus perfides. Et qui donc a besoin de cette grâce de la miséricorde divine, si ce
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n'est le pauvre esprit humain, enveloppé de tant d'ignorance qu'il peut facilement étre victime de leurs tromperies? Et ces philosophes de la Cité impie, qui ont cru à des divinités amies, sont certainement tombés dans le piège tendu par la malignité des démons, maîtres de la Cité tout entière, qui partagera leur éternel supplice. Et en effet, toutes les cérémonies sacrées, ou plutôt les sacriléges par lesquels on honore ces divinités, ces jeux immondes qu'elles ont inventés et qu'elles exigent, comme le moyen de gagner leurs faveurs par la représentation de leurs propres infamies, tout cela montre assez clairement quels dieux sont l'objet d'un tel culte.
CHAPITRE X.
Quel fruit les saints recueilleront de la victoire sur les tentations.
Or les saints et fidèles adorateurs du Dieu seul vrai et seul souverain ne sont pas à l'abri des piéges et des fréquentes attaques de ces esprits pervers. Car ce danger n'est point sans utilité dans ce lieu d'infirmité et dans les jours mauvais de notre mortalité; il nous fait soupirer plus ardemment après la sécurité qui nous est réservée dans le lieu de la paix parfaite et inaltérable. Là seront tous les dons de la nature, ces dons que l'Auteur de toutes les natures a accordés à la nôtre; ils seront non pas seulement excellents, mais éternels, ils seront non pas seulement pour l'âme, qui trouve dans la sagesse un remède à ses maux, mais aussi pour le corps renouvelé par la résurrection. Là, les vertus n'auront plus à s'exercer contre aucun vice ni aucun mal, mais, comme récompense de la victoire, elles jouiront d'une paix éternelle, qu'aucun ennemi ne saurait troubler. Telle est la béatitude finale, telle est la fin de la perfection, cette fin qui n'a pas elle‑même de fin qui y mette un terme. Ici on nous dit heureux quand nous avons la paix, si légère qu'on puisse la goûter dans une vie juste; mais un tel bonheur n'est que misère en comparaison de celui que nous appelons la béatitude finale. Aussi dans notre mortalité, quand nous possédons cette paix, autant que le permet la vie présente, la vertu nous apprend à en faire un bon usage, si notre vie est bonne; mais en l'absence de cette paix, la vertu sait encore faire bon usage des maux que l'homme endure. Mais « la vraie vertu est celle » qui rapporte tous les avantages dont elle fait bon usage, et tout ce qu'elle fait dans le bon usage des biens et des maux, qui se rapporte elle‑même à cette fin qui nous mettra en possession d'une paix si grande et si parfaite, qu'elle ne pourrait l'être davantage.
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CHAPITRE XI.
Du bonheur de la paix éternelle, où les saints trouvent leur fin, c'est‑à‑dire la vraie perfection.
Comme conclusion de ce qui précède, nous pouvons inférer que pour nous les fins des biens, c’est la paix, comme nous l'avons dit de la vie éternelle; d'autant plus que c'est à cette Cité de Dieu, objet de cette laborieuse étude, que s'adresse cette parole du Psalmiste : « Jérusalem, loue le Seigneur ; Sion, loue ton Dieu; car il a affermi les verrous de tes portes, et il a béni tes enfants en toi, lui qui t'a donné la paix pour ta fin. » (Ps. cxLvii, 12.) Et en effet, quand les verrous des portes auront été affermis, personne n'entrera, personne ne sortira. Par conséquent les fins de cette Cité doivent ici s'entendre de cette paix, dont nous voulons prouver qu'elle est la paix finale. Du reste le nom mystique de la Cité elle‑même, comme nous l'avons déjà remarqué , Jérusalem, signifie « Vision de la paix. » Mais ce terme de paix s'emploie aussi pour les choses de ce monde, où la vie éternelle n'existe pas; c'est pour cela qu'en parlant de la fin de notre Cité, qui constitue son souverain bien, nous préférons la désigner sous le nom de vie éternelle, plutôt que dans celui de paix. C'est de cette fin que parle l'Apôtre quand il dit : « Maintenant délivrés du péché, et devenus les serviteurs de Dieu, vous avez pour fruit votre sanctification, et pour fin la vie éternelle. » (Rom. vi, 22.) Mais d'autre part, ceux qui ne sont pas familiarisés avec le langage de la Sainte‑Écriture, peuvent prendre ce terme de vie éternelle, aussi bien pour la vie des méchants, soit, selon quelques philosophes, au point de vue de l'immortalité de l'âme; soit, conformément à notre foi, au point de vue des châtiments sans fin infligés à ces méchants, qui ne pourraient être tourmentés éternellement, s'ils ne vivaient pas éternellement; il suit de là que pour être mieux compris de tous, en parlant de la fin où notre Cité doit trouver le souverain bien, nous dirons que c'est la paix dans la vie éternelle, ou la vie éternelle dans la paix. En effet, même dans les choses terrestres et passagères, la paix est un si grand bien, que l'on ne peut rien entendre de plus agréable, rien désirer de plus enviable, et enfin rien trouver de plus excellent. Et si nous nous arrêtons un peu plus longuement sur cette matière, je ne crois pas que nos lecteurs y trouvent de l'ennui, tant à raison de la fin de cette Cité, sujet de notre discours, qu'à
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cause de la douceur même de la paix, objet chéri de tous.
CHAPITRE XII.
Que la fureur des combattants et toules les préoccupations des hommes tendent à la paix comme à leur fin, et qu'il n'y a aucune nature qui n’y aspire.
1. En observant sous n'importe quel aspect les choses humaines et notre commune nature, chacun reconnaîtra avec moi que s'il n'est personne qui ne veuille jouir, il n'est personne non plus qui ne veuille vivre en paix. Et en effet ceux mêmes qui désirent la guerre, que désirent‑ils sinon de vaincre? Ils veulent donc par la guerre arriver à une glorieuse paix. Car la victoire est‑elle autre chose que la soumission de toute résistance? Et cette soumission c'est la paix. C'est donc en vue de la la paix que se fait aussi la guerre, même par ceux qui cherchent à exercer leur valeur guerrière dans le commandement et dans l'action. Il est donc constant que la paix est un but désirable; car tout homme cherche la paix même par la guerre, et personne ne cherche la guerre par la paix. Car ceux mêmes qui veulent que la paix dont
ils jouissent, soit troublée, n'en sont pas pour cela les ennemis, mais ils veulent la changer à leur gré. Ce n'est donc pas qu'ils veuillent que la paix n'existe pas, mais ils la veulent conforme à leurs désirs. Enfin ceux qui se séparent des autres par quelque sédition, ne peuvent arriver au résultat qu'ils poursuivent, à moins d'observer une sorte de paix avec les complices de leur révolte. Ainsi les voleurs pour troubler d'une manière plus redoutable et avec plus de sécurité la paix des autres, veulent être en paix avec leurs compagnons. Qu'il s'en trouve un d'une force extraordinaire, et qui, par défiance, n'admette aucun complice, qu'il soit seul à tendre des embûches et à vaincre, quand, après avoir renversé et massacré tous ceux qu'il a pu, il chasse devant lui son butin, alors il observe encore une apparence de paix avec ceux qu'il n'a pu faire mourir et à qui il veut cacher ses crimes. Chez lui, il veut la paix avec son épouse, avec ses enfants, et avec tous ceux que peut abriter le même toit; il aime en effet que tous lui obéissent au moindre signe; autrement il s'indigne, il réprime, il châtie; et au besoin il a recours à la violence pour rétablir la paix dans sa maison. Il sait bien qu'elle ne peut exister si, dans une même famille, il n'y a pas
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une autorité qui domine tout; et chez lui, cette autorité c'est lui‑même. Si donc on lui offrait un pouvoir plus étendu, par exemple sur une ville, sur une nation, de sorte que tous lui obéissent comme il veut être obéi. dans sa maison, ce ne serait plus un brigand qui se cache en embuscade, mais ce serait un roi fier de se montrer, sans pourtant rien perdre de sa cupidité et de sa dépravation. Chacun désire donc avoir la paix avec les siens, et veut pour cela les amener à vivre à son gré. Si l’on fait la guerre, c'est pour soumettre ceux que l'on combat, et pour leur imposer ensuite les couditions de la paix.
2. Mais supposons un homme comme celui que nous représentent les poètes dans leurs fictions, et qui, peut‑être à cause de son caractère sauvage et intraitable, est appelé à demi‑homme plutôt qu'homme. Il avait pour royaume la solitude d'une affreuse caverne, il était d'une méchanceté si extraordinaire, qu'elle lui valut son nom, puisqu'il s'appelait Cacus d'un mot grec qui signifie mauvais. Cet homme n'a point d’épouse nour entretenir avec lui de douces conversations, point d enfants avec qui il puisse jouer dans leur bas âge, et à qui il puisse commander quand ils grandiront; il ne connaît point les entretiens de l'amitié, ni ceux de son père Vulcain, dont le bonheur ne fut pas égal au sien, par cela seul, et ce n'est pas peu, que lui‑même à son tour n'aura pas engendré un tel monstre; il ne donne rien à personne, mais il pille tous ceux qu'il peut, leur enlevant ce qu'il veut, autant qu'il veut et qu'il peut; toutefois dans sa caverne solitaire, dont le sol, selon la description du poète, est toujours fumant d'un saug nouvellement versé, cet homme ne voulait pas autre chose que la paix, il veut que personne ne puisse l'inquiéter, et que ni la violence, ni la terreur ne vienne troubler son repos. Enfin il désire avoir la paix dans son corps, et il se trouve d'autant mieux que cette paix est plus profonde. En effet, il exerce le commandement sur ses membres soumis; et pour apaiser les réclamations de la nature qui se révolte contre lui par besoin, et la sédition de la faim qui porte son âme à se séparer et à se retirer de son corps, il prend, il tue, il dévore avec toute l'ardeur et la promptitude dont il est capable. Ainsi, malgré sa férocité et sa cruauté, c'est encore à la paix de sa vie et à sa conservation qu'il pourvoit d'une manière si farouche. Par conséquent s'il voulait entretenir la paix avec les autres hommes, comme il l'entretient avec lui‑même dans sa caverne, on ne l'appellerait point ni mauvais, ni monstre, ni demi-homme. Oui, la forme repoussante de son corps, et la noire fumée qui s'exhale de sa poi-
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trine, éloignent de lui toute société; mais c'est peut‑être moins par le désir de nuire que contraint par le besoin de vivre, qu'il se livre à ses cruautés. Mais un tel homme n'a point existé, ou du moins, ce qui est plus probable, il ne fut pas tel que nous le dépeignent les fictions poétiques. Car sans ces imputations faites à Cacus, Hercule aurait obtenu moins d'éloges. Comme je l'ai dit, il faut donc plutôt croire que cet homme ou ce demi‑homme n'a point existé, il en est ici comme d'un grand nombre de fables poétiques. Car les bêtes les plus farouches, dont il partageait la férocité, ce qui le fait appeler aussi demi‑bête, ces bêtes conservent aussi leur espèce, par une sorte de paix, lorsqu'elles engendrent et se reproduisent, lorsqu'elles couvent et nourrissent leurs petits, quoique la plupart soient insociables et solitaires; je ne parle pas des moutons, des cerfs, des colombes, des étourneaux ou des abeilles, mais des lions, des renards, des aigles et des hiboux. En effet quel est le tigre qui, se dépouillant de sa férocité, ne prenne une voix pleine de douceur pour caresser ses petits? Et le milan, quelle que soit son inclination pour chercher seul sa proie, ne prendra‑t‑il pas une compagne, ne l'aidera‑t‑il pas à construire le nid, à couver les oeufs, à nourrir les petits, et ne vivra‑t‑il pas aussi pacifiquement possible en société domestique avec la mère de famille? Combien plus l’homme n'est‑il pas comme entrainé par les lois de sa nature à faire alliance et à jouir de la paix, avec tous ses semblables, autant que cela est possible, puisque le méchant lui‑même ne fait la guerre qu'en faveur de la paix des siens, et qu'il voudrait, s'il le pouvait, que tous fussent siens, pour avoir seul la domination sur tout et sur tous, et cela, en réduisant tous les hommes à faire la paix avec lui, par amour ou par crainte? Ainsi l'orgueil dans sa perversité vise à imiter Dieu. Il ne peut supporter l'égalité avec ses compagnons sous l'autorité divine, mais au lieu de cette autorité il veut leur imposer sa propre domination. Ainsi il hait la paix juste de Dieu, et il aime sa propre paix pleine d'iniquité. Mais il ne peut être sans aimer une paix quelconque; car il n'est pas de vice tellement contraire à la nature qu'il en détruise jusqu'aux derniers vestiges.
3. C'est pourquoi celui qui sait mettre le droit au‑dessus de l'injustice, l'ordre au‑dessus du désordre, regarde comme indigne de ce nom la prétendue paix des méchants, comparativement à la paix des gens de bien. Mais ce qui est mauvais doit encore nécessairement avoir la paix dans quelque partie, ou de quelque partie, ou avec quelque partie des choses dans lesquelles il existe, ou qui le constituent; autrement il ne serait pas. Si quelqu'un par exemple est suspendu la tête en bas, cette position du corps et
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des membres est l'ordre renversé, car ce que la nature a fait pour être en haut, se trouve en bas, et ce qui doit être en bas est en haut, ce désordre trouble la paix de la chair et lui est pénible; mais l'âme est en paix avec le corps, elle travaille pour son bien‑être, et de là vient la souffrance; mais si la douleur force l'âme à quitter le corps, tant que l'union des membres subsiste, la paix règne encore entre les parties qui restent, et c'est pourquoi il y a encore quelqu'un de pendu. Et ce corps terrestre tendant vers la terre et résistant au lien qui le tient suspendu, aspire ainsi à la paix qui lui est propre, et réclame en quelque sorte le lieu de son repos par la voix de sa pesanteur; déjà insensible et sans vie, il ne peut s'écarter de la loi naturelle de sa paix, soit qu'il la possède, soit qu'il y aspire. Si au moyen de certaines substances et de certains soins on empêche le cadavre de s'altérer et de se corrompre, une sorte de paix tient encore les parties réunies aux parties, et fait reposer toute la masse dans une sépulture convenable, et par conséquent paisible. Si l'on néglige l’embaumement, et que le cadavre soit abandonné aux lois de sa nature, alors il se produit comme un mouvement désordonné d'exhalaisons contraires, qui blessent nos sens; ces émanations qui résultent de la putréfaction, durentjusqu'à ce que chaque débris se soit réuni aux éléments qui lui conviennent, et ait ainsi séparément et peu à peu trouvé le lieu de sa paix. Cependant rien ne se soustrait aux lois établies par le Créateur et souverain Ordonnateur, qui préside à la paix universelle. Car, si du cadavre d'un animal plus grand, il se produit des êtres plus petits, tous ces petits corpuscules obéissent encore à la loi du Créateur, selon que l'exige la paix et le salut des petits êtres auxquels ils appartiennent; et quand même les chairs des cadavres sont dévorées par d'autres animaux, n'importe où elles soient emportées, n'importe à quels éléments elles soient réunies, n'importe en quoi elles soient converties et changées, ces chairs trouveront encore les mêmes lois qui se rencontrent partout pour le salut de chaque espèce d'êtres vivants, et pour réunir les substances qui se conviennent mutuellement.
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CHAPITRE XVI.
De la paixuniverselle qui, parmi n'importe quels troubles, ne peut perdre le bénfice de la loi de la nature. Car, sous un juste juge, tel est l’ordre observé que chacun parvient à ce qu'il a mérité par le choix de sa volonté.
1. Ainsi donc, la paix du corps, est la composition bien ordonnée de ses parties. La paix de l'âme privée de raison, c'est le repos bien réglé de ses appétits. La paix de l'âme raisonnable, c'est l'accord, bien entendu de ses idées et de ses actions. La paix du corps et de l'âme, c'est la vie et la santé bien ordonnées de l'être animé. La paix de l'homme mortel et de Dieu, c'est l'obéissance bien ordonnée dans la foi sous la loi éternelle. La paix des hommes, c'est l'union des coeurs dans l’ordre. La paix du foyer, c'est la concorde entre tous ceux qui habitent sous le même toit, et qui les fait commander ou obéir chacun suivant son rang. La paix de l'État, c'est entre tous les citoyens le même accord qui les fait commander oui obéir également chacun selon sa place. La paix de la Cité céleste, c'est cette participation de tous à la jouissance de Dieu, et à la jouissance mutuelle de tous en Dieu, dans l'ordre le plus parfait et l'union des cœurs la plus intime. La paix universelle, c'est la tranquillité de l'ordre. L'ordre, c'est cette disposition qui assigne sa place à chacune des choses existantes, suivant la ressemblance ou la différence qui se trouve entre elles. Ainsi donc par là même qu'ils ne sont pas dans la paix en tant que plongés dans leur misère, les malheureux sont assurément privés de cette tranquilité de l’ordre, qui exclut toute espèee de trouble ; cependant parce que c'est de toute justice qu'ils soient malheureux et qu'ils l'ont bien mérité, même dans cette misère qui est la leur, ils ne peuvent être en opposition avec l'ordre. Sans doute, ils ne sont pas réunis aux bienheureux, ils en sont séparés, toutefois c'est en vertu de la loi de l’ordre. Se trouvant dans cette situation sans aucun trouble, ils sont mis en rapport avec l'élément où ils sont dans une proportion aussi juste que possible, et par là même il y a en eux une certaine tranquillité de l'ordre, et par conséquent une certaine paix.Mais ils sont malheureux, parce que tout en n'ayant rien à redouter dans cette sorte de certitude qui les fixe, cependant ils ne sont pas là où ils pourraient être tranquilles et ne pas souffrir, et ils sont plus malheureux encore s'ils ne sont pas en paix avec cette loi là même qui gouverne l'ordre naturel. Or lorsqu'ils sont en souffrance, c'est que dans la partie qui est le siége de leur souffrance, la paix s'est troublée. Au contraire la paix est encore dans cette par-
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tie où ni la douleur ne sévit, ni l'économie de l'ensemble ne se trouve en décomposition. De même donc qu'il y a une vie sans douleur, mais qu'il ne peut y avoir de douleur sans une certaine vie, de même il y a une paix sans guerre, mais il ne peut y avoir de guerre sans une sorte de paix, non pas en tant que la guerre est guerre, mais en tant qu'elle se fait par certains êtres et au milieu de certains autres qui ne pourraient exister d'aucune façon si une paix quelconque ne les faisait subsister.
2. Ainsi donc il y a une nature dans laquelle aucun mal ne se trouve, ni même ne peut se trouver. Mais une nature dans laquelle il n'y ait aucun bien, cela ne se peut pas. Par couséquent pas même la nature du diable en personne n'est un mal en tant que nature : c'est la perversité qui la rend mauvaise. Aussi « il ne s’est pas tenu dans la vérité, » (Jean, viii, 44) mais il n'a pas échappé au jugement de la vérité. Il n'est pas demeuré dans la tranquilIitè, de l'ordre, et toutefois il ne s'est pas pour cela soustrait au pouvoir du divin Ordonnateur. Le bien que Dieu a mis en lui, c'est‑à‑dire sa nuture, ne le soustrait pas à la justice divine, en vertu de laquelle il est désigné pour le châtiment avec le rang qui lui convient; et ce n’est pas le bien qu'il a créé que Dieu poursuit en lui, mais bien le mal que le démon a commis. Et en effet Dieu ne lui enlève pas tout ce qu'il a donné à sa nature, mais il lui ôte quelque chose, et lui laisse quelque chose, afin que le coupable reste et demeure pour pleurer ce qui lui est ôté. Et sa douleur elle‑même témoigne du bien qui lui est ôté et de celui qui lui est laissé : car s'il ne lui avait été laissé quelque bien, il ne pourrait déplorer la perte de celui qui lui a été ôté. En effet, celui qui péche est plus pervers s'il se réjouit d'avoir perdu la justice. Mais s'il ne retire aucun bien de ses tourments, celui qui est tourmenté pleure au moins la perte de son salut. Et parce que la justice et le salut sont l'une et l'autre un bien, et qu'il faut plutôt s'affliger que se réjouir de la perte d'un bien, (si toutefois on ne peut pas échanger le moindre pour avoir le meilleur, or l'équité de l'âme est meilleure que la santé du corps), assurément l'homme d'iniquité s'afflige de son supplice avec plus de raison qu'il ne s'est réjoui de ses fautes. De même donc que cette joie du bien renié dans le péché atteste le mal de la volonté, de même la douleur du bien perdu qui s'exhale dans le supplice, atteste le bien de la nature. Car celui qui pleure la perte de la paix de la nature, le fait en vertu de certains restes de cette paix qui lui rendent sa nature amie. Or, dans leur dernier supplice, c'est avec justice que les hommes d'iniquité et les impies
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pleurent au milieu de leurs tourments la perte des biens naturels : ils comprennent l'exacte justice du Dieu qui les leur a retirés, lui dont ils ont méprisé l'immense libéralité lorsqu'il les leur a donnés. Dieu donc, créateur très‑sage et ordonnateur très‑juste, qui a fait le plus bel ornement des êtres terrestres en créant le genre humain, Dieu a départi aux hommes certains biens en rapport avec cette vie, à savoir : la paix temporelle mesurée d'après cette vie mortelle et consistant dans la conservation, l’intégrité et l'union de l'espèce, et tout ce qui est nécessaire pour défendre ou recouvrer cette paix, comme, par exemple, les éléments qui sont mis à la portée de nos sens, pour lesquels nos sens sont faits et avec lesquels ils s'harmonisent. Telle cette lumière visible, tel cet air respirable, telles ces eaux propres à être bues, et tout ce qui se rapporte à la nourriture, au vêtement, au traitement et à la parure du corps. Et de tels biens si fort appropriés à la paix des mortels, Dieu les a départis à cette condition trop juste, c'est que le mortel qui en aura bien usé en recevra de plus grands et de meilleurs : il entrera dans la paix même de l'immortalité, il arrivera à la gloire et aux honneurs qui sont en rapport avec cette paix, pour jouir dans la vie éternelle de Dieu et du prochain en Dieu. Quant à celui qui en aura usé mal, il les perdra sans recevoir les biens de la vie éternelle.