Héraclius 2

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L'Orient et l'Occident se préoccupaient de la lutte engagée entre les deux empires de Constantinople et de Ctésiphon, entre Héraclius et le roi des Perses Chosroès II. Maître de la Mésopotamie, de la Palestine et de la Syrie, Chosroès y promenait impunément la ruine, l'incendie et le carnage. Trois années s'écoulèrent sans que l'empereur Héraclius eût tenté contre lui aucun effort; on put croire un instant qu'il avait oublié le sort des malheureuses provinces envahies. Il n'était cependant pas resté inactif. Après de laborieuses négociations, un traité de paix intervint avec la redoutable nation des Awares, dont le khakan menaçait Constantinople. Les finances de l'état, dilapidées par Phocas, furent réorganisées. Le clergé s'empressa de contribuer aux frais de la guerre sainte ; c'était en effet une véritable croisade, et la première de toutes, qui allait s'ouvrir dans le but d’arracher la croix de Jésus-Christ aux mains des Perses. « Tous les objets précieux composant le trésor de Sainte-Sophie furent apportés, par l'ordre de Sergius, au palais impérial. Cet exemple du patriarche de Constantinople entraîna tous les autres évêques de l'empire. Une promesse authentique de restitution, la fixation d'un intérêt pour les sommes versées, consacrèrent les droits ultérieurs des églises. Les distributions de blé faites jusque-là au peuple de Constantinople furent peu à peu diminuées, en proportion des enrôlements volontaires qui venaient chaque jour grossir les rangs de l'armée. On eut ainsi de l'argent et des hommes. Les arsenaux se remplirent d'armes et d'appro­visionnements de toute sorte. L'hiver de 621 à 622 fut employé à des préparatifs. Retiré dans un faubourg de Constantinople, Héraclius, invisible à la foule, donnait ses ordres, conférait avec les généraux, relisait les traités de stratégie, disposait son plan de campagne, et, selon l'expression du biographe Georges Pisidès,  «récapitulait les combats avant d'avoir commencé la

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p392      PONTIFICAT DE SAINT BONIFACE V (618-624).

guerre 1. » Mais surtout il priait, et faisait prier. L'image miraculeuse de la mère de Dieu fut exposée dans la basilique de Sainte-Sophie. Pendant que des flots sans cesse renouvelés de fidèles venaient implorer la protection de la Vierge toute sainte (Hanagia), Héraclius dans sa retraite demandait à Dieu, par l'intercession de Marie, force, grâce et lumière. Enfin le jour de Pâques (4 avril 622), reparaissant au milieu d'un peuple avide de lire sur son visage l'espérance de la victoire, il vint communier à Sainte-Sophie. Le lendemain devait avoir lieu le départ solennel. «Une foule immense se pressait, dans l'attitude du recueillement, sous les portes de la basilique. La régence venait d'être confiée par décret impérial au patriarche Sergius et au patrice Bonus. Tous deux, entourés des sénateurs, des officiers, des prêtres et des magistrats, attendaient dans l'hémicycle. On vit paraître l'empereur, vêtu comme un simple particulier : la hauteur de sa taille, la majesté de sa démarche, le distinguaient seules de la multitude. Il se prosterna devant l'autel, et resta longtemps en prière. On l'entendit prononcer à haute voix ces paroles : « Seigneur Dieu Jésus-Christ, ne nous livrez pas pour nos péchés à la dérision de nos ennemis. Jetez sur nous un regard de miséricorde. Accordez-nous la victoire, brisez l'orgueil des infidèles, et qu'ils cessent d'insulter votre héritage 2, » Quand il se releva, Georges Pisidès, archidiacre de Cons-tantinople, lui adressa une courte allocution, où il exprimait les vœux de tout le peuple. Il termina par une allusion à la simplicité des vêtements qu'Héraclius avait voulu porter en ce jour. «Empereur, dit-il, vous avez quitté la pourpre et chaussé des brodequins noirs, mais vous les rougirez dans le sang des Perses. » Héraclius se tournant alors vers le patriarche, lui dit avec émotion : « C'est entre les mains de Dieu, de la sainte Vierge sa mère, et entre les vôtres, que je laisse cette ville et mon fils. » Prenant alors le drapeau formé de l'image miraculeuse, dite la Véronique, où la figure du Sauveur avait été empreinte le jour de la passion, il sortit du

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1 Georg. Pisides, Heracliados, Acroasis n, vers. U2; Patf. grctc. tom. XCIf, col. 1326. — » Cedren., Bistor. compend,; Pair, grcec, tom. CXXI, col. 783 D.

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sanctuaire, entraînant sur ses pas tous les citoyens 1. » La flotte reçut les guerriers de cette croisade. Jamais ville grecque n'avait assisté à pareil spectacle. Constantinople envoyant ses enfants conquérir la vraie croix est un fait unique  sur ce sol, théâtre de tant d'héroïsme. S'arrachant à l'anxieuse tendresse de ses amis, Héraclius monta sur son vaisseau, et ordonna de mettre à la voile. La flotte disparut dans l'azur des flots. Le secret avait été si bien gardé que nul ne savait vers quel port elle se dirigeait. L'expédition ainsi commencée devait durer 6 ans (622-628).

 


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§ VI. Croisade d'Héraclius en Perse.

 

   49. On se rappelle qu'en 622, pendant que Mahomet sortait de  la Mecque en fugitif, la flotte d'Héraclius quittait le port de Cons- tantinople, emmenant une armée à la conquête de la Perse. Le plan de campagne était demeuré secret; un plan bien conçu, un secret bien gardé, double présage de victoire. L'expédition dé­barqua sans coup férir au port actuel d'Iskanderoun, près d'Alexandrette (Alexandria minor), à l'embouchure de l'Issus. La plaine de ce nom, célèbre par les souvenirs d'Alexandre et du jeune Cyrus, ouvrait sur les défilés ou pyles de Cilicie et de Syrie, « deux murailles naturelles, dit Xénophon, descendant jusqu'à la mer et couronnées de rochers à pic 1. » Dans une revue solennelle, saisissant l'étendard qui portait la sainte image dite axeiropoièta :

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1 Xenoph,, Anabas, lib. I, cap. IV, § 4.

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« Soldats, s'écria-t-il, voilà votre Dieu, votre maître, votre général. Devant lui, je suis comme le plus humble d'entre vous. Les barbares veulent anéantir son culte et ses autels. Rappelez-vous la parole de David : Misérable fille de Babylone, Perse maudite, heureux celui qui saisira tes petits enfants et leur brisera le crâne sur les rochers 1 ! » — C'était donc une guerre sainte, la lutte de deux religions qui allait commencer. Chosroës le comprit. Par un décret royal, il condamnait à mort tous les Perses qui em­brasseraient le christianisme, et il ordonnait à tous les habitants des provinces envahies par ses armes, c'est-à-dire la Palestine, l'Egypte, la Syrie et l'Asie-Mineure, de renoncer à la foi catho­lique pour faire désormais profession de nestorianisme. Toutes les églises devaient être occupées par les sectateurs de Nestorius2. Remarquable alliance de ce roi païen avec l'hérésie, pour anéantir sur la terre le culte de Jésus-Christ ! Tous les persé­cuteurs auront la même logique, de même qu'ils auront tous la même fin. Héraclius avait résolu d'aller frapper les Perses au cœur même de leur empire. Franchissant les pyles, ou portes Amaniques, il remonta le cours du Pyrame pour se rendre de Cilicie en Cappadoce. Cette marche inattendue força l'ennemi de rallier ses gar­nisons. Serbar, le généralissime persan, abandonna en hâte Chalcédoine, la Mysie, la Phrygie, la Galatie, et vint offrir le combat avec des troupes supérieures en nombre. « Au chant des psaumes et des hymnes sacrés, dit Georges Pisidès, les soldats du Christ se rangèrent en bataille. Leur recueillement contrastait avec les danses impudiques, les chansons lascives, dont retentissait le camp des Perses3. » Serbar apprit à ses dépens que la première qualité d'une armée est la discipline. Héraclius vainqueur pénétra dans le Pontique, et choisit une position inexpugnable sur les sources de

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1 Psalm., cxxxvi, f. 9; Georg. Pisidès, De expeditione persica, acroas., n, vers. 115; Patrol. grœc, tom. XCII, col. 1219. — 2 Theophan., Chronograph.; Patrol. grœc, t. CVI1I, col. 654.

3 Georg. Pisidès., Expedit. Persic, acroas., il, vers. 242; Patrol. grœc, tom. XCII, col. 1226. Varia instrumenta et cymlala strepabant indecenter, et fe-minm impudicœ saltabant.

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l'Halys. Quinze jours après, Serbar venait y faire tailler en pièces les débris de son armée. « Une immense acclamation de recon­naissance pour Dieu, d'enthousiasme pour Héraclius, s'échappa de la poitrine des soldats chrétiens, » dit le chroniqueur. Ils voyaient la foule des barbares éperdue, entassée sur les rochers de l'Anti-Taurus, tourbillonner un instant, puis se précipiter elle-même dans les précipices de ces montagnes 1. » La parole de l'empereur dans son manifeste d'Issus se vérifiait sous leurs yeux.


     50. L’ Arménie s'offrait dès lors aux armes d'Héraclius. Il y entra vers le printemps de 623, et traversant l'Atropatène [Aderbaïdjan ou Pays du Feu) 2, se dirigea vers Tauris, l'une des résidences d'été du grand roi. Chosroës occupait cette forteresse avec qua­rante mille hommes. C'était là, croyait-on, qu'il gardait le tro­phée de la vraie croix enlevé à Jérusalem. Épouvanté à l'ap­proche des armées impériales, le monarque persan avait ordonné dans toute l'étendue de ses états une levée en masse. D'innom­brables colonnes de guerriers, parlant toutes les langues de l'ex­trême Orient, aussi bigarrés de costumes et d'armes que de couleurs, apparurent tout à coup, conduits par un nouveau géné­ralissime nommé Saës. Héraclius montrant ces nuées d'hommes à sa vaillante troupe : « Des chrétiens, dit-il, ne craignent que Dieu. Que vous importe ce vil amas de barbares? Songez à la majesté de l'empire romain. Nous sommes ici au centre de la domination per­sane. Écrasons-la sous le fer de nos chevaux. Vengeons nos vierges insultées, nos compatriotes égorgés, nos temples et nos demeures réduits en cendres. Dieu combat avec nous, il anéantira ces hordes sauvages 3.» Puis, s'élançant au combat, il entraîne avec lui l'ar-

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1         Pisidès, De expedit. Persic. acroas., m, vers. 249.

2        Selon la judicieuse remarque de M. Drapeyron (L'empereur Héraclius,
p. 191), ce nom moderne de l'Atropatène indique suffisamment que nulle part les adorateurs du feu, les mages et les pyrées n'étaient plus nombreux et plus révérés. Dans cette province, à l'ouest du lac Ourmiah, se trouvait la ville de Thébarme, patrie de Zoroastre.

3. Theophan., Chronograph.; Pair, grœc, tom. XCV1, loc. cit.

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mée entière. « On eût dit, ajoute le chroniqueur, que sa parole nous donnait àtous des ailes, et qu'elle avait aiguisé nos glaives. » La victoire fut décisive. Cinquante mille prisonniers tombèrent aux mains des soldats de la croix. Ils entrèrent d'un seul bond dans la ville de Tauris. Mais, hélas ! le trésor qu'ils y cherchaient, le bois sacré de la Croix n'y était pas. Le temple du soleil à Tauris fut brûlé; Thébarme, petite ville célèbre par la naissance de Zoroastre et par son collège central du magisme, eut le même sort. Du reste, clément dans son triomphe, Héraclius rendit la liberté aux captifs : il fit ainsi bénir son nom jusque dans les contrées les plus reculées de la Perse. La nouvelle de ces éclatants succès, rapidement par­venue à Constantinople, y souleva des transports d'enthousiasme. Le patriarche Sergius ordonna, àcette occasion, qu'après la distri­bution de l'Eucharistie aux messes solennelles, le peuple entier chantât ces paroles de reconnaissance au Seigneur : Repleatur os meum lande, ut cantem gloriam tuam1.


   51. Après sa grande victoire de Tauris, Héraclius pouvait, dit-on, lancer son armée en avant et terminer la guerre en quelques semaines. Telle est l’appréciation des stratégistes posthumes, sur la foi desquels l'historien ne doit pas faire grand fond. Les difficultés réelles disparaissent à distance: il convient donc de se défier des généraux de cabinet qui arrangent rétrospectivement des plans de victoire. Le fait est que toute l'année 624 s'écoula en Albanie, à lutter plus énergiquement que jamais contre trois armées nouvelles, commandées par Sarablagas, Serbar et Saës. La première ne tint pas longtemps contre la discipline romaine ; les deux autres, ayant réussi à faire leur jonction, donnèrent plus d'inquiétude. Les peu­plades voisines, les Lazes, les Abasges, les Ibères, qui depuis la victoire de Tauris avaient envoyé leurs contingents à titre d'auxi­liaires sous les drapeaux d'Héraclius, firent retraite et rentrèrent dans leurs foyers. Au moment de cette défection, l'ennemi était en présence. Le découragement, une panique, le moindre désordre dans l'armée impériale, pouvaient amener d'irréparables désastres.

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1 Patr, graec, tora. cit., col. 1002 ; Psalm., lxx, 8.

XV.                                   31

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La foi d'Héraclius triompha encore de la situation. «Est-ce que vous n'avez pas appris, dit-il aux soldats, que le nombre n'est rien, mais que notre Dieu est tout? Un seul Romain mettra en fuite mille Perses. » Quelques heures après cette fière parole, il ne restait plus un seul escadron de l'armée de Serbar. Ce généralissime par­vint presque seul à échapper au carnage, mais il laissait son camp, ses munitions, ses approvisionnements, tout, jusqu'à ses armes, entre les mains du vainqueur. Quant aux troupes de Saës, elles s'étaient débandées d'elles-mêmes au premier choc, sans même essayer de résistance. La campagne de 625 en Cilicie, où Serbar reparut avec des forces encore imposantes et une activité que ses défaites semblaient redoubler, n'amena point la fin de ces gigan­tesques combats.

 

   52. Le terrain de la lutte et son intérêt palpitant venaient de se déplacer, grâce à une formidable combinaison du génie politique de Chosroès. On ne peut refuser à ce tyran qui massacrait de sang-froid les chrétiens, brûlait les villes, rasait les églises, et dé­vastait les provinces, une extraordinaire fertilité de ressources et une étonnante ténacité. Durant l'hiver de 625, il parvint à recons­tituer deux armées qu'il confia encore à Serbar et à Saës, auxquels il maintenait sa confiance, malgré leurs récentes infortunes. Serbar devait conduire immédiatement ses recrues à Chalcédoine, pen­dant que Saës, avec cinquante mille hommes d'élite, surveillerait tous les mouvements d'Héraclius. Il ne s'agissait de rien moins que de cerner l'empereur et toute son armée, pendant que le khakan des Awares, à la tête de deux cent mille hommes, assiége­rait Constantinople. Une alliance venait d'être conclue dans ce but avec le khakan, déjà lié, on se le rappelle, par un traité avec Héraclius. Mais on n'ignore pas non plus ce que valaient aux yeux des barbares les engagements les plus solennels. L'or du roi de Perse, plus largement distribué, fit oublier au chef mongol le tri­but annuel moins considérable qu'il recevait des Grecs : l'at­taque de Constantinople fut résolue. Héraclius n'apprit cette né­gociation qu'au moment où elle se traduisait en acte. Il était alors dans ses quartiers d'hiver, près de Trébizonde. Simultanément il

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recevait la nouvelle d'une émeute qui venait d'éclater à Byzance. La multitude s'étant soulevée à propos de la suppression des distri­butions gratuites de blé, la fermeté de la garde prétorienne avait triomphé de la sédition. L'effervescence populaire promptement calmée fit place àune morne consternation. L'armée de Serbar avait son quartier général à Chalcédoine, et couvrait toute la côte d'Asie, pendant que les masses sombres des Avares couronnaient les hau­teurs de la côte d'Europe, et que le khakan s'établissait à Andrinople. Tout semblait perdu, et le désespoir allait précipiter une capitulation. Soudain une flottille envoyée de Trébizonde apporta, avec un corps de troupes d'élite, les instructions impériales. Ja­mais Héraclius ne s'était montré plus magnanime, plus confiant dans la protection de Dieu. Il notifiait à son peuple que pour faire face à tous les ennemis sur tous les points à la fois, il venait de diviser son armée en trois corps. Le premier était précisément celui qu'il envoyait par mer à Constantinople et qui, avec l'aide de Jésus-Christ et de sa mère toute sainte [panagia), délivrerait la capitale et anéantirait les Awares. Le second, commandé par son frère Théodore, irait combattre Saës dans la Mésopotamie ; le troisième restait sous ses ordres pour garder l'Arménie et le Cau­case. Numériquement cette réserve qu'Héraclius retenait sous sa main était de beaucoup la plus faible, mais l'empereur annonçait l'espoir de la décupler bientôt par une combinaison déjà en voie d'accomplissement. Quand le peuple byzantin reçut connaissance de cette dépêche, lue publiquement à Sainte-Sophie par le pa­triarche Sergius, la combinaison dont Héraclius se promettait de si grands avantages était un fait accompli. Dans une entrevue à Tiflis, avec Ziébil, le khan des Khazars-Ibériens, une alliance avait été conclue entre l'empereur et le chef de ces vaillantes tribus qui, sous le nom de Tauro-Scythes, Cabardiens, Turcs orientaux, do­minaient la région Caucasique. Héraclius avait montré au chef barbare le portrait d'une jeune et belle romaine, que les yeux de Ziébil contemplèrent longuement. « Tu vois, dit Héraclius, ma fille Eudoxie, impératrice des Romains. Dieu a voulu qu'en ce jour tu devinsses mon fils. Qu'elle soit donc ton épouse, si tu me prêtes se-

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cours contre mes ennemis. » Ziébil accepta. En échange d'un por­trait et d'une promesse, il donna à son futur beau-père une armée de quarante mille Turcs, avec lesquels Héraclius se jeta de nou­veau dans l'Atropatène, mettant une seconde fois cette province à feu et à sang. Serbar, obligé de diviser ses troupes pour secourir
la Perse envahie, restait impuissant à Chalcédoine. D'un autre côté Saës, fortement campé aux confins du Pont et de la petite Arménie, crut pouvoir engager une bataille contre Théodore. ((Dieu accorda tout aux prières de sa mère 1, » dit Théophane. En effet, au milieu de l'action, un violent orage se déclara. Tandis qu'une grêle épaisse
tombait du côté des ennemis, l'armée romaine, comme mira­culeusement protégée, s'élançait à la victoire. Les « batail­lons d'or 2, » les «immortels, » ainsi que les appelait Chosroès, furent couchés dans la poussière et moissonnés par la mort. L'in­fortuné Saës, qui connaissait le caractère irascible et implacable de son maître, n'ayant pu réussir à se faire tuer dans le combat, se laissa quelques jours après mourir de faim. Son corps, grossiè­rement embaumé fut envoyé en Perse. Le roi des rois se précipita, un fouet à la main, sur ce cadavre, et le fît mettre en pièces par ses gardes.

   53. Grossies en chemin par les mille voix de la renommée, ces nouvelles arrivèrent coup sur coup à Constantinople, et y excitèrent l'enthousiasme. Les murailles, restaurées et garnies de palissades extérieures, furent défendues par des fortifications nouvelles : des engins de guerre, des tours mobiles, des balistes, des catapultes, s'élevèrent comme par enchantement. Le patriarche Sergius se mit à la tête de ce mouvement vraiment national parce qu'il était chrétien. On eût dit que les beaux jours de saint Jean Chrysostome étaient revenus. Chaque soir, la foule, avide de sa parole, se pressait autour de la chaire de Sainte-Sophie. « Nous n'avons, disait-il, qu'un seul vrai trésor, la foi, dont les envahisseurs prétendent nous dépouiller. Nous n'avons

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1 Theophan., tom. I, p. 485; Cf. Drapeyron, L'empereur Héraclius, p. 215.

2. On les nommait ainsi parce que la pointe de leurs javelots était dorée.

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qu'un seul véritable ennemi, le péché, dont nous nous dépouille­rons nous-mêmes. » Un jeûne général fut ordonné, toute la popu­lation l'observa et fit une confession générale. « Les consciences coupables se débarrassèrent ainsi d'une charge accablante, dit le chroniqueur, de peur qu'entraîné par le jugement de Dieu, le vaisseau du monde ne pérît avec elles. » Le patrice Bonus prit le commandement de soldats purifiés, et dès lors invincibles, qui brûlaient de mourir pour conquérir la véritable immortalité. Mais Sergius nomma un généralissime supérieur à Bonus lui-même. La Vierge mère de Dieu fut proclamée la grande impératrice de Cons­tantinople. Sur ces entrefaites, le patricien Athanase, un ambassa­deur qu'Héraclius avait, du fond de la Propontide, adressé au khakan des Awares, et que celui-ci, au mépris du droit des gens, avait retenu comme otage, reçut du terrible chef la mission sui­vante : « Va trouver tes concitoyens, vois ce qu'ils veulent m'offrir pour m'apaiser et m'éloigner. Autrement, à moins de nager comme des poissons ou de voler comme des oiseaux, ils ne sau­raient échapper à ma puissance 1. » Athanase avait été témoin de la dernière émeute de Constantinople. C'était lui qui en avait porté la nouvelle à Héraclius. Il s'attendait à trouver une population consternée, prête à accueillir comme un moyen inespéré de salut les paroles du khakan. Sa surprise et sa joie furent extrêmes, quand il entendit les soldats et le peuple lui crier d'une voix una­nime : «Jamais Rome et l'empire ne s'humilieront devant un bar­bare! » Le sénat, le patriarche, le général Bonus, lui tinrent le même langage; mais ils voulaient le garder dans leurs murs. «Non, s'écria le nouveau Régulus. Je serai trop heureux d'acheter par ma mort l'honneur de porter votre défi au roi sauvage. » Il retourna en effet près du khakan, mais il n'en obtint pas, comme il l'ambi­tionnait, la couronne du martyre. Le chef des Awares, dès les premiers mots de son fier message, l'interrompit en disant : « Sors de ma présence, et va, si tu le veux, rejoindre les tiens. Dis-

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1 Georg. Pisidès, Bellum Avaricum, vers. 186 j Patrol. grœc, tom. XCII, col. 1275.

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leur que s'ils ne me livrent pas tous leurs trésors, je ne laisserai pas pierre sur pierre a Constantinople.  Tous vous serez mes esclaves1. »

 

   54. Le 29 juin 626, jour de la fête des saints apôtres Pierre et Paul, l'investissement de Constantinople commença.  Il devait durer jusqu'au samedi de la cinquième semaine de carême, 28 mars 627 2, en tout neuf mois de labeurs héroïques, de priva­tions, de fatigues de toute sorte. Deux grandes entreprises du khakan des Awares, toutes deux repoussées, marquèrent cet inter­valle. Ce fut d'abord l'assaut des murailles du côté de la terre. Les engins ennemis, balistes, pierriers, catapultes, après d'immenses travaux d'approche, furent disposés sur une ligne continue, et manœuvrèrent avec ensemble, ébranlant les fortifications et déci­mant leurs défenseurs. Le patriarche Sergius, l'image de la Vierge à la main, parcourait chaque jour processionnellement avec son clergé le terre-plein du rempart. De temps en temps il tournait du côté des barbares l' « image terrible, » et chaque fois les barbares reculaient. Cependant les guerriers byzantins répondaient par une grêle de projectiles à ceux que lançait l'ennemi. Le khakan renou­vela alors le prodigieux effort tenté autrefois par Titus au siège de Jérusalem. Douze tours cuirassées, dont la hauteur égalait presque celle des retranchements, apparurent un matin entre les portes Saint-Romain et Polyandre. Mais l'un des matelots employés comme auxiliaires opposa à ces machines compliquées et formi­dables une machine à la fois simple et meurtrière. Il fixa sur un plancher mobile un mât, muni d'une nacelle que des poulies éle­vaient ou abaissaient a volonté, et qui suivait les tours dans leurs évolutions : un soldat descendait de la nacelle pour les incendier. C'était là un poste d'honneur aussi recherché que périlleux. Les

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1       Chrome. Pascal.; Patrol. grœc, tom. XC1I, col. 1007; Cf. Drapeyron, L'empereur Heraclius, p. 22C.

2       L'Église grecque commence le carême proprement dit au dimanche de la Quinquagésime. Or, l'année 627 la lettre dominicale étant un D, et la fête de Pâques tombant le 12 avril, le samedi de la cinquième semaine du Carême pour les Grecs était le samedi 28 mars, veille du dimanche de la Passion.

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flammes eurent raison de quelques-unes des tours. « Les autres, dit Nicéphore, tombèrent par une vertu divine qui les renversa et détruisit ceux qui s'y trouvaient. » L'assaut du côté de la terre fut abandonné par le khakan. Il réunit des milliers de barques à l'ex­trémité septentrionale de la Corne d'or, y entassa pêle-mêle des guerriers qui devaient essayer de forcer le passage de la haute mer, et aller les uns à Chalcédoine faire leur jonction avec les troupes de Serbar, les autres forcer l'entrée du port de Constantinople. Le signal du mouvement général devait être un feu allumé au-dessus du temple de la Vierge, aux Blakhernes. Averti à temps, le patrice Bonus disposa secrètement sa flotte sur deux lignes con­vergentes, fit donner un faux signal par des Arméniens dévoués, qui allumèrent non loin des Blakhernes une flamme dont la lumière éclatante fut accueillie avec transport par les Awares. Leurs barques s'ébranlèrent, ramant en silence vers le faubourg de Sycae. Elles tombèrent toutes dans la ligne des trirèmes grecques, qui se resserraient autour d'elles comme les branches d'un étau. « C'est pour moi, dit Pisidès, un problème incompré­hensible d'imaginer pourquoi les barbares, qui voyaient une si grande étendue de mer se développer devant eux, voulurent se renfermer dans l'étroit espace dominé par le promontoire des Bla­khernes, où la Vierge a sa demeure. C'est dans ce petit golfe, comme dans une nasse de pêcheur, qu'ils entassèrent leurs barques liées les unes aux autres. Lorsque, d'un commun accord, tous se furent élancés simultanément contre nos vaisseaux en poussant des clameurs, on eut à la fois un combat visible et un combat mystérieux. En effet seule la mère de Dieu tendait les arcs, opposait les boucliers, dirigeait les javelots, émoussait les épées, retournait et submergeait les vaisseaux, donnant aux bar­bares l'abîme pour demeure 1 » Le khakan rendit lui-même témoignage du prodige. « Je vois, disait-il, une femme richement vêtue, qui parcourt les remparts 2. » Une fois même, les barbares des postes avancés aperçurent une reine, suivie d'une escorte

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1 Georg. Pisioès, Bell. Avarie, yen. 438. — - Chronicon Pascal., loc. cit.

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p488 pontificat d'honorius I (624-638).

 

magnifique, sortir par la porte des Blakhernes. « C'est peut-être, dirent-ils, l'impératrice qui va proposer la paix à notre chef. » Ils la laissèrent passer, mais bientôt, se ravisant, ils la poursuivirent jusqu'aux Vieux-Rochers. Au moment où ils croyaient l'atteindre, elle s'évanouit comme une ombre1. » La Vierge avait délivré Constantinople. Quand la mer fut couverte de cadavres flottants et de barques brisées, la panique s'empara des Awares restés au­tour des murailles, ils tournèrent un instant leurs armes les uns contre les autres, et prirent la fuite, entraînant avec eux leur chef désespéré. La population byzantine, chantant des hymnes à Marie, se précipita vers l'église de la Toute sainte aux Blakhernes. « Si un peintre veut dans l'avenir faire le tableau de notre victoire, dit Georges Pisidès, qu'il se contente de représenter l'image de la Vierge mère de Dieu2. »



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