Darras tome 20 p.129
§ V. Othon II en Italie.
40. L'histoire de l'Italie au dixième siècle est intimement liée à Byzance et celle de l'empire de Byzance. Alors comme aujourd'hui, Rome était la clef de voûte de l'édifice social; les deux empires d'Orient et d'Occident convergeaient vers ce centre commun de la catholicité. Placées aux limites de ces deux empires rivaux, les provinces qui formaient le domaine temporel du saint-siège séparaient l'Italie septentrionale, ancienne Lombardie, devenue un fief des 0thons, de l'Italie méridionale sur laquelle les empereurs de Constantinople maintenaient en principe toutes leurs prétentions, bien qu'en réalité leur domaine utile se trouvât réduit à la Calabre et à l'Apulie. Les Sarrasins étaient toujours maîtres de la Sicile, et d'autre part, les princes de Capoue et de Naples ainsi que les ducs de Bénévent, avaient réussi à se rendre indépendants sinon en droit du moins en fait, grâce à une politique de bascule consistant à reconnaître, au mieux de leurs intérêts, tantôt la suzeraineté de l'empire d'Occident, tantôt celle de Byzance. Cette situation, déjà fort compliquée en elle-même, le devenait bien davantage encore par la rivalité politique qu'elle créait. A Constantinople, on regardait comme une usurpation l'établissement des empereurs germains en Lombardie. La diplomatie traditionnelle de Byzance avait pour objectif constant de ressaisir un jour la péninsule italique et de rattacher ce magnifique fleuron à la couronne des successeurs de Constantin le Grand. Au
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1 Richer, Histor., lib. III, cap. xc-xci, col. 419.
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contraire, à Aix-la-Chapelle on regardait comme une honte pour les héritiers du sceptre de Charlemagne la présence des Grecs dans I'Apulie et la Calabre ; par tous les moyens, on cherchait à les en chasser. Entre ces deux courants du flot européen qui montait toujours et du flot asiatique qui avait par intervalle ses reflux menaçants, la papauté, il faut le dire, car ce fut le salut de l'Occident, n'hésita jamais. Elle répudia Byzance, parce que Byzance répudiait elle-même la vérité. On a vu, dans les récits de Luitprand, combien le génie grec se montrait hostile non-seulement au dogme catholique, mais à tout principe vrai de civilisation. Ce sont les papes du dixième siècle qui ont préservé l'Europe de la décadence byzantine. On ne le sait guère aujourd'hui, ce qui n'empêche pas que ce soit la vérité. Mais il est temps qu'on le sache et que l'ignorance complète des faits cesse d'autoriser l'ingratilude. Byzance ne pardonnait point au saint-siége l'acte à jamais mémorable qui avait rétabli, en le christianisant, l'empire romain d'Occident. Pour se venger, elle tint en réserve, durant tout le dixième siècle, une série d'antipapes qu'elle produisait à son heure. Tel avait été Octavien, le fils du consul patrice Albéric. Tel était encore, en 980, le pseudo-pontife Boniface VII, réfugié à Constantinople où il attendait, au milieu des honneurs exagérés que le byzantinisme rendait à son caractère usurpé, l'occasion d'envahir une seconde fois le siège sacré de Pierre.
41. Les circonstances lui étaient redevenues favorables. Zimiscès mort avait terminé son règne et sa vie. Cet empereur de hasard, monté sur le trone par un crime, avait cessé d'être criminel aussitôt que son intérêt lui commanda la vertu. On se souvient de l'éclatante victoire qu'il remporta sur les Russes de Swlatoslaff à Dristra et de la piété exemplaire avec laquelle il refusa ensuite les honneurs du triomphe pour les faire décerner à la Panagia, à la statue de Marie patronne immaculée de Constantinople 1. De concert avec Othon le Grand, un siècle avant les croisades, il avait eu l'idée de réunir toutes les forces de l'Orient et de l'Occident contre le mahomé-
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1 Cf. cap. ij n* Î6, n. 26 de ce présent volume.
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tisme1. Dans cebut, rompant avec les préjugés traditionnels de la diplomatie byzantine, il avait scellé un pacte de réconciliation entre les deux empires et donné à Othon II la main de la princesse porphyrogenète Théophano 2. C'était là, sans nul doute, une grande et noble politique. Au lieu de circonscrire, comme ses prédécesseurs, toutes ses visées sur le projet chimérique d'une conquête de l'Italie Zimiscès comprenait que la véritable lutte devait s'engager non pas sur une question de provinces, mais sur une question de principes. Il s'agissait de savoir si le monde appartiendrait à l'Évangile ou au Koran, au croissant ou à la croix, à Jésus-Christ ou à Mahomet. Que fût-il advenu si la vie d'Othon le Grand se fût prolongée et que l'épée de ce premier empereur germanique eût chassé les Sarrasins de la Sicile et peut-être de l'Espagne, pendant que Zimiscès leur eût arraché la ville sainte de Jérusalem et les eût refoulés dans les déserts d'Arabie, leur berceau? La Providence ne le permit pas. Othon le Grand mourait en 973. Zimiscès essaya de réaliser seul son programme gigantesque, et de résoudre cette grande question d'Orient, comme on dirait de nos jours. Au printemps de l'an 973, il entra en Syrie, prit Apamée, Emèse, Balbek et reçut la soumission de l'émir de Damas. De là, il descendit en Phénicie, entra en vainqueur à Sidon, emporta d'assaut Balanée, Béryte et Tripoli. Cette première campagne, interrompue par l'approche de l'hiver, ouvrait pour l'année suivante la route de Jérusalem. Mais il ne devait plus y avoir d'autre campagne ni d'autre armée pour Zimiscès. Au retour, comme il traversait la Cilicie, remarquant près d'Anazarbe des campagnes fertiles et des prairies couvertes de troupeaux, il demanda à qui appartenaient ces immenses domaines. «A votre premier ministre Basile, lui fut-il répondu, — Quoi! s'écria l'empereur. C'est pour enrichir un misérable eunuque que tant de sang a été répandu 1 » La Cilicie, en effet, avait été reconquise sur les Sarrasins au prix des plus sanglants combats par Nicéphore et par Zimiscès lui-même. « C'est pour un tel résultat,
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1 Cf. cap. i, n* 35 de ce présent chapitra. » 2.Ibid., n. 26.
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ajouta-t-il, qu'on accable le peuple d'impôts, qu'on expose la vie de tant de braves soldats et que les empereurs vont affronter la mort jusqu'aux extrémités du monde ! » Parmi les assistants se trouvaient des amis du premier ministre, qui fut promptement informé de ces paroles foudroyantes. Basile se vengea en eunuque. Zimiscès étant arrivé au pied du mont Olympe, après une marche fatigante, demanda un verre d'eau fraîche. Un émissaire de Basile s'empressa de remplir la coupe impériale à une source voisine, il y mêla un de ces poisons lents dont Byzance avait le secret et qui donnaient sûrement la mort, sans trahir par un effet trop prompt la main du criminel. Le lendemain, Zimiscès devint perclus de tous ses membres. Les médecins ne manquèrent pas d'attribuer la cause à une attaque de paralysie. Mais bientôt le corps du malade se couvrit de pustules gangreneuses, et le sang lui sortait par les yeux. Les médecins ne comprirent plus, ce qui ne dut pas les empêcher de trouver des raisons. Zimiscès, qui sentait ses forces diminuer à chaque instant, en dépit de tous les remèdes, comprit qu'il allait mourir. Il expédia en toute hâte un courrier à Constantinople avec ordre de faire achever le tombeau qu'il s'était préparé dans l'église du Sauveur. Porté en litière, il arriva lui-même dans sa capitale, mais tellement affaibli que sur son passage les habitants, au lieu du triomphe réservé à ses victoires, éclataient en gémissements et en sanglots. En entrant au palais, il fit distribuer aux pauvres tout l'argent qui se trouva dans son trésor particulier, puis, avec un torrent de larmes, il fit la confession de ses fautes à Nicolas, évêque d'Andrinople, implorant à haute voix le secours de la sainte Vierge, la priant de l'assister dans le jugement redoutable qu'il allait subir. Ainsi mourut, le 10 janvier 976, à l'âge de cinquante et un ans, l'empereur Zimiscès.
42. Ses grands projets s'évanouirent avec lui. Le trône appartenait aux jeunes princes Basile II et Constantin VIII, fils de Romain II. Depuis l'an 963 ils portaient le titre d'empereurs, pendant que le pouvoir avait été réellement exercé par Nicéphore Phocas et par Zimiscès. Basile avait dix-huit ans et son frère quinze. Leur éducation, négligée à dessein, avait été confiée au
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chambellan et premier ministre l'eunuque Basile, qui n'avait rien épargné pour jeter les semences d'une corruption précoce dans le cœur des deux orphelins impériaux. Croyant y avoir suffisamment réussi, il comptait régner véritablement sous le nom de deux adolescents efféminés et incapables. Son infernal calcul ne réussit qu'à moitié. Basile II ne devait pas tarder à secouer son horrible joug; seul Constantin VIII, plus profondément atteint par le poison des plaisirs, resta jusqu'à la fin de sa vie qui fut longue dans une sorte d'enfance perpétuelle. Durant les premiers mois qui suivirent la mort de Zimiscès, l'eunuque premier ministre se préoccupa surtout de resserrer autour des deux frères les liens houteux dont il les avait enlacés. Le caractère de Basile II, la vivacité de son esprit, l'ardeur avec laquelle il se passionnait pour les exploits de Nicéphore et de Zimiscès inquiétaient le misérable eunuque. Pour endormir ce jeune lion et retarder le moment de son réveil, il le plongea dans toutes les débauches dont l'âge et un tempérament de feu ne le rendaient que trop susceptible. Il se fit aider dans cette œuvre infâme par l'impératrice Théophanie, qu'il eut soin de rappeler à la cour. En même temps, il destituait les généraux qui s'étaient illustrés sous le règne de Zimiscès, et s'alliait avec les Sarrasins. L'indignation de l'armée se traduisit par une révolte ; le général Sclerus, à qui l'eunuque venait d'enlever le commandement des troupes d'Orient, se fit proclamer empereur dans son camp de Mésopotamie et marcha sur Coustantinople. La guerre civile dura deux ans ; l'eunuque finit par triompher, grâce au concours de l'émir de Bagdad (977), qui remit Selerus entre ses mains. Cet avantage fut compensé en Calabre par les invasions d'Abul-Casem émir de Sicile, qui prit Tarente et Brindes, s'avança jusqu'à Otrante et mit le feu à la ville d'Oria, dont il emmena tous les habitants en esclavage. Le gouverneur grec réussit à reprendre Brindes et Tarente, il profita de sa victoire pour soustraire les églises de ces deux villes à la juridiction du pape, et les placer sous la dépendance du patriarcat byzantin, dont elles continuèrent à relever jusqu'à la conquête des Normands.
43. Ainsi s'accusait en toute occasion l'hostilité des Grecs envers
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le saint-siëge. Mais chacun de leurs attentats contre les papes était d'ordinaire suivi d'un châtiment providentiel. Cette fois, Dieu suscita les Bulgares comme instruments de sa vengeance. Leur nation se révolta tout entière, et durant quatre années tint en échec toutes les forces de l'empire. Ce fut alors que Basile II se débarrassa des ignominieuses entraves dans lesquelles l'eunuque son premier ministre l'avait si longtemps garrotté. Il abandonna les hontes du sérail pour la vie des camps ; il se montra à la tête de ses armées et réapprit à ses soldats la route de la victoire (977-981). Dans l'intervalle, Othon II s'était rendu eu Italie, à l'automne de l'an 980: il passa l'hiver à Ravenne. Son dessein était à la fois de mettre un terme aux incursions des Sarrasins, et de faire valoir les droits de sa femme Théophano sur les deux provinces d'Apulie et de Calabre. Les historiens grecs accusent l'impératrice d'avoir poussé elle-même son époux à entreprendre cette expédition. Au contraire, les chroniqueurs latins lui reprochent d'avoir fait ostensiblement des vœux pour le triomphe des Grecs ses compatriotes. Entre ces deux griefs contradictoires, il est permis de supposer que Théophano resta étrangère aux événements; sœur de Basile II et femme de l'empereur d'Occident, elle ne pouvait que gémir d'une guerre entre deux souverains dont elle aimait l'un comme son frère et l'autre comme son époux. Dès le printemps de l'an 981, Othon emporta d'assaut la ville de Salerne, qui relevait de l’empire d'Orient. Il en laissa la possession à Pandolfe prince de Capoue et de Bénévent, à la condition qu'il se reconnaîtrait vassal de l'empire d'Allemagne. L'empereur compléta ce premier succès par une brillante victoire sur les Sarrasins dans les plaines de Cortona, et il se promettait l'année suivante de s'emparer de toute l'Italie méridionale jusqu'au détroit de Messine. Basile II instruit de ses projets lui envoya des ambassadeurs pour l'en détourner: mais leurs représentations ayant été inutiles, il entama des négotiations avec les Maures d'Afrique, d'Egypte et de Sicile et acheta leur concours. Les Sarrasins toujours prêts à servir qui les payait mirent en mer une flotte nombreuse, commandée par Aboul-Casem, et vinrent se joindre aux troupes grecques.
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44. Dès le mois de Février 982, Othon se mit en campagne à la tête d'une armée formidable, composée d'Allemands, de Bavarois, de Lombards et des troupes de Rome, de Bénévent de Copoue, de Salerne et de Naples. Toute la fleur de la chevalerie italienne et germanique était réunie sous les étendards impériaux. « La grande armée, dit le chroniqueur Léon d'Ostie, traversa la Calabre et vint chercher l'ennemi dans ces mêmes plaines de Cortona, illustrées l'année précédente par une victoire1. » Les Sarrasins les occupaient encore. Aboul-Casem leur chef avait à cœur de venger sa défaite. Il livra successivement trois combats dans lesquels il eut l'avantage sans parvenir cependant à déloger l'ennemi. Enfin, dans une quatrième bataille Othon demeura victorieux. Aboul-Casem fut tué les armes à la main, et ses troupes taillées en pièces. L'empereur s'avança jusqu'à Regium (Reggio) dont il se rendit maître; puis remontant le littoral de la mer Ionienne il vint sans coup férir prendre possession de Tarente (mars 982). Là une seconde flotte de Grecs et de Sarrasins ne tarda point à paraître. Elle réussit à opérer son débarquement dans une des anses du golfe, et la lutte recommença. Dans un premier engagement, Othon fut victorieux. Les ennemis revinrent peu de jours après offrir de nouveau le combat. La victoire fut cette fois plus opiniâtrement disputée ; mais après un grand carnage, Othon demeura encore vainqueur. Tandis que son armée pleine de confiance ne songeait qu'à recueillir les dépouilles, les vaincus se rallièrent et, se partageant en deux corps, l'un gagna pendant la nuit les montagnes voisines où il se tint caché ; l'autre, en petit nombre, vint camper sur le rivage en vue de la flotte sur laquelle il semblait vouloir se rembarquer. Au point du jour, l'empereur apercevant cette poignée de Sarrasins s'élança contre eux pour les culbuter dans la mer avant qu'ils n'aient pu regagner leurs navires. Mais à peine à la portée du trait il se vit enveloppé d'une multitude d'ennemis qui des hauteurs voisines fondaient sur lui, taillant en pièces tout ce qui se trouvait sur leur passage. Bientôt ce fut une épouvantable bouche-
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1 Un Oitiens. Chron'c, Ub M.cap. îx. Patr. Lai., tom. CLXXI1I. col. 1W.
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rie. « De toute la grande armée, dit un chroniqueur, à peine s'il resta un seul homme pour raconter le désastre » (11 juillet 982). L’évêque Henri d'Augsbourg, Vernaire abbé de Fulda, Landolf prince de Bénévent et de Capoue 1, Atenolf son frère et une foule d'autres princes, évêques et comtes périrent dans cette fatale journée. Jamais plus grand désastre n'avait été subi par une armée chrétienne.
45, L'empereur Othon II avait disparu lui-même dans l'épouvantable mêlée, et nul ne pouvait donner aucun renseignement sur le sort qui lui avait été réservé. « Or, dit le chroniqueur Alpert, à l'époque où Othon II avait entrepris sa campagne de France et conduit ses Allemands sous les murs de Paris, un vénérable serviteur de Dieu avait eu une révélation surnaturelle où il lui fut prédit qu'avant sept ans tous ceux qui avaient dirigé et conseillé l'expédition seraient frappés de mort8.» La prophétie recevait ainsi son accomplissement d'une manière foudroyante. L'impératrice Théophano était restée dans la cité italienne de Rothsan (Rossano port de mer de la Calabre citérieure), où Othon l'avait laissée en parlant pour sa malheureuse expédition. En apprenant le désastre de Tarente, elle ne put retenir un premier mouvement d'amour-propre national. « II est donc vrai, s'écria-t-elle, que mes compatriotes sont les premiers soldats du monde puisqu'ils ont vaincu les vainqueurs de l'Occident 1 » Cette parole échappée à sa légèreté féminine lui fut vivement reprochée. L'évêque de Metz, Théoderic, qui l'entendit, releva vivement ce qu'elle avait d'injurieux pour l'empereur et pour tant de braves guerriers dont le corps sans sépulture gisait sur le champ de bataille de Tarente. Cependant Othon n'était pas mort. A l'instant où les Sarrasins, descendus de leurs montagnes s'étaient précipités sur lui, il avait lancé son cheval à la mer, seule issue qui restât libre. Au milieu des flots, toujours porté par le cheval, il lacéra ses insignes impériaux et ses vêtements à coups de poignard. Quand il se fut ainsi
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1.Fils de Pandolfe Tête de Fer, mort quelques mois auparavant. * Alpert. LiOell. deip. Metens, Pair. Lat., tom. GX.L, col. 445.
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débarrassé de tout ce qui pouvait soit le faire reconnaître, soit gêner ses mouvements, il abandonna son cheval et se dirigea à la nage vers l'un des navires grecs qui croisaient à quelque distance. Les matelots le recueillirent à leur bord, comme un captif échappé au combat. Parmi eux se trouvait un Slave qui reconnut l'empereur. Sans laisser apercevoir à ses compagnons l'émotion que lui causait un tel spectacle, il se dépouilla de sa casaque pour en couvrir les épaules nues et ruisselantes d'Othon. Dans ce mouvement, il trouva moyen de faire par un signe comprendre à l'empereur qu'il n'avait rien à craindre, qu'il pouvait au contraire compter sur sa discrétion et sur son dévouement. Puis, s'adressant aux marins: Je connais cet homme, dit-il. Il est de Rossano ; sa famille est riche. Si vous voulez m'envoyer prévenir ses parents, nous obtiendrons pour sa rançon une somme qui nous enrichira tous. — Les matelots, alléchés par cette séduisante perspective, mirent immédiatement à la voile et se dirigèrent sur Rossano. Ils jetèrent l'ancre à quelque distance de la ville, et le Slave descendit seul dans une barque pour aller prévenir la famille du captif et en obtenir la rançon promise. Il se dirigea aussitôt vers le palais, demanda à parler à l'évêque de Metz, chancelier de l'impératrice Théophano, et lui fit part de l'événement. La joie de Théoderic fut grande en apprenant que l'empereur son maître vivait encore. Le Slave lui recommanda, s'il voulait conduire tout à bien, de se rendre en personne sur le navire et de ne prendre pour toute escorte que deux chevaliers d'une valeur éprouvée. Théoderic choisit deux de ses plus fidèles soldats Liupo et Richer ; il sortit avec eux de la ville comme pour examiner l'état des fortifications extérieures. A la vue du navire de haut bord qui se tenait en rade, il s'arrêta sur la plage pour le considérer. La barque du Slave vint alors le prendre et le conduisit au vaisseau avec les deux chevaliers. Les matelots crurent qu'ils apportaient la rançon du captif et les aidèrent à monter sur le pont. Du premier coup d'œil, l'évêque reconnut l'empereur, et levant les mains au ciel il poussa une exclamation de joie. Othon s'élança à sa rencontre, puis les deux chevaliers, l'épée à la main, se précipitèrent sur les matelots, tuant les uns,
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jetant les autres à la mer. Les survivants éperdus se cachaient sous les bancs de rameurs, demandant grâce. Othon les rassura et les emmena avec lui à terre ; arrivé sur la plage, il attacha des éperons à ses pieds nus, monta à cheval et suivi des matelots grecs, il fit son entrée au palais. Maître de ceux dont il avait été le captif, il les combla de largesses et les renvoya en paix 1. » Echappé à tant de périls, Othon ne perdit pas courage, et songea aussitôt à organiser une nouvelle armée. De Rossano, il se dirigea sur Capoue, installa le jeune Landenolf dans la principauté laissée vacante par la mort de son père tué à Tarente, reçut le serment de fidélité des populations et se rendit à Rome où, de concert avec le pape Benoit XIII, il assembla dans la basiliqne de Saint-Pierre un plaid solennel (solemne placitum) pour délibérer sur les mesures à prendre et aviser aux moyens de conjurer les périls de la situation. Cette première réunion fut suivie, au mois de juin, d'une diète féodale à Vérone. Tous les princes d'Italie et d'Allemagne y assistèrent. Othon II y fit reconnaître pour son successeur son fils à peine âgé de trois ans, et il obtint la promesse d'un prompt et puissant secours. Il promulgua un code de lois qui s'ajouta à l'ancienne législation lombarde, et revint à Rome pour y centraliser les troupes qui lui arrivaient de toutes parts. Ce fut au milieu de ces préparatifs de guerre que le pape Benoit XII mourut en octobre 983 après sept années d'un pontificat glorieux et prospère.
46. Le Regestum de Benoît VII est l'un des plus complets qui nous soient restés dans la période si tourmentée du dixième siècle. Pour la noblesse du style, l'importance et la variété des sujets qu'il embrasse, il peut soutenir la comparaison avec les plus glorieux monuments de l'histoire pontificale. Si les révolutions et les crimes de la féodalité naissante infligeaient à la personne des papes des outrages odieux et parfois de cruels supplices, la notion de l'autorité suprême et du caractère sacré des vicaires de Jésus-Christ ne se conservait pas moins dans toute son intégrité au milieu de tant de persécutions et de luttes dont Rome était le théâtre. «C'est à nous,
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1. Alpert, Lib.de eptsc.Mdensibut. Pair La(.,tom. CXL, col. 443.
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dit Benoît VII, dans une lettre à l'évêque de Passaw, que s'adressent de tous les points du monde les évêques nos frères. Ils tiennent leur dignité, la règle et la vigueur de leur propre office, de cette sainte et catholique Église romaine, ainsi que de son ministre le vicaire du bienheureux Pierre, prince des apôtres, à la puissance et au rang duquel, par la grâce et le don du Seigneur, nous succédons malgré notre indignité. En vertu de ce pouvoir apostolique et après avoir pris connaissance des rescrits de notre bienheureux prédécesseur saint Symmaque conférant à votre église le titre de métropole, nous la confirmons dans ce privilège, sans toucher cependant aux droits de l'archevêché de Saltzbourg, qui conservera sa juridiction sur la Pannonie supérieure, ainsi qu'il a été statué en ces derniers temps par le pape Agapet II de sainte mémoire (946). Votre sainte église de Lorsch (Passaw) sera donc métropolitaine de la Pannonie inférieure et de la Mésie, comprenant les provinces des Awares et de la Moravie 1. » Dans quatre privilèges accordés à Théodoric (Thierry Ier) archevêque de Trêves2, Benoît VII rappelle que cette église «la première de toutes les Gaules a reçu la semence de la religion catholique et les rudiments de la foi chrétienne par Eucharius, Valère, Maternus et leurs compagnons que le bienheureux Pierre, prince des apôtres, avait ordonnés de sa main 3. » La plupart des grands monastères des Gaules, de l'Allemagne et de l'Italie, Vézelay, Saint-Pantaléon de Cologne, le Mont-Cassin, Saint-Pierre de Pérouse, Saint-Rufilius de Forlimpopoli, Corbie, Saint-Valéry, Saint-Vincent au Vulturne, Saint-Hilaire de Carcassonne, Saint-Sauveur de Gemblours, Subiaco, Saint-Bavon, sont représentés dans le Regestum de Benoit VII. La sollicitude du pape pour la réforme monastique dont l'abbé de Cluny, saint Maïeul, était alors le plus ardent propagateur, nous est attestée par un rescrit adressé au vénérable religieux. Il est ainsi conçu : « Benoît, évêque serviteur des serviteurs de Dieu, à son fils bien-aimé dans le Christ, Maïeul, très…...
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1. Benedict. VII, Epist. Pair. Lai., tom. CXXXVII. col. 316.
2. Ibid., Epirt. n, m, îv, v.
3. Epist. iv, col. 3i!