La Trinité 36

Daras tome 27

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CHAPITRE IV.

 

Ce que l'univers créé nous enseigne au sujet de Dieu.

 

6. Maintenant donc, recherchons la Trinité qui est Dieu, dans les choses même éternelles, incorporelles et immuables, dont la contemplation parfaite fait la vie bienheureuse qui nous est promise et qui ne peut qu'être éternelle. Non‑seulement l'autorité des livres divins nous enseigne que Dieu est, mais tout l'univers créé qui nous entoure, et dont nous faisons nous-mêmes partie, proclame un Créateur très‑excellent qui nous a donné une âme et une raison naturelles, lesquelles nous font voir qu'on doit préférer les choses vivantes à celles qui ne vivent point, les choses douées de sens à celles qui n'en sont point douées, les choses intelligentes à celles qui ne le sont pas, les immortelles aux mortelles, les puissantes aux impuissantes, les justes aux injustes, les belles aux difformes, les

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bonnes aux mauvaises, les incorruptibles aux corruptibles, les immuables aux muables, les invisibles aux visibles, les incorporelles aux corporelles, les heureuses aux malheureuses. Et, par conséquent, comme il n'y a point l'ombre d'un doute que nous plaçons le Créateur au-dessus de tout, il faut que nous proclamions qu'il est la vie suprême, qu'il sent et comprend tout, qu'il ne saurait ni mourir, ni se corrompre, ni changer, ni être un corps, mais qu'il est un esprit, le plus puissant de tous, le plus juste, le plus beau, le meilleur et le plus heureux.

 

CHAPITRE V.

 

Combien il est difficile de démontrer la Trinité par les ressources de la raison naturelle.

 

7. Or, tout ce que je viens de dire, ainsi que ce qui se pourrait dire de pareil, dans le langage de l'homme, qui fût digne de Dieu, convient en même temps à la Trinité tout entière qui est un seul Dieu, et à chacune des trois personnes de la même Trinité. En effet, qui oserait dire que soit le seul Dieu, qui n'est autre que la Trinité même, soit le Père, soit le Fils, soit le Saint‑Esprit, n'est point vivant, qu'il ne sent ou ne comprend rien, ou bien que dans la nature même dans laquelle ils sont déclarés égaux entre eux, l'un d'eux est mortel, corruptible, muable ou corporel; ou bien qui oserait nier que quelqu'un des trois soit tout‑puissant, très‑juste, très‑beau, très‑bon et bienheureux? Mais si ces choses et toutes les autres semblables peuvent se dire, si la Trinité même, et, dans la Trinité, si chaque personne peut être l'objet d'une pareille affirmation, où et comment la Trinité apparaîtra‑t‑elle? Ramenons donc ces nombreuses affirmations à un petit nombre. Or, ce qu'on appelle la vie en Dieu n'est autre que son essence et sa nature; par conséquent, Dieu ne vit point autrement que par sa vie, ce qu'il est lui‑même par rapport à soi. Mais cette vie n'est pas telle que celle qui se trouve dans un arbre, où il n'y a ni intelligence ni sens; elle n'est point non plus semblable à celle des bêtes, car la vie des bêtes a des sens au nombre de cinq, mais n'a point d'intelligence. Au contraire la vie qui est Dieu, sent et comprend toutes choses, et elle sent par l'esprit non par le corps puisque Dieu est esprit. (Jean, IV, 24.) Mais Dieu ne sent point par le corps comme les animaux qui ont un corps, attendu qu'il n'est point composé d'un corps et d'une âme, et par conséquent cette simple nature sent comme elle comprend et comprend comme elle sent, sens et intelligence sont pour elle une seule et même chose. Ce n'est point non plus de telle sorte qu'il cesse ou commence un jour d'être, car il

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est immortel, et ce n'est pas en vain qu'il a été dit de lui que seul il a l'immortalité (I Tim., VI, 16), car l'immortalité en lui est une véritable immortalité, puisque dans sa nature, il n'y a aucun changement. C'est même la vraie éternité, sans commencement et sans fin, que celle par laquelle il est immortel, et par conséquent incorruptible. On ne dit donc qu'une seule et  même chose, soit qu'on dise que Dieu est éternel, ou qu'il est immortel, ou qu'il est incorruptible, ou qu'il est immuable. De même quand on dit qu'il est vivant et intelligent, ce qui signifie aussi sage, c'est une seule et même chose que l'on dit; car il n'a point reçu la sagesse par laquelle il fût sage, mais il est la sagesse même. Il en faut dire autant de sa vie et de sa vertu, c'est une seule et même chose avec sa vertu ou sa puissance, une seule et même chose aussi avec sa beauté, qui font qu'on dit qu'il est puissant et beau. Qu'y a‑t‑il en effet de plus puissant et de plus beau que la sagesse qui atteint avec force depuis un bout jusqu'à l'autre, et dispose tout avec douceur? (Sag., VIII, 1.) Et la bonté et la justice, est‑ce que dans la nature de Dieu, elles sont aussi séparées que dans ses œuvres, comme si c'étaient deux qualités distinctes en Dieu, que la justice et la bonté ? Non certes, mais la justice est bonté, et la bonté est béatitude. On dit que Dieu est incorporel ou dépourvu de corps afin qu'il soit bien cru et entendu qu'il est un esprit non un corps.

 

8. Par conséquent, si nous disons, éternel, immortel, incorruptible, immuable, vivant, sage, puissant, beau, juste, bon, heureux, esprit, ce dernier terme semblerait comme désigner seulement une substance, tandis que les autres exprimeraient des qualités de cette substance; mais il n'en est pas de même dans cette nature simple et ineffable. En effet, tout ce qui, dans elle, semble dit comme autant de qualités, doit s'entendre de sa substance ou de son essence. Il s'en faut bien, en effet, que dit de Dieu, le mot esprit désigne la substance et le mot bon seulement une qualité; ils désignent l'un et l'autre la substance. Il en est de même de toutes les autres appellations que nous avons citées et dont nous avons beaucoup parlé déjà dans les livres précédents. Prenons un des quatre adjectifs, éternel, immortel, incorruptible, et immuable que j'ai énumérés et exposés tout à l'heure, attendu que tous quatre ne désignent qu'une seule et même chose; prenons, pour que notre attention ne se trouve point partagée entre beaucoup de choses, le premier de tous, éternel. Faisons de même pour les quatre qui viennent après, c'est‑à‑dire, pour vivant, sage, puissant et beau. Et comme il y a dans l'animal

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même une sorte de vie, bien qu'il n'ait point de sagesse, ces deux derniers, sagesse et puissance, sont néanmoins si bien comparables dans l'homme, que l’Ecriture sainte dit : « Mieux vaut le sage que le fort; » (Sag., VI, 1) quant au mot beau, il s'emploie ordinairement en parlant même du corps; prenons donc des quatre expressions que nous avions choisies, le mot sage, bien que ces quatre choses ne puissent être dites inégales en Dieu, attendu que si ce sont quatre noms, ils ne désignent pourtant qu'une seule et même chose. Pour ce qui est de la troisième division de ces mots comprenant les quatre derniers, bien que ce soit une seule et même chose en Dieu, qu'être juste, bon et bienheureux, une seule et même chose d'être esprit et d'être juste, bon et bienheureux; cependant comme, dans les hommes, un esprit peut n'être pas bienheureux, qu'il peut être juste et bon et n'être pas encore bienheureux, tandis qu'un esprit bienheureux est certainement juste et bon, choisissons de préférence ce qui, même parmi les hommes, ne peut jamais aller sans les trois autres, c'est‑à‑dire le mot bienheureux.

 

CHAPITRE VI.

 

Comment la Trinité se trouve dans la simplicité même de Dieu.

 

9. Quand nous disons, éternel, sage, bienheu­reux, ces trois choses sont la Trinité à laquelle nous donnons le nom de Dieu; car nous avons réduit les douze mots cités plus haut à ce petit nombre de trois; peut‑être bien pourrions‑nous de même ramener ces trois mots à un seul. En effet, si dans la nature de Dieu c'est une seule et même chose que sagesse et puissance, ou vie et sagesse, pourquoi ne serait‑ce pas aussi, dans la nature de Dieu, une seule et même chose que éternité et sagesse, ou béatitude et sagesse? Et par conséquent, comme il n'y avait aucun inconvénient à remplacer ces douze mots par les trois que nous avons retenus, quand nous avons réduit cette multitude de mots à ce petit nombre, de même il n'y en a aucun non plus à ce que au lieu de ces trois mots nous n'en retenions qu'un auquel nous avons montré qu'on pouvait de la même manière, ramener les deux autres. Quel mode de discussion, quelle force et quelle puissance d'intelligence, quelle vivacité de raison, quelle pénétration de pensée nous montrera, pour ne point parler des autres noms, comment ce que nous appelons la sagesse en Dieu est la Trinité? Car il n'en est pas de Dieu comme de nous, il ne tient pas la sagesse d'un autre, comme nous la tenons de lui, il est lui-même sa propre sagesse, attendu que sa sagesse n'est autre que sa puissance ni autre que son essence, puisque pour lui, être c'est la même

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chose qu'être sage. Sans doute, dans les saintes Ecritures, le Christ est appelé la vertu de Dieu et la sagesse de Dieu, mais nous avons établi dans le livre septième qu'on ne doit point en­tendre ce mot en ce sens que ce serait le Fils de Dieu qui rendrait sage le Père, et la raison s'est avancée jusqu'à ce point que le Fils soit sa­gesse de sagesse, comme il est lumière de lu­mière, Dieu de Dieu. Nous n'avons pas pu non plus trouver autre chose, quant au Saint‑Esprit, si­ non qu'il est aussi lui‑même sagesse, et que les trois personnes font ensemble une seule et même sagesse, comme elles ne font qu'un seul et même Dieu, une seule et même essence. Comment donc entendons‑nous que la sagesse qui est Dieu est Trinité? Je n'ai pas dit comment le croyons-­nous, car cela ne doit point faire question parmi les fidèles, mais s'il y a une autre manière de voir par l'intelligence, ce que nous croyons, quelle est cette autre manière ?

 

10. Si nous recherchons dans quel livre la Trinité a commencé à se montrer à notre intelligence, il se trouve que c'est dans le huitième. C'est dans ce livre, en effet, que nous avons tenté, du mieux que nous avons pu, d'élever, dans la discussion, l'attention de notre esprit, à l'intelligence de cette nature immuable et imposante qui n'est point notre propre esprit. Nous la regardâmes cependant comme si elle ne se fût point trouvée loin de nous, mais qu'elle fût au-dessus de nous, sinon par le lieu qu'elle occupe, du moins par son importance même aussi vénérable qu'admirable, et de manière qu'elle semblât être en nous par la présence de sa lumière. Mais dans cette nature ne nous apparaissait encore aucune Trinité, parce que nous ne possédons pas encore une vue de l'esprit assez ferme, pour la chercher à l'éclat de cette lumière; seulement comme il ne se trouvait là aucune masse de matière où il nous fallût croire que la grandeur de deux ou de trois personnes fût plus grande que celle d'une seule, nous voyions tant bien que mal. Mais quand nous arrivâmes à la charité que les saintes Ecritures appellent Dieu même (I Jean, IV, 16), peu à peu la Trinité commença à luire à nos yeux, dans l’objet aimant, l'objet aimé et l'amour; mais parce que cette lumière ineffable offusquait nos regards et que la faiblesse de notre esprit était convaincue qu'elle ne pourrait pas encore s'habituer à elle, pour reposer notre attention des fatigues de son travail, nous avons dirigé la course que nous avions déjà commencée vers une étude plus familière, celle de notre propre esprit selon lequel l'homme a été fait à l'image de Dieu, et ensuite nous nous sommes arrêtés depuis le neuvième livre jusqu'au quatorzième, aux créatures parmi lesquelles nous comptons nous‑mêmes, afin de voir ce qu'il y a d'invisible en Dieu, et qui est devenu visible depuis la créa-

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tion du monde par la connaissance que les créatures nous en ont donnée. (Rom., I, 20.) Arrivés à ce point, nous voulons, mais nous ne pouvons pas nous élever jusqu'à la contemplation de la Trinité qui n'est autre que Dieu même, par notre intelligence exercée autant et peut-être même plus qu'il n'était nécessaire, dans les choses inférieures. Mais est‑ce que de même que nous voyons d'une manière très‑certaine les trinités qui se produisent au dehors, par les objets corporels, soit quand nous pensons aux choses mêmes que nous avons perçues au dehors par les sens, soit quand nous percevons par les lumières manifestes de la raison et nous renfermons dans la science les choses qui naissent dans notre esprit sans toutefois appartenir aux sens du corps, telles que la foi, les vertus qui sont l'art de la conduite de la vie, soit quand l'âme même par laquelle nous connaissons tout ce que nous affirmons avec vérité connaître, se connaît ou se pense elle‑même, soit quand elle voit quelque chose qui n'est point elle, et qui est éternel et immuable; est-ce que, de même, dis‑je, que dans toutes ces choses nous voyons, d'une manière très‑certaine, ces trinités, parce qu'elles se produisent ou se trouvent en nous, quand nous nous rappelons ces choses, quand nous les considérons ou les voulons, ainsi nous voyons également la Trinité qui est Dieu, parce que du regard de l'intelligence, nous le voyons là comme parlant, et nous voyons aussi le Verbe, je veux dire, nous voyons le Père et le Fils, et la charité qui procède de l'un et de l'autre et est commune à tous les deux, je veux dire le Saint‑Esprit? Est‑ce que ces trinités qui se rap­portent à nos sens, ou à notre esprit, nous les voyons plutôt que nous ne les croyons, tandis que nous croyons que Dieu est Trinité plutôt que nous ne le voyons? S'il en est ainsi, il est clair que ce qu'il y a d'invisible en Dieu ne nous est point devenu visible, depuis la création du monde, par la connaissance que les créatures nous en ont donnée; ou s'il y en a une partie qui soit devenue visible pour nous, nous ne voyons point dans cette partie la Trinité, et il y a là des choses que nous pouvons voir et d'autres que nous devons croire, même quand nous ne les voyons pas. Or, le livre huitième nous a montré que nous voyons un bien im­muable qui n'est point nous, et le quatorzième nous a excité à regarder ce bien immuable; quand nous parlions de la sagesse que l'homme ne tient que de Dieu. Pourquoi donc ne reconnaissons‑nous point là aussi la Trinité ? Est‑ce que la sagesse qui est appelée Dieu, ne se com­prend point, ne s'aime point? Qui le dira? Ou qui ne voit que là où la science fait défaut, il n'y a point de sagesse? Ou bien faut‑il penser que la sagesse qui est Dieu, soit tout le reste et ne soit point elle‑même, ou bien aime tout la

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reste et ne s'aime point elle‑même? S'il y a impiété et folie à dire ou à croire ces choses, il s'ensuit donc que la Trinité c'est la sagesse, la connaissance de soi et l'amour de soi; nous trouvons, en effet, une pareille trinité dans l'homme, à savoir, l'âme, la connaissance qu'elle a d'elle-même et l'amour dont elle s'aime.

 

CHAPITRE VII.

 

Il n'est pas facile de saisir la Trinité divine d'après les trois trinités dont il a été parlé.

 

41. Mais ces trois choses se trouvent dans l'homme de telle sorte qu'elles ne font pas elles-mêmes l'homme. En effet, l'homme, comme le définissent les anciens, est un animal raisonnable et mortel; d'où il suit que ces choses sont ce qu'il y a d'excellent dans l'homme, mais ne sont point l'homme. De plus une seule personne, c'est‑à‑dire chaque homme a ces trois choses dans son âme. Si nous définissions l'homme une substance raisonnable composée d'un corps et d'une âme, il n'est plus douteux que l'homme a une âme qui n'est point un corps et un corps qui n'est point une âme, d'où il suit que ces trois choses ne sont point l'homme, mais à l'homme ou dans l'homme. Aussi faites abstraction de son corps, pour ne penser qu'à son âme, son esprit est quelque chose de lui, de même que sa tête, son œil ou sa figure; mais tous ces organes ne doivent point être regardés comme des corps. Ce n'est donc point l'âme, mais ce qui excelle dans l'âme qu'on appelle l'intelligence. Or, pouvons‑nous dire que la Trinité se trouve en Dieu comme quelque chose de Dieu, et n'est point Dieu lui‑même? Tout homme pris séparément, appelé l'image de Dieu, non quant à tout ce qui appartient à sa nature, mais seulement quant à son âme, est une personne, et n'est l’image de la Trinité que dans son âme. Quant à la Trinité dont il est l’image, elle n'est pas autre chose, dans son entier, que Dieu, pas autre chose dans son tout que la Trinité; et il n'y a rien qui appartienne à la nature de Dieu, qui n'appartienne en même temps à cette Trinité, et ses trois personnes sont d'une seule substance, mais non point à la manière que chaque homme pris séparément est une personne.

 

12. Mais encore, dans ce point de rapprochement il y a une grande distance; car que nous nommions l'âme dans l'homme, la connaissance et son amour, ou bien sa mémoire, son intelligence et sa volonté, nous ne nous rappelons quoi que ce soit de l'âme, que par sa mémoire, nous n'en comprenons et n'en aimons rien que par son intelligence et par sa volonté. Au contraire, dans la Trinité dont il s'agit, qui osera dire que le Père ne se comprend lui‑même, ne comprend

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le Fils ou le Saint‑Esprit que par le Fils, ou n'aime que par le Fils, tandis que, par lui-même, il ne ferait que se souvenir de lui ou du Fils ou du Saint‑Esprit; et, de même, que ce n'est que par le Père que le Fils se souvient tant de lui‑même que du Père, que ce n'est que par le Saint‑Esprit qu'il aime, et que, par lui‑même, il ne peut que se comprendre et comprendre le Père et le Saint‑Esprit; et encore, que ce n'est aussi que par le Père que le Saint‑Esprit se souvient, tant du Père que du Fils et de lui‑même, que ce n'est que par le Fils qu'il se comprend et qu'il comprend et le Père et le Fils, que, par lui‑même, il ne peut que s'aimer et aimer le Père et le Fils, comme si le Père était sa propre mémoire et la mémoire du Fils et du Saint‑Esprit, tandis que le Fils serait sa propre intelligence à lui et l'intelligence du Père et du Saint‑Esprit et que le Saint‑Esprit serait son propre amour à soi, et l'amour du Père et du Fils; qui oserait affirmer, parler même de pareilles choses dans la Trinité? Car s'il n'y a que le Fils qui soit intelligence pour lui‑même, pour le Père et pour le Saint‑Esprit, cela revient à cette absurdité que le Père ne serait point sage de son propre fonds, mais de celui de son Fils, et que, au lieu que ce soit la sagesse qui eût enfanté la sagesse, ce serait par la sagesse enfantée du Père qu'il serait sage lui‑même; car là où l'intelligence fait défaut, il ne saurait y avoir sagesse, et par conséquent si le Père n’est pas intelligence pour lui‑même, et que ce soit le Fils qui soit intelligence pour le Père, il est évident que c'est le Fils qui fait le Père intelligent. Mais si, pour Dieu, être c'est être sage, et si, pour lui, essence et sagesse sont la même chose, ce n'est plus le Fils qui vient du Père, ce qui pourtant est la vérité, mais plutôt le Père qui tient du Fils son essence, ce qui est on ne peut plus absurde et plus faux. Il est bien certain que cette absurdité nous l'avons discutée, montrée et rejetée dans le livre septième. (V. liv, VII, c. I, II, III.) Dieu le Père est donc sage, de cette sagesse par laquelle il est lui‑même sa propre sagesse, et le Fils est la sagesse du Père, de la même sagesse qui est le Père, dont il a été engendré Fils. D'où il suit, par conséquent aussi, que le Père est intelligent de l'intelligence qui est sienne, attendu qu'il ne saurait être sage s'il n'était point intelligent. Quant au Fils, il est l'intelligence du Père, engendré de l'intelligence même qui est le Père. On peut en dire tout autant et avec justesse de la mémoire. En effet, comment serait sage quelqu'un qui ne se souvient de rien, ou qui ne se souvient pas de soi ? Par conséquent, le Père étant sagesse, et le Fils étant sagesse aussi, le Fils se souvient de soi de même que le Père se souvient de lui-même, et comme le Père se souvient de soi et du Fils, non par la mémoire du Fils, mais par la

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sienne propre; ainsi le Fils se souvient tant de soi que du Père, non par la mémoire du Père, mais par sa mémoire à lui. De même encore, qui oserait dire qu'il y a sagesse là où il n'y a point d'amour? On voit donc par là que le Père est son propre amour à lui‑même de la même manière qu'il est sa propre mémoire et sa propre intelligence. Voilà donc que ces trois choses, la mémoire, l'intelligence et l’amour ou volonté, dans la suprême et immuable essence qui est Dieu, ne sont point le Père, le Fils et le Saint-Esprit, mais sont le Père tout seul. Comme le Fils aussi est sagesse engendrée de sagesse, si le Père n'est pas intelligence pour lui, non plus que le Saint‑Esprit, de même le Père n'est point mémoire pour lui ni le Saint‑Esprit amour pour lui, mais il est tout cela lui‑même pour soi. En effet, il est lui‑même sa propre mémoire, sa propre intelligence, son propre amour; mais en tant qu'il est cela, il est du Père de qui il est engendré. De même le Saint‑Esprit, comme il est sagesse procédant de sagesse, n'a point le Père pour mémoire, ni le Fils pour intelligence, et soi‑même pour amour, car il ne serait pas non plus sagesse si c'était un autre qui se souvint pour lui, un autre qui fût intelligent pour lui, et qu'il ne fit pour lui‑même qu'être amour. Il a aussi ces trois choses et il les a de telle sorte que lui‑même est ces trois choses. Toutefois, il tient d'être tel de la source dont il procède.

 

13. Quel homme peut donc comprendre la sa­gesse par laquelle Dieu connaît tout, en sorte que, pour lui, le passé n'est point passé, ni l'avenir un objet d'attente comme s'il nétait point encore et devait arriver, mais toutes choses tant les passées que les futures, sont présentes avec celles du présent, et ne sont point l'objet de pensées séparées, de pensées qui passent des unes aux autres, mais sont toutes ensemble sous un seul et même regard; quel homme, dis‑je, comprendra cette sagesse qui est en même temps prudence et science, quand nous ne pouvons pas même comprendre la nôtre propre? Sans doute, nous pouvons tant bien que mal apercevoir ensemble les choses qui tombent sous nos sens ou sous l'œil de notre intelligence, mais celles qui ne sont plus présentes et qui pourtant l'ont été, c'est par la mémoire que nous les connaissons, celles du moins que nous n'avons point oubliées. Nous ne tirons point les choses passées des futures, mais les futures des passées, et encore ne les en tirons‑nous point avec une connaissance ferme et solide, car certaines de nos pensées futures que nous voyons devant nous en quelque sorte et comme si elles étaient plus manifestement et plus certainement proches, c'est par la mémoire que nous les voyons, quand nous le pouvons et autant que nous le pouvons. Or, la mémoire se rapporte non pas aux choses futures, mais aux passées. Nous pouvons en

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faire l'expérience dans les discours ou les chants que nous répétons d'un bout à l'autre de mémoire; en effet, si, par la pensée, nous ne prévoyions point ce qui va suivre, nous ne pourrions les réciter. Et pourtant pour le prévoir, ce n'est point la prévoyance qui nous vient en aide, mais la mémoire; car jusqu'à ce que nous soyons arrivés à la fin de ce que nous récitons, ou chantons, nous ne proférons pas un mot que nous n'ayons prévu et considéré d'avance. Cependant quand nous agissons ainsi, on ne dit pas que nous agissons avec prévoyance, mais que nous parlons ou chantons de mémoire, et ce n'est point la prévoyance qu'on vante ordinairement dans ceux qui excellent le plus dans cette sorte d'exercice, mais la mémoire. Nous savons et nous en sommes sûrs que tout cela se passe dans notre esprit ou par l'opération de notre esprit; mais comment se passent‑elles? plus nous appliquons notre attention à le découvrir, plus la parole nous manque, et notre attention n'a point besoin d'être bien longue pour que notre intelligence arrive à quelque chose de clair, quand bien même notre langue ne pourrait le rendre. Pensons‑nous avec la faiblesse si grande de notre esprit, pouvoir saisir si la prévoyance est la même chose que la mémoire et l'intelligence, en Dieu qui ne voit point dans sa pensée les choses les unes après les autres, mais qui les embrasse et les connait toutes à la fois par une seule, éternelle, immuable et ineffable vision? Aussi dans cette difficulté et dans ces embarras doit‑on s'écrier : Dieu vivant, «la connaissance que vous avez de ce qui est en moi est admirable, elle est telle que je ne puis y atteindre. » (Ps. CXXXVIII, 6.) En effet, c'est d'après ce qui est en moi que je comprends combien est admirable et incompréhensible la science par laquelle vous m'avez fait, puisque je ne puis me comprendre moi‑même qui suis votre œuvre, et pourtant un feu s'est embrasé dans ma méditation (Ps. XXXVIII, 4) et me pousse à chercher sans cesse votre face. (Ps. CIV, 4.)

 

CHAPITRE VIII.

 

En quel sens l'Apôtre dit que pour le moment nous ne voyons Dieu que dans un miroir.

 

14. Je sais que la sagesse est une substance

incorporelle, et une lumière dans laquelle se voient toutes les choses qui ne sont point perçues des yeux du corps, et pourtant un homme aussi grand et aussi spirituel que saint Paul a dit : « Nous ne voyons Dieu maintenant que comme en un miroir, et en des énigmes; mais alors nous le verrons face à face. » (1 Cor., XIII, 12.) Si nous cherchons qui est et ce qu'est ce miroir, une pensée se présente à nous aussitôt,

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c'est que dans un miroir, on ne voit qu'une image. Nous nous sommes donc efforcés d'arriver à voir, par cette image qui n'est autre que nous‑mêmes, du mieux que nous avons pu, celui par qui nous avons été faits, comme on voit dans un miroir. C'est le sens de ces autres paroles de l'Apôtre : « Mais nous tous débarrassés du voile qui nous couvre le visage, et contemplant la gloire du Seigneur, nous sommes transformés en la même image, et nous avançons de gloire en gloire, comme poussés par l'Esprit du Seigneur. » (Il Cor., III, 18.) « Contemplant, » dit‑il, voyant comme dans un miroir, mais non point regardant d'un observatoire. Le texte grec sur lequel ont été traduites les paroles de l'A­pôtre, ne permettent ici aucune ambiguïté. En effet, en grec, le mot qui signifie miroir, ins­trument où se peignent les images des choses, est tout à fait différent, par le son, du mot ob­servatoire, lieu élevé d'où on regarde au loin, et on voit clairement que l'Apôtre, dans cet endroit, parle d'un miroir, non pas d'un observa­toire, d'où «nous contemplons la gloire de Dieu. » Mais quand il dit: « Nous sommes trans­formés en la même image, » il est clair qu'il veut faire entendre l'image de Dieu, car il dit : « Dans la même image, » évidemment celle que nous contemplons. Or, cette même image est aussi la gloire de Dieu, comme le même Apôtre le dit ailleurs lorsqu'il s'exprime ainsi : « Quant à l'homme, il ne doit point se voiler la tête, puisqu'il est l'image et la gloire de Dieu, » (I Cor., XI, 7) paroles sur lesquelles nous nous sommes déjà étendu au livre douzième. Il dit donc : « Nous sommes transformés, » nous sommes changés d'une forme en une autre et nous avons passé d'une forme obscure en une forme brillante, attendu que même obscure elle est néanmoins encore l'image de Dieu; or, si elle est son image, évidemment elle est aussi sa gloire dans laquelle l'homme a été créé l'emportant sur tous les autres animaux. C'est, en effet, de la nature humaine qu'il a été dit : « Quant à l'homme, il ne doit point se voiler la tête, attendu qu'il est l'image et la gloire de Dieu. » Cette nature, très‑excellente parmi les choses créées, se trouve changée d'une forme difforme en une belle forme, quand elle est justifiée de son impiété par son Créateur. Car jusque, dans son impiété même, plus ses vices sont damnables, plus certainement sa nature est louable. Voilà pourquoi l'Apôtre ajoute: «De gloire en gloire, » de la gloire de la foi dans la gloire de la forme, de la gloire d'être enfants de Dieu, dans la gloire de lui être semblables, attendu que nous le verrons tel qu'il est. (l Jean, III, 2.) S'il dit : « Comme poussés par l'Esprit du Seigneur, » c'est pour montrer que c'est de la grâce de Dieu que nous vient le don d'une transformation si désirable.

 

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