La Cité de Dieu 63

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CHAPITRE XXII.

 

De la déchéance des enfants de Dieu séduits par des femmes étrangères et méritant de périr tous, à l'exception de huit personnes, dans les eaux du déluge.

 

Aussi, le genre humain se développant et croissant dans l'exercice de son libre arbitre, il se fit un tel mélange des deux Cités, qu'elles furent comme confondues dans un même commerce d'iniquité. La femme fut encore la cause de ce désordre, non pas cependant de la même manière qu'au commencement; elles ne succombèrent pas aux artifices d'un premier séducteur, avant d'entraîner les hommes au mal. Mais corrompues d'abord elles‑mêmes dans la Cité de la terre, dans la société des hommes terrestres, ces femmes furent recherchées à cause de leur beauté par les enfants de Dieu, citoyens de l'autre Cité étrangère ici‑bas. (Gen. vi.) La beauté est un bien et assurément un don de Dieu, mais il l'accorde même aux méchants, de peur que les bons ne l'estiment un bien de grande importance. Abandonnant donc le bien suprême, le bien propre aux bons, pour poursuivre un bien inférieur qui les fait déchoir, un bien qui n'est plus leur bien propre, mais qui est commun aux bons et aux méchants, les enfants de Dieu s'éprirent d'amour pour les filles des hommes ; et afin de pouvoir les épouser, ils se laissèrent aller aux mœurs déréglées de la société terrestre, renonçant à la piété qu'ils pratiquaient dans la société des saints. Car, si la beauté du corps est vraiment l'œuvre de Dieu, ce n'est cependant qu'un bien temporel, charnel, inférieur; on en fait un amour mauvais, quand on l'aime de préférence à Dieu, le bien éternel, intérieur et permanent; ainsi, lorsque l'avare aime l'or aux dépens de la justice, ce n'est pas la faute de l'or, mais de l'homme. Il en est de même de toutes les autres créatures. Puisqu'elles sont bonnes, elles peuvent être bien ou mal aimées : bien, si l'ordre est respecté; mal, s'il est troublé. C'est ce que j'ai brièvement exprimé en quelques vers, en l'honneur des cierges : « Ces choses sont à vous et elles sont bonnes, parce que vous qui

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êtes bon, vous les avez créées. Il n'y a rien de nous en elles, si ce n'est le péché qui, en renversant l'ordre, nous fait aimer ce qui vient de vous, de préférence à vous. » Mais si on aime veritablement le Créateur, si on l'aime lui-même, sans aimer à sa place ce qui n'est pas lui, on ne saurait le mal aimer. Car il faut que l'amour soit réglé et dans l'ordre pour bien aimer ce qui est aimable, si nous voulons que règne en nous la vertu, principe de la bonne vie. D'où je conclus que la définition la plus courte et la plus vraie de la vertu est celle‑ci : l'ordre de l'amour. Et c'est pour cela que l'épouse du Christ, la Cité de Dieu, chante dans le saint Cantique des Cantiques : « Réglez en moi l'ordre de la charité. » (Cant. 11, 4.) C'est donc en bouleversant l'ordre de cette charité, de cette dilection et de cet amour, que les enfants de Dieu méprisèrent Dieu pour aimer les filles des hommes. Ces deux noms font suffisamment la distinction des deux Cités. Sans doute les enfants de Dieu étaient aussi enfants des hommes par nature, mais ils recevaient déjà un autre nom par la grâce. En effet, à l'endroit même oü elle rapporte que les enfants de Dieu s'éprirent d'amour pour les filles des bommes, la Sainte‑Écriture les appelle aussi anges de Dieu. (Gen. vi.) Aussi plusieurs ont pensé qu'ils étaient des anges et non des hommes.

 

CHAPITRE XXIII.

 

Faut‑il croire que les anges, substances spirituelles, épris d'amour pour la beauté des femmes, ont contracté alliance avec elles, et que c'est de cette union que sont nés les géants.

 

1 ‑ Au troisième livre de cet ouvrage, j'ai touhé en passant et sans la résoudre cette question : si les anges, purs esprits, peuvent avoir un commerce corporel avec les femmes. Il est bien écrit : « Il se sert des esprits pour ses anges; » (Ps. ciii, 5) c’est‑à‑dire, ceux qui sont esprits par nature, il en fait ses anges, leur enjoignant d'exercer la fonction de messagers. Car le mot grec aggelos, qui se traduit littéralement en latin par le mot angelus, a dans cette langue la signification de messager. Mais de savoir s'il s'agit de leurs corps dans les paroles suivantes: « Et ses ministres sont des feux ardents; » ou bien est‑ce pour faire entendre qqe ses ministres doivent être embrasés de charité, comme d'un feu ardent? On ne saurait le dire. Cependant l'Écriture dont le témoignage est irrécusable, nous atteste que les anges ont apparu

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aux hommes sous des formes telles qu'on pouvait non‑seulement les voir, mais les toucher. De plus, une tradition constante appuyée sur la propre expérience de plusieurs, ou sur le témoignage de personnes non suspectes, nous assure que les Sylvains et les Faunes, ordinairement appelés incubes, ont souvent été à charge aux femmes et cherché à satisfaire sur elles leurs passions brutales; et que certains démons, appelés Dusiens par les Gaulois, tentent et pratiquent sans cesse les mêmes impuretés. Ces témoignages sont si nombreux et si graves qu'il y aurait de l'impudence à les nier. Cependant je n'oserais affirmer que certains esprits revêtus d'un corps aérien, (car l'air agité au moyen d'une houssine devient sensible au corps qu'il surexcite,) aient jamais été capables d'un déréglement tel, qu'ils aient eu un commerce sensible avec les femmes. Néanmoins, je ne saurais croire que les saints anges de Dieu aient pu alors se laisser aller à de pareilles débauches; et ce n'est point d'eux que l'apôtre saint Pierre a voulu parler quand il dit : « Dieu n'a point épargné les anges prévaricateurs, mais il les a précipités dans les ténébreux cachots de l'enfer, où il les tient en réserve pour les rigueurs du jugement. » (11. Pierre, 11, 4.) Mais évidemment il parle de ceux qui, les premiers s'étant révoltés contre Dieu, sont tombés dans sa disgrâce avec le démon, leur prince, dont la jalousie a causé la perte du premier homme tombé dans les pièges du serpent. D'ailleurs, la Sainte‑Écriture dont le témoignage est le plus digne de foi, appelle aussi anges, les hommes de Dieu. Car il est écrit de saint Jean : « Voici que j'envoie mon ange devant vous, pour vous préparer le chemin. » (Marc. 1, 2.) Et le prophète Malachie lui‑même est appelé ange, par une grâce qui lui est spéciale. (Mal. 11, 7.)

 

2. Mais ce qui porte plusieurs à croire qu'il s'agit ici des anges de Dieu, c'est que, de leur union avec les femmes qu'ils aimaient, sont nés, non pas des hommes de notre espèce, mais des géants, dit l'Écriture. Comme si de nos jours, et je l'ai mentionné plus haut, nous n'avions pas vu naître aussi des hommes d'une stature extraordinaire. Quelques années avant le sac de Rome par les Goths, est-ce qu'il n'y avait pas à Rome, vivant avec son père et sa mère, une femme dont la taille gigantesque surpassait de beaucoup celle des autres? De toutes parts on accourait pour voir cette merveille. Et ce qu'il y avait de plus étonnant, c'est que ses parents n'avaient qu'une taille com-

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mune, en comparaison des hommes les plus grands que nous connaisons. Il a donc bien pu naître des géants, avant même que les enfants de Dieu, qui sont aussi appelés anges de Dieu, fussent unis aux filles des hommes, c'est‑à‑dire de ceux qui vivent selon l'homme; ainsi les enfants de Seth aux filles de Caïn. Car c'est dans le livre de l'Écriture canonique que nous lisons ces paroles : « Lorsque les hommes se furent multipliés sur la terre et qu'ils eurent engendré des filles, les anges de Dieu, voyant que les filles des hommes étaient belles, prirent pour leurs femmes celles d'entre elles qui leur plaisaient davantage. Et le Seigneur Dieu dit: Mon esprit ne demeurera pas pour toujours avec l'homme, parce qu'il est chair. Le temps de sa vie ne sera plus que de cent vingt ans. Or, il y avait en ce temps‑là sur la terre, des géants; et quand les enfants de Dieu eurent épousé les filles des hommes, ils engendrèrent pour eux-mêmes et ils eurent des enfants qui furent appelés géants. » (Gen. vi, 1 et suiv.) Ces paroles prouvent assez qu'il y avait dès lors des géants sur la terre, quand les enfants de Dieu épousèrent les filles des hommes, qu'ils aimaient parce qu'elles étaient bonnes, c'est‑à‑dire belles. Car l'Écriture appelle ordinairement bons, ceux qui sont beaux. Et par suite de ces alliances, naquirent des géants. Car, l'Écriture dit très bien : « Il y avait en ce temps‑là des géants sur la terre, et ensuite, quand les enfants de Dieu furent unis aux filles des hommes. » Donc il y en eut avant et après cette époque. Et quant à ce qu'elle dit encore : Et ils engendraient pour eux‑mêmes, ces paroles font assez voir qu'avant de se dégrader par ces alliances, les enfants de Dieu engendraient pour Dieu, non pour eux-mêmes c'est‑à‑dire, non pour satisfaire les déréglements de la concupiscence, mais pour remplir fidèlement l'oeuvre de la propagation; non dans le but orgueilleux d'agrandir leur famille, mais pour augmenter le nombre des citoyens de la cité céleste, auxquels ils recommandaient, comme anges de Dieu, de mettre en lui leur espérance (Ps. LXXVII, 7); afin de ressembler à ce fils de Seth, fils de la résurrection, qui mit toute sa confiance dans l'invocation du nom du Seigneur; et cela dans l'espérance d'être un jour avec leur postérité les cohéritiers des biens éternels et les frères de leurs enfants, sous un même père qui est Dieu.

 

3. Mais il ne faut pas croire, comme plusieurs se l'imaginent, que ces anges de Dieu n'étaient point des hommes, car l'Écriture déclare nette-

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ment qu'ils étaient des hommes véritables. En effet, après avoir commencé par dire que les anges de Dieu voyant que les filles des hommes étaient bonnes, ils épousèrent celles qui leur plaisaient davantage, elle ajoute aussitôt : Et le Seigneur Dieu dit : Mon esprit ne demeurera pas éternellement avec ces hommes, car ils sont chair. L'esprit de Dieu les avait rendus anges de Dieu et enfants de Dieu, mais en se portant vers des objets inférieurs, ils perdent leur nom de grâce, pour prendre le nom d'homme, qui est un nom de nature; ils sont aussi appelés chair, eux déserteurs de l'esprit et abandonnés de celui qu'ils ont abandonné. Les Septante leur donnèrent les deux noms, celui d'anges de Dieu et celui de fils de Dieu; cependant cette double dénomination ne se trouve pas dans tous les textes, car quelques-uns ont seulement celle de fils de Dieu. Et Aquila, que les Juifs préfèrent à tous les autres interprètes, n'a traduit ni anges de Dieu, ni enfants de Dieu, mais enfants des dieux. Toutefois, les deux traductions sont conformes à la vérité. Ils étaient en effet fils de Dieu, sous la paternité duquel ils étaient frères de leurs pères; et ils étaient fils des dieux, parce que, nés des dieux, ils étaient dieux eux‑mêmes comme leurs pères, selon cette parole du psaume : « Je l'ai dit, vous êtes des dieux et tous fils du Très‑Haut. » (Ps. LXXXI, 6.) Car on regarde avec raison les Septante comme animés de l'Esprit prophétique, et l'on croit sans aucun doute que ce qu'ils ont changé en interprète différemment, ils l'ont fait par son autorité et ils ont suivi l'inspiration divine; bien que le mot hébreu paraisse équivoque et qu'il puisse être également traduit par fils de Dieu et fils des dieux.

 

4. Laissons donc les fables de ces écritures apocryphes, parce que leur origine cachée a été suspecte à nos pères, qui nous ont transmis les véritables Écritures, dont l'autorité éclate par une succession très‑certaine et très‑connue. Et, bien que ces livres apocryphes renferment quelques vérités, cependant les fautes nombreuses qu'on y trouve, leur ôtent toute autorité canonique. Ainsi, nous ne saurions nier qu'Enoch, septième descendant d'Adam, ait écrit prophétiquement, puisque nous avons à ce sujet, le témoignage de l'apôtre Jude dans son épitre canonique. (Jud. 1, 14.) Mais ce n'est pas sans raison que ces écrits ne se trouvent point au canon des Écritures, conservé dans le temple juif par le zèle des prêtres qui en avaient successivement la garde ; leur antiquité même les rendit suspects, d'autant qu'on ne pouvait justifier leur authenticité, puisqu'ils ne passèrent pas dans le domaine public, présentés par ceux

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qui étaient régulièrement investis de ce droit. Aussi, loin de croire comme l'œuvre d'Enoch, ce qui parut sous son nom, les sages rejettent à juste titre ces histoires fabuleuses de géants qui n'auraient point eu d'hommes pour pères; il en est de même de beaucoup d'autres écrits présentés par les hérétiques sous le nom des prophètes ou plus récemment sous celui des apôtres; l'autorité canonique, après un sérieux examen, les a tous mis au nombre des livres apocryphes. Il est donc certain, d'après les écri­tures canoniques, hébraïques et chrétiennes, qu 'avant le déluge il y eût beaucoup de géants, qui étaient citoyens de la cité terrestre; et que les enfants de Dieu, nés de Seth selon la chair, abandonnèrent la justice, pour passer dans les rangs de cette société impie. Et il ne faut pas s'étonner que d'eux aussi il ait pu naître de géants. A la vérité, ils n'étaient pas tous géants, mais ils étaient alors plus nombreux que dans les temps qui suivirent le déluge. Et s'il a plu au Createur de les créer, ça été pour apprendre au sage à mépriser non‑seulement la beauté, mais même la grandeur et la force du corps; que pour lui, il doit mettre son bonheur dans les biens spirituels et immortels, biens supérieurs, biens assurés et propres aux bons, tandis que les autres sont communs aux bons et aux méchants. C'est ce qu'un autre prophète a très bienexpliqué, en disant: « Alors étaient ces géants si fameux, ces premiers hommes furent d'une haute stature et habiles à faire la guerre. Le Seigneur ne les a point choisis et ne leur a point donné la véritable science, et ils ont péri, parce qu'ils n'avaient point la sagesse en partage; leur propre folie les a précipités dans la mort. » (Bar. 111, 26, etc.)

 

CHAPITRE XXIV.

 

Comment faut‑il entendre ces paroles du Seigneur, par rapport à ceux qui devaient périr dans le déluge : Leurs jours seront de cent vingt ans.

 

  Quant à cette parole de Dieu : « Leurs jours seront de cent vingt ans, » (Gen. vi, 3) il ne faut pas l'entendre comme une prédiction qui restreint la vie des hommes à cent vingt ans, puisque nous en voyons, même après le déluge, dépasser le chiffre de cinq cents ans. Mais il faut entendre que Dieu parla ainsi, lorsque Noé allait avoir cinq cents ans; il avait réellement quatre cent quatre‑vingts ans, ce que l'Écriture appelle d'ordinaire cinq cents ans, pour exprimer par le chiffre rond la plus grande partie du siècle écoulé. Or, c'est l'an six cent de la vie de Noé, le second mois de l'année, qu'arriva le déluge; ces cent vingt ans sont donc la prédiction des jours laissés aux hommes, jusqu’au déluge qui doit les détruire. Et l’on croit avec

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raison qu'à cette époque il ne se trouvâ point d'homme sur terre qui ne méritât de périr d'une telle mort, juste punition infligée aux impies. Mais, bien que ce genre de mort ne saurait nuire en aucune façon, ni en ce monde, ni en l'autre, aux bons qui doivent toujours mourir; cependant le déluge ne fit périr aucun de ceux de la race de Seth dont la Sainte‑Écriture fait mention. Or, voici quelle fut la cause du déluge, telle que le signale ce livre divinement inspiré : « Le Seigneur Dieu, dit‑il, voyant la malice des hommes se multiplier sur la terre, et que les pensées de leur cœur s'appliquaient sans cesse au mal, Dieu réfléchit qu'il avait créé l'homme sur la terre, il s'en ressouvint et dit : J'exterminerai de dessus la terre l'homme que j'ai créé, depuis l'homme jusqu'aux animaux, et depuis les reptiles jusqu'aux oiseaux du ciel, car je suis irrité de les avoir créés. » (Gen. vi, 5, etc.)

 

CHAPITRE XXV.

 

La colère de Dieu ne trouble en rien, sa souveraine et immuable tranquillité.

 

La colère de Dieu n'est point en lui une per­turbation d'esprit, mais un jugement par lequel il inflige un châtiment au péché. Et sa pensée, sa réflexion est la raison immuable des changements qu'il a réglés. Car Dieu ne se repent pas, comme l'homme, de ce qu'il a fait, et ses desseins, en toute espèce de choses, ne sont pas moins stables que sa prescience certaine. Mais si l'Écriture n'employait de telles expressions, elle ne pourrait se mettre à la portée de tous les hommes dont elle veut le bien, en effrayant les orgueilleux, en stimulant la paresse, en forcant à faire des recherches et en donnant un aliment aux esprits plus exercés; ce qui n'aurait pas lieu, si elle ne commençait par s'incliner, par s'abaisser, pour ainsi dire, jusqu'à la faiblesse de chacun. Quant à la destruction de tous les animaux terrestres et des oiseaux, c'est plutôt  une image de la grandeur des calamités futures qu'elle prédit, qu'une menace contre les animaux sans raison, comme s'ils eussent eux‑mêmes péché.

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CHAPITRE XXVI.

 

L'arche que Noé recut l'ordre de construire, est, en tous points, la figure du Christ et de l'Eglise.

 

  1. Quant à Noé, cet homme juste et parfait entre tous, selon le témoignage très‑digne de foi de la Sainte‑Écriture (Gen. vi, 9), (non de cette perfection qui, dans le séjour de l'immor­talité, doit rendre les citoyens de la Cité de Dieu, semblables aux anges de Dieu mais de celle dont ils sont capables en cette vie), Dieu lui commande de construire une arche où il doit se réfugier avec les siens, sa femme, ses fils et ses brus, ainsi que les animaux réservés par l'ordre de Dieu, pour échapper à l'immense catastrophe du déluge. Cette arche est certaine­ment la figure de la Cité de Dieu étrangère ici­-bas, c'est‑à‑dire de l'Église sauvée par le bois auquel fut suspendu le médiateur de Dieu et des hommes, Jésus‑Christ homme. (I. Tim. 11, 5.) Car les mesures mêmes de sa longueur, de sa hauteur et de sa largeur représentent le corps humain, dont il devait prendre et dont il a pris la réalité, pour le salut des hommes, selon qu’il a été prédit. En effet, la longueur du corps humain, de la tête aux pieds, est six fois sa largeur, d'un côté à l'autre; et dix fois son épaisseur mesurée de l'épine dorsale à l'estomac; en sorte que, si ou mesurait un homme couché, sur le dos ou sur le ventre, on trouverait de la tête aux pieds. six fois plus de longueur que de largeur, soit de droite à gauche ou de gauche à droite; et dix fois plus de longueur que dépaisseur à partir de la terre où il est étendu. C'est pourquoi l'arche avait trois cents coudées de long, cinquante de large et trente de haut. Et la porte qui était sur le côté est bien cette plaie du crucifié, dont le côté fut percé par une lance (Jean, xix, 311); car c'est par là qu'entrent ceux qui viennent à lui, puisque les sacrements qui initient les croyants à la vraie foi, en découlent. De plus, si l'ordre est donné de construire l'arche avec des poutres carrées, c'est pour représenter la stabilité de la vie des saints, car, de quelque côté que vous tourniez un carré, il restera à la place où vous l'aurez mis. Il est de même de toutes les autres choses qui ont rapport à la structure de Farche, elles figurent les mystères de l'Église.

 

2. Mais il serait trop long d'entrer en ce moment dans tous ces détails; du reste, je l'ai déjà fait dans un autre ouvrage (Livr. XII) contre

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Fauste le manichéens, qui refuse d'admettre que les livres des hébreux. renferment des prophéties touchant le Christ. Il est bien possible que les explications d'un autre soient meilleures que les miennes, et que celui‑ci les rende mieux que celui‑là; mais il faut du moins qu'elles se rapportent toutes à cette Cité de Dieu qui accomplit son pélérinage au milieu de ce siècle pervers comme à travers le déluge, si l'interprète ne veut pas grandement s'écarter du sens de l'écrivain inspiré. Ainsi, dans l'ouvrage cité plus haut, j ai dit que ces paroles : Vous ferez dans la partie inférieure, deux ou trois étages (Gen. VI, 16), étaient la figure de l'Église, composée de la réunion de tous les peuples; que ces deux étages signifiaient deux races d'hommes, circoncis et incirconcis : ceux que l'apôtre appelle les Juifs et les Grecs (Rom. 111, 9); et que les trois étages figuraient toutes les nations reconstituées après le déluge par les trois fils de Noé; mais un autre peut très‑bien donner une autre interprétation, qui ne s'écartera pas non plus des règles de la foi. Car ce n'est pas seulement dans la partie inférieure que Dieu ordonna de faire des habitations séparées, mais aussi dans la partie supérieure; il en est de même pour la partie plus élevée encore et c'est là ce qui est désigné par les deux et trois étages; et ainsi de bas en haut s'élève une troisième habitation. On peut entendre ici ces trois vertus que recommande l'Apôtre, la foi, l'espérance et la charité. (I. Cor. xiii, 13.) On peut encore et plus convenablement appliquer ce passage aux trois abondantes moissons de l'Évangile, qui rendent trente, soixante et cent pour un; ainsi, à l'étage inférieur se trouve la chasteté conjugale, au‑dessus la continence des veuves, et plus haut enfin, la virginité. S'il se présente un autre sens meilleur et selon la foi de cette Cité, on peut l'adopter et le faire connaître. Ainsi en est‑il des autres textes qui me restent à exposer ; on peut les interpréter de différentes manières, mais on doit toujours les faire concorder avec la foi catholique.

 

CHAPITRE XXVII.

 

Il ne faut pas êre de l'avis de ceux qui ne voient dans l'arche et le déluge qu'un récit purement historique sans signification mystérieuse, ou bien de pures figures sans réalité.

 

1. Il ne faut donc pas s'imaginer que ces choses aient été écrites en vain; ou qu'on y doive chercher seulement la vérité historique sans signification allégorique; ou qu'au contraire les faits rapportés soient de pures fictions

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et de simples figures de mots; ou qu'enfin, quels qu'ils soient, ils n'aient aucun rapport prophétique à l'Église. En effet, il faudrait être insensé pour prétendre que des livres si religieusement gardés par une tradition régu­lière pendant plusieurs miliers d'années, aient été écrits en vain ; ou que les seuls faits historiques y soient dignes d'attention; car, pour ne citer qu'un exemple, si les vastes proportions de l'arche étaient en raison du nombre des animaux, pourquoi y introduire deux animaux immondes de chaque espèce et sept des autres (Gen. vii, 29), puisqu'on pouvait y placer un nombre égal de chaque espèce? Ou bien, Dieu qui avait donné l'ordre d'agir ainsi, afin de conserver les espèces, n'avait‑il plus, pour les faire renaître la même puissance que pour les créer.

 

2. Quant à ceux qui soutiennent que ce sont là de pures fictions et des figures allégoriques, ils s'imaginent d'abord que le déluge n'a pu être assez considérable pour que l'élévation progressive des eaux dépassât de quinze coudées les plus hautes montagnes; et ils appuient leur opinion sur ce que la cime du mont Olympe s'élève à une hauteur où les nuages ne peuvent plus se former, où l'air est trop pur pour engendrer les vents, les nuages et les pluies; ils ne font pas réflexion que c'est la terre elle-même, le plus pesant de tous les éléments qui s'élève à cette hauteur. Oseront‑ils nier que la cime de cette montagne soit de la terre? Pourquoi donc refusent‑ils à l'eau de s'élever jusqu au ciel, tandis qu'ils accordent ce privilége à la terre? Ne conviennent‑ils pas, ces mesureurs d'éléments, que l'eau est plus légère que la terre? Et quelle raison donnerait‑ils de cette envahissement de la terre qui, malgré sa pesanteur, occupe les régions plus sereines du ciel, quand ils ne permettent pas à l'eau, même pour peu de temps, de s'élever à ces hauteurs ?

 

3. Ils disent aussi que l'arche ne pouvait abriter une si grande multitude d'animaux de toute espèce et des deux sexes, deux des animaux impurs, sept des autres. Mais il me semble qu'ils comptent seulement trois cents coudées de longueur et cinquante de largeur, sans songer qu'il faut donner les mêmes dimensions à l'étage supérieur et à celui qui est encore au‑dessus, ce qui fait alors, en multipliant le premier nombre par trois, neuf cent coudées de long, sur cent cinquante. Et si, d'après l'ingénieuse remarque d'Origène (HOMEL, 11, sur la Genèse),

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nous réfléchissons que Moïse, cet homme de Dieu très‑savant, au témoignage de l’Écriture, dans la science des Égyptiens (Act. vii, 22), qui s'adonnaient passionnément à la géométrie, a pu prendre pour base les coudées géométriques dont une seule vaut six des nôtres, qui ne voit combien de choses pouvaient être renfermées dans cette arche immense? Car, d'objecter l'impossibilité de construire une arche d'une telle grandeur, c'est la plus ridicule des impertinences, quand ils savent fort bien que des villes immenses avaient déjà été construites, et qu'ils ne peuvent ignorer de bonne foi que Noé employa ceût ans à la construction de cette arche. A moins qu'ils ne préfèrent dire que la chaux ne suffit pas à lier les pierres ensemble pour le développement d'un mur sur une étendue de plusieurs milles, et qu'on ne peut réunir différentes pièces de bois, au moyen de tenons, de chevilles, de clous et de bitume pour construire l'arche, qui ne présentait aucune courbe, mais qui se développait en lignes droites, soit dans sa longueur, soit dans sa largeur. D'ailleurs, aucun effort humain ne fut nécessaire pour la mettre en mer; l'eau la souleva insensiblement, selon les lois ordinaires de la pesanteur, et la divine Providence, bien mieux que la prudence humairie la dirigea sur les flots, pour la préserver du naufrage qui menaçait de toutes parts.

 

4. Quant à savoir si les plus petits animaux, tels que les rats, les lézards et même les sauterelles, les scarabées, les mouches et les puces, n'entrèrent pas dans l'arche en plus grand nombre que Dieu ne l'avait ordonné, il faut d'abord apprendre à ceux qui soulèvent cette minutieuse question, que ces paroles de l'Écriture : « les animaux qui rampent sur la terre, » indiquent suffisamment qu'il n'était pas nécessaire de conserver dans l'arche les animaux qui peuvent vivre dans l'eau, comme les poissons, et même à la surface de l'eau, comme un grand nombre d'oiseaux. De plus, ces autres paroles : « Ils seront mâle et femelle; » (Gen. vii, 20) s'appliquent évidemment à la réparation des espèces ; par conséquent, il n'était pas non plus nécessaire de faire entrer dans l'arche les animaux qui se reproduisent sans l'union des sexes ou qui naissent de la corruption ; ou s'ils y entrèrent, comme ils sont d'ordinaire dans les maisons, ce fut sans nombre déterminé; ou si par l'accomplissement du divin mystère et la réalité de la figure qui le représentait, il était nécessaire qu'il y eût dans l'arche un nombre déterminé d'animaux qui naturellement ne peuvent vivre dans l'eau, la Providence se chargea d'y pourvoir, les hommes n'y

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furent pour rien. Car Noé ne les prenait point pour les faire entrer, mais il laissait pénétrer ceux qui venaient. Et c'est ce que veulent dire ces paroles : « ils viendront à vous, » (Gen. 10) cest‑ à‑dire non par l'action de l'homme, mais par la volonté de Dieu qui les dirige. Il ne faut pas croire cependant que les animaux privés de sexe y entrèrent, car il était expressément dit et réglé.« Ils seront mâle et femelle.» Et il y a un certain nombre d'animaux qui naissent sans accouplement et qui ensuite s'accouplent et se reproduisent, comme les mouches; dautres où on ne remarque aucune distinction de sexe, comme les abeilles. Quant aux animaux qui ont un sexe, mais qui n'engendrent point, comme les mulets et les mules, ils furent, je pense, suffisamment représentés par leurs auteurs, le cheval et l'âne : il en a été de même pour les autres animaux qui naissent du mélange d'espèces différentes. Cependant, si le mystère le demandait, ils y étaient aussi, puisque ces sortes d'animaux sont mâle et femelle.

 

5. Enfin, quelques‑uns demandent encore quelle espèce de nourriture pouvaient avoir dans l'arche les animaux que l'on croit ne vivre que de chair, si, sans enfreindre l'ordre de Dieu, la nécessité de les nourrir ne força pas à dépasser le nombre prescrit ; ou bien, ce qui est probable, si, au lieu de chair, il n'y avait pas d'autres aliments qui pussent convenir à tous. Car nous savons qu'un certain nombre d'animaux dont la chair est l'aliment, se nourrissent aussi de fruits, surtout de figues et de châtaignes. Serait‑ce donc une merveille que cet homme sage et juste, dirigé même par l'esprit de Dieu, dans le choix de ce qui pouvait convenir à chacun de ces animaux, eut préparé et réservé une nourriture qui ne fut pas de la chair et cependant propre à chaque espèce? D'ailleurs, quelle nourriture répugne aux exigences de la faim? Et Dieu ne pouvait‑il pas leur rendre toute nourriture saine et délicieuse, lui qui a la suprême puissance de les faire vivre, même sans manger, si la nourriture n'eût été nécessaire pour servir à figurer un grand mystère? Du reste, il n'y a qu'un esprit opiniâtre qui se permettrait de nier qu'ici, une foule de circonstances ne soient des figures de l'Église. Car les nations composées d'hommes purs et impurs ont déjà tellement rempli le sein de l’Église, et sont tellement unies par les liens étroits de son unité jusqu'à la consommation finale, que ce grand fait ne permet pas de dou-

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ter des autres qui paraissent plus obscurs ou dont l'interprétation est plus difficile. Ainsi donc, comme l'esprit le plus entêté ne saurait soutenir avec raison que ces faits ont été vainement rapportés, ni qu'ils ne signifient rien, ou qu'ils ont été purement symboliques, ou même des figures étrangères à l'Église; il faut croire que c'est avec beaucoup de sagesse qu'ils nous ont été transmis, que ce sont là des faits véritables qu'ils ont une signification et que ce qu'ils signifient se rapporte à l'Église. Au point où nous sommes arrivés, il est temps de terminer ce livre, afin de suivre, dans les faits postérieurs au déluge, le cours des deux Cités, la cité terrestre qui vit selon l'homme, la cité céleste qui vit selon Dieu.

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon