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3. Sous les yeux de quelque sorte des Musulmans, deux champions du christianisme, Matthias de Hongrie et Ladislas de Pologne, continuaient à lutter pour la couronne de Bohème, malgré tous les efforts du Pape et de ses légats. Cette guerre plus qu'intestine, le mot de Lucain ne saurait être mieux appliqué, présentait des accalmies et des intermittences; elle n'amenait aucune solution. A la fin de cette année 1478, la sagesse pontificale et l'épuisement des compétiteurs l'emportèrent sur les funestes conseils des passions. Une conférence s'ouvrit dans la capitale de la Moravie, et les plénipotentiaires acceptèrent enfin une transaction, qui rétablissait le calme, sans trancher le débat. Ladislas possédait la Bohême proprement dite ; à Matthias appartenaient la Moravie, la Lusace et les deux Silésies. Il fut convenu que chacun garderait ses possessions actuelles, et que tous les deux porteraient simultanément le titre de roi ; si bien que, dans la suite, la Bohème en eut deux, au lieu d'un. Pour empêcher le retour des mêmes compétitions et des mêmes désastres, le survivant aurait le royaume entier, à la con-
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1 Fhanc. Belcar. lier. Gallic. Comment, lib. III, nuui. 36, 55. 1 Pou dos. Yibcil. Uist. Angl. lib. XIV.
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dition de payer une large indemnité pécuniaire aux héritiers du défunt. Les titulaires prenaient aussi l'engagement d'épouser la querelle l'un de l'autre, toutes les fois qu'ils seraient injustement attaqués par une puissance étrangère. Dès ce moment ils allaient se concerter pour obtenir la pacification religieuse de la Bohème, la levée de l'excommunication fulminée par Paul II contre les derniers tenants de l'hérésie, la nomination d'un archevêque de Prague, qui semblerait en état d'anéantir les dissidences et de rétablir l'unité1. Les hauts contractants devaient en personne se réunir auprès de cette même ville d'Olmutz pour ratifier ces préliminaires, échanger leurs serments, réparer leurs torts réciproques, briser les chaînes des prisonniers. Les intentions étaient louables, le but ne manquait pas d'élévation : l'entente aura d'heureux résultats pour la cause chrétienne. Ce qui ne pouvait en avoir que de malheureux, c'est la paix qui se négociait alors entre la république de Venise et le chef de l'empire ottoman. Un historien nous en a conservé les bases ; elles ouvrent l'Occident à l'invasion, elles infligent un éternel déshonneur à la reine de l'Adriatique. Le traité conclu portait en substance que les Vénitiens livreraient aux Turcs la ville de Scutari, qui venait de soutenir vaillamment un double siège, Ténare dans la Laconie, et cette île de Lemnos où l'héroïsme d'une femme avait prolongé la domination des chrétiens. Ils s'engageaient en outre à payer annuellement huit mille besants d'or, pour avoir la libre navigation du commerce dans l'Hellespont et le Pont-Euxin. Plusieurs disent qu'ils achetèrent ce droit par une somme de cent mille besants payable en deux annuités. A ces humiliantes et lourdes conditions, ils obtinrent aussi que le délégué vénitien résidant à Byzance, mais destitué pendant la guerre, serait rétabli dans ses fonctions1.
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§ II. MAHOMET II ATTAQUE L'EUROPE EN ORIENT.
9. Quand ce doux pacificateur, cet homme de talent et de bien, se retirait de la scène agitée du monde pour entrer dans l'éternelle paix, les Florentins et leurs alliés poursuivaient leurs déloyales luttes, leurs iniques agissements, leurs calomnies et leurs complots contre le pape Sixte IV. Les rois étrangers renouvelaient auprès de lui leurs instances, oubliant les difficultés dont eux-mêmes étaient entourés, n'indiquant jamais le moyen de résoudre la situation, quand ils n'aggravaient pas les obstacles. Non contents d'avoir déshonoré leur pavillon en l'unissant aux étendards de Mahomet, les Vénitiens rejetaient sur le Pape la prétendue nécessité dont leur égoïsme se couvrait pour motiver cette alliance. Les discordes de l'Italie, s'obstinaient-ils à répéter, en avaient seules été la cause, et seul le Pontife Romain était l'auteur de ces discordes. Celui-ci repoussait victorieusement ces accusations, vengeait l'honneur du Saint-Siège et maintenait ses droits méconnus avec autant de modération que de persévérance. Par un acte public où toutes les questions sont abordées et débattues, il démasquait les manœuvres de ses adversaires, mais en déplorant leurs aberrations, en appe-
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Jacob. Papien, Oper. post ult. Epist.
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lant de tous ses vœux leur réconciliation avec l'Eglise, le rétablissement immédiat de la paix, et toujours dans le but d'opposer toutes les forces chrétiennes aux imminentes invasions des Turcs1. S'il avait pour lui la justice, le droit rigoureux, la pureté des intentions, il était loin d'avoir la puissance matérielle. Depuis que Laurent de Médicis avait séduit et subjugué le roi Ferdinand de Naples, ce dernier ne s'était pas contenté d'abandonner la cause pontificale ; il appartenait ouvertement aux ennemis et faisait partie de la ligue florentine2. C'est à partir de ce moment que le Pape dut incliner vers la conciliation et la miséricorde. Les périls qui menaçaient la chrétienté ne lui permettaient pas de fermer l'oreille aux supplications des révoltés : une ambassade, plus respectueuse que la première, allait bientôt obtenir la levée de l'interdit et de l'excommunication.
10. Les conférences d'Olmutz entre Matthias de Hongrie et Ladislas de Pologne venaient à peine d'aboutir ; les deux rois célébraient encore leur union par de brillantes fêtes, quand Mahomet II, instruit de ces négociations équivoques et de ces intempestives congratulations, envahissait tout-à-coup le royaume du premier. Trente mille Ottomans avaient franchi la Save sans rencontrer aucune opposition ; et la Drave, cette seconde ligne de défense des Hongrois, appauvrie par une longue sécheresse, telle qu'on n'en avait pas vue depuis un temps immémorial, n'était pas même une barrière : ils n'avaient eu que le choix entre des gués également propices. Moyennant qudques pièces d'or et la terreur de leurs armes, les guides ne leur avaient pas non plus manqué. Une fois sur la rive gauche du fleuve, ils n'eurent qu'à piller en toute liberté. C'était une dévastation et non une guerre, grâce à l'absence de Matthias. Les ravages s'étendirent jusqu'aux frontières de la Styrie. La Valachie n'était pas plus épargnée ; quarante mille Turcs venaient d'être lancés dans cette malheureuse province et la piétinaient dans tous les sens. En apprenant ces désastres, le fils d'Hunyade n'allait pas prolonger ses banquets ; se mettant aussitôt à la tête de ses troupes,
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1.Ext. lib. Bull, xliv, jias. 280 ; — Barth. Platisa, Colkct. lib. III, pag. 443. 1 Pantin, in Sixtum. iv, iqdo 1470.
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il revolait dans sa patrie et tombait comme la foudre sur les Musulmans, qui se retiraient chargés d'un immense butin. Une seule bataille leur faisait expier leurs longues et sauvages déprédations1. Le vainqueur cependant connaissait trop bien Mahomet II pour se persuader qu'il resterait sous le coup d'une semblable défaite. Il s'attendait à le voir promptement revenir, menant à sa suite une plus formidable armée. En peu de jours, il aurait sur les bras toutes les forces de l'empire ottoman, il serait engagé dans une lutte inégale, où fatalement il devait succomber, si les puissances chrétiennes, enchaînées par les mêmes divisions et la même inertie, n'accouraient pas à son aide. Le terrible sultan était doué d'une persévérance indomptable : ébranlé quelquefois, ne se laissant jamais abattre, il savait supporter les revers aussi bien que remporter les victoires. Aux armées qui fondaient sous sa main, dans ses hardies et lointaines expéditions, succédaient d'autres armées plus nombreuses et non moins fanatiques. On eût dit que les combattants sortaient de terre à son appel. En présence d'un tel adversaire, Matthias ne se contenta pas de lever en Hongrie des troupes nouvelles ; il envoya des ambassadeurs en Germanie pour exciter le zèle de l'empereur et des princes. Les délégués du héros chrétien remplirent leur mission avec autant de dévouement que d'intelligence.
11. Ils représentèrent aux Allemands les périls dont eux-mêmes étaient menacés, s'ils ne se hâtaient d'unir leurs armes à celles des Hongrois. « Pour tout perdre, il suffit de rester dans l'inaction, leur disaient-ils en pleine diète : vous verrez les Turcs envahir vos foyers, avant d'avoir entendu le bruit de leur approche. N'est-ce pas assez que les Vénitiens, rebelles au Saint-Siège, quand ils auraient dû soutenir ses droits et son honneur, trahissant la cause du christianisme sans autre motif que leur insubordination, sans pouvoir même invoquer le prétexte de l'intérêt privé, puisqu'ils ont abandonné leurs positions les plus avantageuses, aient fait alliance avec nos éternels ennemis ? Par cette lâche défection, toutes les routes
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1 Bosfin. Decad. y, 4.
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de l'Europe, sur terre et sur mer, sont désormais ouvertes à ces derniers. Si le roi, notre maître, eut voulu traiter avec le Turc, il le pouvait certes, et non-seulement sans rien sacrifier de ses prérogatives ou de ses possessions, mais en agrandissant même sa puissance. Pendant trois ans, le sultan qui règne à Constantinople a sollicité de lui l'entente et la paix. De solennelles ambassades sont venues à Bude, s'engageant à nous livrer avec la Bosnie les plus belles provinces déjà conquises par les Musulmans, à la seule condition de leur laisser un libre passage vers le centre de la chrétienté. Toutes ces propositions, l'illustre monarque les a constamment repoussées, bien qu'il n'ignorât pas ce que cette répulsion entraînerait de dangers pour lui-même et son royaume. Voilà bientôt un siècle entier que la Hongrie lutte et s'épuise, servant de boulevard à l'Europe chrétienne ; isolée, réduite à ses propres ressources, elle ne peut manquer de succomber. Dans de telles conjonctures, à qui nous adresser? Ce n'est pas à l'Espagne, en butte aux mêmes coups. Ce n'est pas à la Péninsule Italique, déchirée par de cruelles dissensions. Ce n'est pas non plus à la France, dont le roi n'a d'autre souci que de s'agrandir. C'est aux princes de l'empire, plus directement menacés et moins entravés par les compétitions religieuses ou politiques. » Les Teutons n'avaient nulle envie de se commettre avec les Turcs. Toutes ces belles considérations échouèrent contre leur inertie. L'empereur y joignait ses vieilles rancunes à l'endroit de Matthias Corvin : il n'allait pas rehausser la gloire d'un homme qui l'avait si profondément humilié. Son ressentiment se compliquait d'une criante injustice : il refusait de payer les cent cinquante mille florins d'or, naguère promis pour la délivrance de Vienne et de l'Autriche, dans une situation qu'on ne saurait avoir oubliée1. Ladislas de Pologne était absolument hors d'état de songer à la croisade, de porter secours à Matthias, malgré leur ligue offensive et défensive signée la veille dans la capitale de la Moravie. La Bohème l'absorbait, agitée par les dernières convulsions des Hussites et les menées des enfants de Podiébrad ; il ne parvenait
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1. Cf. tome XXXI de cette Histoire, page 576.
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même à maintenir l'ombre de sa puissance royale que par de honteux détours et de dangereuses concessions ; d'un autre côté, grondaient les hordes moscovites. Il ne s'agissait donc plus, pour le héros hongrois, de compléter ses récentes victoires ; heureux s'il pouvait tenir tête aux ennemis sur la frontière de son royaume.
43 Contrairement à toutes les prévisions, Mahomet II ne se dirigea pas de ce côté. Au printemps de l'année suivante 1480, il lançait contre l’île de Rhodes cent quarante vaisseaux de haut bord, sans compter les embarcations secondaires, avec cent mille hommes de débarquement, commandés par ce Paléologue dont nous avons stigmatisé la défection, renégat de sa religion et de sa famille. Les chevaliers n'étaient pas pris au dépourvu, malgré l'impétuosité de l'attaque et les proportions de l'armement1. Ils avaient à leur tête Pierre d'Aubusson, un grand homme de guerre doublé d'un ardent et solide chrétien, ingénieur habile, mathématicien distingué, modèle d'abnégation et de courage. D'Aubusson était français ; par son père, il descendait des anciens comtes de la Marche, ces rudes batailleurs contemporains des premiers Valois ; par sa mère, il se rattachait à la royale lignée des PIantagenet. Jeune encore, presque enfant, il était allé combattre en Hongrie sous les drapeaux de l'empereur Sigismond. Revenu depuis lors en France, il avait pris part à l'expédition du Dauphin contre les Bâlois et les Suisses. Ce n'était pas assez pour sa valeur, ni pour ses larges conceptions. Les fortes études, toujours mêlées à ses exploits guerriers, il les regardait après tout comme un exercice préparatoire. Impatient de ce qu'il appelait un indigne repos, obsédé par les nobles et militantes figures des Hunyade et des Scanderberg, ayant au cœur la même haine contre les ennemis de la chrétienté, brûlant de marcher sur leurs traces, il était ensuite parti pour l'Orient ; il entrait dans les rangs des chevaliers de Rhodes. Après qu'il eut rempli d'importantes missions avec un plein succès, et monté les plus hauts degrés de la hiérarchie, en 1476, ses frères d'armes le nommaient Grand-Maitre à l'unanimité. Il ne pouvait pas être élu dans
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1 Fbajc. Bilcab. Decad. lib. III, num. 38.
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de plus glorieuses ni de plus difficiles circonstances. Prévoyant les desseins de Mahomet II, il avait ajouté de nouvelles fortifications à celles que la capitale de l'île devait à ses prédécesseurs. Tout était mis en état de défense. L'activité la plus grande et la mieux dirigée régnait dans ce poste avancé de la puissance chrétienne, tandis que l'Occident demeurait plongé dans une mystérieuse inertie, ou plutôt dans une criminelle indifférence. Le Pape seul comprenait le danger ; mais, réduit à lui-même, que pouvait-il pour le conjurer? Il envoyait cependant deux fortes galères, fournies par les Génois, abondamment pourvues de munitions et de vivres. A son instigation, le roi Ferdinand de Naples, dans un accès restreint de bon vouloir, en expédiait deux autres.
13. Quoique à peu près abandonné par les princes dont il soutenait les intérêts, en devenant le champion de la cause chrétienne, D'Aubusson n'hésitait pas à se mesurer avec le colosse de l'Orient. C'était la science aux prises avec la force matérielle, le courage surhumain, l'inspiration religieuse, avec le fatalisme musulman. Quand la flotte ottomane parut devant Rhodes, elle tenta vainement d'entrer dans le port, barré par une double chaîne. Cela ne l'empêcha point de débarquer la majeure partie de l'armée. Le formidable duel commence. Pour en retracer les péripéties, nous avons une pièce authentique, le rapport officiel adressé plus tard par le grand-maître à l'empereur Frédéric III1. Combien cet homme était indigne de cette héroïque confidence, nous ne l'ignorons pas. Si le noble chevalier gardait encore des illusions, il les puisait dans les souvenirs obstinés de sa jeunesse ; l'ombre de Sigismond se dressait toujours devant lui. « Dès que les Turcs ont assis leur camp autour de la ville, ils en explorent les abords, cherchant les points les plus vulnérables, ceux qui leur promettent un moins difficile accès. Leurs lignes de circonvallalion présentent bientôt une interminable série de mortiers et de bombardes ; leur choix se manifeste par l'intensité de leur feu. Ils ébranlent et renversent les tours qui protègent le palais du grand-maître ; le boulevard est en-
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1 Ext. apud. Bisiïm, Hist. Eqvit. Hier. part, i-, lib. XII.
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tamé. Ces ruines sont néanmoins en pure perte. Après quelques essais, ils nous semblent avoir acquis la persuasion qu'ils ne pourront s'introdiure par ce point ; là n'est pas pour eux la clef de la place. Une tour domine le môle de Saint-Nicolas, qui s'avance au nord comme un promontoire dans la mer. Cette forteresse est le bouclier de la ville et commande le port. S'ils parviennent à s'en emparer, ils ne doutent plus de leur conquête. A deux cents pas environ, s'élève l'oratoire de Saint-Antoine, mais séparé de la première position par un large et profond canal. Ils y transportent trois énormes canons de bronze, qui vomissent sur nos travaux des pierres ayant jusqu'à neuf palmes de circonférence. Pendant six jours, les projectiles tombent sans interruption sur le môle et produisent les effets les plus désastreux avec un fracas épouvantable, La tour est lacérée de toutes parts; elle tremble sur ses bases. Chaque coup est accompagné des applaudissements frénétiques et des bruyantes acclamations d'un ennemi qui se tient désormais assuré de vaincre.
14. « Nous ne désespérons pas de tromper cet espoir. Pour prévenie la chute imminente d'un fort auquel semble attaché le sort de l'île, nous envoyons là, sous la protection de nos armes, mille ouvriers qui travaillent jour et nuit à réparer les brèches, à creuser un nouveau fossé, à bâtir de nouvelles murailles. Nous revêtons la tour, de la base au sommet, et le môle même, d'une cuirasse de bois; dans ces constructions nous logeons de vaillantes troupes, disposées sur les deux flancs pour en défendre l'approche. Les remparts de la ville sont garnis de canons, qui peuvent au besoin intervenir dans la lutte. Nous préparons enfin des brûlots, pour les lancer au moment favorable parmi les vaisseaux ennemis. Les assiégeants organisent aussi d'autres moyens d'attaque: d'une part, ils font marcher en avant des trirèmes d'un faible tirant d'eau, portant une nombreuse artillerie, montées par leurs marins les plus intrépides et leurs meilleurs soldats ; de l'autre, ils jettent rapidement un pont de bateaux sur le bras de mer qui sépare le fort Saint-Antoine du môle Saint-Nicolas. La lutte s'engage: ils viennent à l'assaut d'une position entamée par leurs projectiles. Ils ont de-
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vancé la lumière du jour, espérant surprendre nos avant-postes; mais ils sont accueillis avec une rare intrépidité et repoussés avec perte. C'est à recommencer: en peu de jours ils reviennent à la charge ; mais tout est disposé pour les bien recevoir. A peine ont-ils touché la terre, au milieu de la nuit, que nos guerriers, constamment sur leurs gardes, ont dégainé l'épée, les arrêtent et les culbutent. La plupart des Turcs débarqués sont vigoureusement ramenés vers le rivage, sans pouvoir regagner leurs vaisseaux ; la terre est bientôt couverte de leurs cadavres. Le pont flottant est brisé par nos boulets, et beaucoup sont ensevelis dans les ondes. La bataille continue, malgré leurs échecs réitérés, du milieu de la nuit jusqu'à la dixième heure. Nos ennemis combattent avec le courage du désespoir. Quatre de leurs canonnières sont submergées, les autres se replient en désordre, poursuivies de près par nos brûlots ; la flotte ontière obéit à ce mouvement rétrograde, pour éviter ces engins de destruction. Notre victoire est complète. Si, dans le premier engagement, les Turcs avaient perdu mille hommes, ou peu s'en faut, ils n'en laissaient guère moins de trois mille autour de nos fortifications dans cette seconde rencontre. C'est ce que nous apprenons par les transfuges et les prisonniers.
13. «N'espérant plus s'emparer du môle après ces échecs réitérés, les Infidèles tournent leurs machines et concentrent leurs efforts sur le corps même de la place, mais principalement sur la partie des remparts qui renferme le quartier des Juifs. Sous la grêle incessante des pierres, la ville perd son aspect, les ruines s'accumulent. Nous avisons d'abord au salut des femmes, des vieillards et des enfants, en les distribuant dans des casemates solidement voûtées et recouvertes de terre. Les guerriers s'exposent au péril et répondent à l'attaque. Plusieurs ne craignent pas de courir aux projectiles incendiaires lancés par les assiégeants, de telle sorte que le feu n'allume pas du moins les décombres. Sans discontinuer de battre les murailles, les Turcs pratiquent des tranchées pour arriver au fossé d'enceinte et le combler. L'entassement monte d'une manière effrayante ; si nous ne trouvons pas le moyen de l'arrêter, nous aurons bientôt l'ennemi sur nos têtes : ils descendront au rempart,
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plutôt qu'ils n'auront à l'escalader. Des contre-mines sont établies à l'intérieur : nous enlevons les fascines et les pierres par des passages souterrains ; l'entassement diminue, le niveau baisse de moment en moment. Les ennemis comprennent qu'il faut brusquer l'assaut, s'ils ne veulent pas que la plate-forme leur devienne inaccessible. Près de quarante jours s'étaient écoulés dans ces préparatifs; le 25 juillet, l'élite des troupes ottomanes couronne le rempart, balayé d'avance par leur artillerie. Nous dressons de nouveau nos échelles. En s'opposant à ce retour offensif, les épais bataillons nous servent en même temps de défense. Nous luttons corps à corps sur cet étroit et périlleux champ de bataille. En face du croissant arboré sur notre enceinte, nous érigeons le signe sacré de la Croix. Nos guerriers accourent de droite et de gauche ; pas un ne lâche pied : c'est l'heure de mourir ou de vaincre. Derrière les Turcs qui combattent sur le rempart, comme dans un champ clos bordé d'un double précipice, s'entasse leur armée, la terre disparaît sous cette houle montante. Rien ne déconcerte les soldats chrétiens : ils frappent avec un indomptable courage ; leur nombre parait se multiplier ; pour un qui succombe dix surgissent à la fois. Dans cette lutte héroïque, les ennemis sont enfin ébranlés. Couverts de blessures, entourés de morts, saisis d'une mystérieuse épouvante, ils tournent le dos, et par leur aveugle précipitation portent dans les rangs un tel désordre que la déroute leur est plus funeste que le combat. Ils laissaient les ruines, les fossés, le rivage arrosés de leur sang, jonchés de leurs cadavres. Cette dernière action avait brisé leur orgueil et mis fin à la campagne. Ne s'estimant pas en sûreté dans leur camp, les survivants abandonnèrent l'île et regagnèrent les côtes de la Lycie.. »
16. Le grand-maitre rend à ses chevaliers, ainsi qu'à leurs rares auxiliaires, le plus beau témoignage dont un chef puisse honorer ses soldats ; il n'oublie qu'un homme dans son glorieux rapport, c'est lui-même. Il avait néanmoins été partout, donnant l'exemple à ses compagnons d'armes, sur les remparts, dans la mêlée, hors de l'enceinte. Il rentrait dans son palais à moitié démoli, pour soigner enfin ses blessures et goûter un instant de repos. Ni Jean Hunyade
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ni Georges Scanderberg ne l'avaient surpassé dans leurs plus magnifiques triomphes. Il ne comprenait pas le sien ; pieux autant que vaillant et modeste, il en rapportait la gloire à Dieu, il l'expliquait par la protection de la Sainte-Vierge et de saint Jean, le patron de son ordre. Cette explication était confirmée par les Infidèles restés au pouvoir des chrétiens : au milieu de la bataille, ils avaient vu rayonner dans les airs une croix d'or, accompagnée d'innombrables légions célestes, que guidait une femme revêtue des rayons du soleil, admirablement belle, tenant un bouclier d'une main, et de l'autre une épée flamboyante. Après elle venait l'homme du désert, celui qui porte, selon la tradition et les saints Livres, un vêtement de poils de chameau. La mystérieuse vision est consignée dans les archives de l'Ordre et d'autres monuments contemporains. Pour attester sa reconnaissance, d'Aubusson fit bâtir la première église nommée Notre-Dame des Victoires. « Marchant sur les traces de nos prédécesseurs, dira-t-il dans la suite, désirant augmenter, avec la gloire divine, celle de notre saint patron, nous avons construit un autre sanctuaire pour y déposer, dans un reliquaire d'or et de soie, la main droite du Précurseur, gardée pendant plusieurs siècles à Constantinople, et plus tard dans un monastère grec, quand cette capitale fut soumise au joug des Musulmans. Nous l'avons obtenue par l'entremise d'un de leurs pachas, aujourd'hui notre tributaire1; nous l'honorons depuis lors, avec l'approbition du Souverain Pontife, comme la sauvegarde de notre milice et de notre cité. » Les Ottomans étaient encore occupés au siège de Rhodes, qu'ils organisaient une autre expédition en Italie.