Clovis 3

Darras tome 14 p. 29

 

11. Cette exclamation de Clotilde, citée par Frédégaire, repro­duite par Aimoin, passée traditionnellement dans tous les récits de nos chroniqueurs nationaux, fait gémir les modernes rationa­listes. Ils la trouvent sanguinaire, impie, antichrétienne. Les hagio-graphes, de leur côté, s'en montrent scandalisés et ne peuvent y croire. Il en est qui vont jusqu'à reléguer tout le récit des fiançailles de Clotilde parmi les légendes apocryphes. Nous ne comprenons ni la susceptibilité délicate des premiers, ni le scandale des seconds, et, de même que Baronius, nous croyons à la véracité de Frédé­gaire. Toute chrétienne que fût Clotilde, elle n'en était pas moins la malheureuse victime des fureurs de Gondebaud. Le meurtre de sa royale famille, accompli de sang-froid par un prince barbare qui ne croyait pas acheter trop cher un accroissement de ter­ritoire au prix d'un fratricide, n'était pas seulement une de ces injures domestiques et personnelles que l'offensé peut pardonner devant Dieu, c'était un de ces crimes-monstrueux dont on subit de force les conséquences, sans jamais sanctionner les droits poli­tiques que le criminel cherche à en tirer à son profit. Telle était la situation de Clotilde, quand son oncle lança des cavaliers à sa poursuite. De quel droit Gondebaud prétendait-il appuyer ce nou­vel acte de violence? Quelle autorité pouvait-il légitimement reven­diquer sur une nièce qu'il avait lui-même faite orpheline? Et d'autre part, quand il armait des soldats pour la lui ramener, ce n'était plus seulement à elle qu'il déclarait la guerre, mais au roi des Francs dont elle était devenue officiellement l'épouse par un traité solennel, garanti de part et d'autre entre deux rois, à la face de

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1 Fredegar., Hist. Franc, cap. xvm, XIX; Patr. lai., tom. LXXI, col. 584, 585

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leurs peuples. Aussi Clovis n'hésita point à repousser la force par la force; ce fut lui qui ordonna de commencer les représailles pour garantir la liberté de la jeune reine des Francs. Clotilde lui en avait transmis le conseil ; l'historien le dit, nous le croyons sans peine. Elle eut raison d'agir ainsi. Les rois ont le devoir de faire res­pecter vis-à-vis d'eux la justice, en résistant à la violence de leurs ennemis. La faiblesse et l'indulgence passive sont des défauts, non des vertus, chez les souverains.

   12. Les noces royales ne pouvaient plus être célébrées à Cabillonum, selon que Gondebaud l'avait proposé avant la levée de boucliers conseillée par Aredius. Elles le furent à Soissons, où Clovis conduisit sa jeune épouse. « Il se montra plein de tendresse pour elle, dit Grégoire de Tours, bien qu'il eût déjà à cette époque une concubine qui lui avait donné un fils, nommé Theuderic (Thierry). Clotilde devint mère ; elle voulait faire baptiser son premier-né et re­doublait d'instances près de son époux. Les dieux que vous adorez ne sont rien, disait-elle ; ils sont impuissants à se soutenir eux-mêmes et à protéger les autres. Que peut en effet une sculpture de pierre, de bois, ou de bronze? Les noms mêmes qu'ils portent sont des noms d'hommes, dont on connaît l'histoire plus ou moins scan­daleuse. Il en est qui ont pratiqué les arts magiques, c'est-à-dire qu'ils furent les instruments du pouvoir démoniaque, bien loin de représenter en quoi que ce soit la puissance et la bonté divines. Un seul Dieu est digne de vos adorations, c'est celui qui a créé le monde, qui le gouverne par sa providence, distribuant la vie à tout ce qui se meut, respire, végète ou subsiste aux cieux, sur la terre et dans la profondeur des mers. — Ainsi parlait Clotilde. Mais le cœur du roi demeura inflexible. Ce sont, au contraire, nos dieux qui ont tout créé et qui gouvernent le monde, répondait Clovis. Il est manifeste que le vôtre n'a aucune puissance; il n'est même pas de la race divine 1. — La pieuse reine obtint cependant ce qu'elle

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1 L'idée polythéiste des Francs, comme celle des Romains, des Grecs, des Perses, des Assyriens et des Égyptiens était toujours la même. Le véritable dieu était celui qui conduisait ses adorateurs à la victoire. Tel est le sens de l'objection de Clovis. Pour lui, le Christ était un vaincu qui ne savait pas

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souhaitait. Il lui fut permis de présenter son enfant au baptême. Par son ordre, l'église fut décorée de guirlandes et de riches tentures : Clotilde espérait attirer par cette magnificence un cœur rebelle à ses exhortations. L'enfant reçut au baptême le nom d'Ingomer, mais il mourut avant d'avoir quitté les vêtements blancs 1. Outré de dou­leur, le roi accablait Clotilde de reproches. Si l'enfant eût été con­sacré à mes dieux, disait-il, il vivrait encore. Baptisé au nom du vôtre, il devait infailliblement mourir. — La pieuse mère répondait : Je rends grâces au Dieu tout-puissant, créateur et souverain maître du monde, d'avoir choisi mon premier-né pour l'appeler dans son royaume. La douleur que me cause sa perte est consolée par la certitude qu'il est au ciel, où Dieu reçoit les enfants morts dans l'innocence du baptême. — Elle eut un second fils, qui fut égale­ment baptisé et reçut le nom de Chlodomer (Clodomir). Quelque temps après son baptême, il tomba malade. Clovis disait: Il en sera de celui-ci comme de son frère. Le nom de votre Christ lui portera malheur, et il mourra. — Mais la reine pria avec ferveur et Dieu rendit la santé à l'enfant2. »

 

13. « Cependant, continue Grégoire de Tours, Clotilde ne cessait de presser son époux, lui montrant la nécessité de reconnaître le vrai Dieu et d'abandonner le culte des idoles. Mais elle ne pouvait rien gagner sur son esprit. Une guerre éclata entre les Alamanni et les Francs. Clovis fut alors contraint par les événements à faire ce qu'il avait toujours refusé jusque-là. Au moment où les deux

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protéger ses serviteurs. Il n'était même pas de la race des dieux, c'est-à-dire de la famille belliqueuse d'Odin, et l'on ne racontait de lui aucun exploit militaire.

1 Obiit in albis; c'est-à-dire dans la première semaine qui suivit le bap­tême. On sait que, pendant huit jours, les nouveaux baptisés portaient les habits blancs qu'ils avaient reçus au sortir de l'eau régénératrice. Le bap­tême d'Ingomer eut lieu à Soissons. L'évêque de cette ville était alors Prin­cipes, frère aîné de saint Rémi. Les historiens soissonnais en concluent que ce fut lui qui baptisa Ingomer et plus tard son frère Clodomir. Mais saint Rémi, dans son testament que nous avons encore, déclare avoir baptisé lui-même toute la famille royale. (Cf. S. Remig., Test., ap. Flodoard., Hist. eccles. Remens., lib. I, cap. xvni; Pair, lut., tom. CXXXV, col. 66-67.;

2. Greg. Turon., Hisl. Franc, lib. II, cap. xxix; Pair, lat., tom. LXXI, col. 224-223.

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armées étaient aux prises, les troupes franques furent repoussées en tel désordre que les bataillons, refoulés les uns sur les autres, se donnaient mutuellement la mort. A ce spectacle, Clovis ne put re­tenir ses larmes. Le cœur brisé, il leva les yeux au ciel, en s'é-criant 1 : Jésus-Christ, vous que Clotilde appelle le Fils du Dieu vivant, s'il est vrai que vous protégez ceux qui vous invoquent et donnez la victoire à vos serviteurs, j'implore votre assistance. Si vous me faites triompher de mes ennemis, si vous étendez sur moi cette puissance dont votre peuple reconnaît l'efficacité, je jure de croire en vous et de me faire baptiser en votre nom. J'ai prié mes dieux, ils ne m'ont point écouté. J'en ai la preuve. A vous de m'arracher au péril ! — A peine eut-il parlé ainsi que le combat chan­gea de face. Les Francs reprirent une ardeur nouvelle. Bientôt les Alamanni plièrent et se mirent en pleine déroute. Leur roi fut tué 2. Les vaincus implorèrent alors la clémence du roi des Francs. Faites cesser le massacre, lui dirent-ils. Nous sommes prêts à reconnaître

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1    Hincmar, dans sa Vie de saint Rémi, signale en cet endroit la présence et l'intervention d'Aurelianus qui dit à Clovis : Domine mi rex,crede modo Deum cœli quem domina mea regina prœdicat, et dahit tibi ipse rex regum et Deus cœli atque lerrœ victoriam. (Hincrnar., Vit.S. Remig., cap. xxxiv ; Patr. lut., t. CXXV, col. 1152.)

2    Le lieu où fut livrée la bataille contre les Alamanni n'est pas indiqué en cet endroit du récit de saint Grégoire de Tours, dont nous reproduisons fidè­lement les paroles. Mais, huit chapitres plus loin, Grégoire de Tours racon­tant la bataille de Vouillé, fait allusion au combat livré par Clovis contre les Alamanni, et parle de Sigebert, prince allié des Francs, surnommé le Boiteux parce qu'il avait reçu au genou une blessure sous les murailles de Tolbiac,
dans le combat contre les Alamanni. IlicSigibertus, pugnans contra Alamannos, apud Tulbiacense oppidum, percus.tus in geniculo claudicabat. (Greg. Turon.,
Hist. Franc, lib. 11, cap. xxxvn; Patr. lut., lom. LXXl, col. 235.) En rappro­chant ces deux passages, la tradition a fixé le nom de Tolbiac (Zulpik près de Juliers) comme celui du combat décisif du roi des Francs contre les Ala­manni. Cependant nous avons sous les yeux un Mémoire de M. Ravenez (Paris, Lecoffre, 1855) où, sous le titre de : Clovis était-il à Tolbiac? l’auteur s'efforce de prouver que le nom traditionnel de Tolbiac est absolument sans valeur, et que la célèbre bataille connue sous ce vocable dut être livrée près d'Argentoratum [Act. Sanct. Fcbr., (Strasbourg). Cette opinion déjà énoncée par les  Bollandistes lom. I, png. 796), n'a point prévalu. Nous ne croyons pas
nous-même devoir l'admettre, et, jusqu'à plus ample informé, nous conser­vons l'identification traditionnelle.

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votre autorité et à devenir votre peuple. — Clovis donna aux siens l'ordre de cesser le carnage et ramena ses troupes sous la tente. Au retour, il raconta à la reine comment il devait la victoire à l'invocation du nom de Jésus-Christ 1. »

 

   14. La tradition est unanime pour désigner la plaine de Zulpik, dans le comté de Juliers, à sept lieues de Cologne, comme théâtre de cette lutte mémorable où le roi franc, adorateur d'Odin, recon­nut par expérience le pouvoir suprême de Jésus-Christ. Cette iden­tification de lieu suppose qu'après la victoire Clovis dut remonter le cours du Rhin pour recevoir en personne la soumission des tri­bus allemandes cantonnées sur les rives du fleuve. Soit qu'il ren­trât dans les Gaules par Strasbourg ou par Spire, il est certain qu'il traversa le pays des Leuci (Toul). Nous sommes en effet positi­vement renseignés sur le passage du vainqueur de Tolbiac à Leuci Tullorum. « Comme il revenait plein de joie de son expédition contre les Alamanni, dit Alcuin, Clovis traversa la cité de Toul, et y rencontra Vedastus 2, vénérable prêtre qui s'était consacré à la vie contemplative et habitait un ermitage sur les bords de la Mosa (Meuse). Il voulut s'en faire accompagner jusqu'à Reims, et profita de ses instructions pour se préparer à l'acte religieux qu'il médi­tait. Durant le trajet, comme une foule immense se pressait autour du roi, près du pays de Vungise (Vouziers), sur les rives de l'Axona (Aisne), dans la villa Regulliuca (Rilly), au passage d'un pont, un aveugle apprenant que Vedastus se trouvait dans le cortège, s'é­cria : Elu de Dieu, bienheureux Vedastus, ayez pitié de moi ! Je ne vous demande ni or ni argent, invoquez le Seigneur et rendez-moi la vue. — Le solitaire comprit que Dieu lui accorderait cette grâce, non point seulement pour récompenser la foi de l'aveugle,

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1. Greg. Turon., Hist. Franc, lib. II, cap. xxx; Patr. lat., tom. LXXI, col. 223-226.

2. Le nom primitif de Vedast, ou Vedastus, a d'abord été abrégé de cette manière : Veast. Nous en avons pour garant un manuscrit de la bibliothèque d'Arras, où M. Carron a vu ce nom écrit ainsi. Ce n'est que plus tard qu'on l'a transformé en Vaast. On sait du reste qu'on en a fait aussi Gaston, nom encore usité de nos jours. » (Cardevacque et Terninck, L'Abbaye de Saint-Vaast, Arras, 1866, 1" partie, pag. 7-8.)

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mais surtout pour illuminer l'intelligence d'un peuple entier. ïl se mit en prières, puis traçant un signe de croix sur le front de l'in­firme, il dit : Seigneur Jésus, vous qui êtes la véritable lumière, vous qui avez guéri l'aveugle-né de l'Évangile, ouvrez les yeux de cet homme, et que toute la multitude qui m'entoure comprenne que seul vous êtes Dieu, que le ciel et la terre vous obéissent. — En ce moment, l'aveugle recouvra subitement la vue et se joignit à la foule en bénissant le Seigneur. Plus tard on bâtit, au lieu même où s'accomplit ce miracle, une église qui subsiste encore, ajoute Alcuin, et où les prières des fidèles obtiennent chaque jour des fa­veurs divines 1. »

 

       15. Vedastus accompagna Clovis jusqu'à Reims. Saint Rémi l'attacha d abord a son église et plus tard le sacra évêque des Atrebates (Arras), ou il devait laisser une mémoire immortelle. « Cependant, dit Grégoire de Tours, Rémi, exactement informé par Clotilde des dispositions du roi, achevait de l'instruire de toutes les vérités du christianisme et le pressait de déclarer enfin sa conversion. Père très-saint, lui répondit Clovis, je suis prêt. Pourtant une considé­ration me retient encore; le peuple qui me suit ne veut pas qu'on abandonne ses dieux. Je vais convoquer les Francs, et je leur par­lerai dans le sens de vos instructions. — L'assemblée eut lieu. Sans doute le projet royal était connu de tous, car avant même que Clovis eût pris la parole, aussitôt qu'on le vit paraître, une acclamation générale se fit entendre. Pieux roi, dirent les Francs, nous abjurons le culte des dieux mortels, nous voulons servir le Dieu immortel que Rémi adore ! — Le bienheureux évêque, en ap­prenant cette décision nationale, fut rempli d'une grande joie. Il prépara tout pour le baptême solennel 2. » Les dispositions prises par saint Rémi, et dont Grégoire de Tours ne nous a pas conservé le détail, avaient surtout pour objet d'instruire la multitude im­mense de néophytes que l'exemple de leur roi et le miracle de Tolbiac amenaient aux pieds de Jésus-Christ. Plusieurs évêques,

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1. Alcuin., Vit. S. Vedasti, Bolland., tom. cit., pag. 796. — Pair, lat., t. CI, 669. — 2. Greg. Turon., Hist. Franc, lib. Il, cap. xxxi ; Patr. lat., tom. LXXI,

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entre autres Solemnis (saint Souleine, ou Solan) de Chartres et Prin­cipes de Soissons, joignirent leurs efforts aux siens et lui amenèrent des prêtres pour suffire à l'apostolat d'une armée tout entière. Ve-dastus continuait à illuminer par ses enseignements le cœur et l'in­telligence de cette foule de catéchumènes. Clovis écoutait un jour le récit évangélique de la passion du Sauveur ; il interrompit la lecture et s'écria : «  Si j'eusse été là avec mes Francs, j'aurais vengé les in­jures de mon Dieu 1. » — « Dans la soirée qui précéda la cérémonie du baptême, dit Hincmar, le saint et vénérable Remi passa quelques heures en prières devant l'autel de l'église de Sainte-Marie, pendant que la reine Clotilde priait elle-même dans l'oratoire de Saint-Pierre, à proximité de la demeure royale. Après son oraison, le pontife se rendit près du roi, voulant profiter du silence de la nuit pour donner ses dernières instructions au néophyte couronné. Les cubicularii (chambellans) lui ouvrirent les portes et l'introduisirent près de leur maître. Clovis s'avança à sa rencontre, l'embrassa et le conduisit près de la reine, dans l'oratoire du très-bienheureux Pierre, prince des apôtres. On disposa des sièges pour le roi, la reine, les clercs qui avaient accompagné le pontife et un certain nombre de serviteurs du palais, seuls témoins de cette scène imposante. Rémi, dans une allo­cution paternelle, résuma pour la dernière fois les instructions évan-géliques des jours précédents. Pendant qu'il parlait, une lumière céleste éclata soudain dans l'église, effaçant la lueur des cierges allumés, et une voix se fit entendre qui disait : La paix soit avec vous. C'est moi, ne craignez point; persévérez dans mon amour. — Après ces paroles, la lumière surnaturelle disparut et un parfum d'une suavité céleste se répandit dans l'enceinte. Le roi et la reine se précipitèrent aux genoux du saint pontife, en versant des larmes d'émotion et de joie. L'homme de Dieu, illuminé lui-même par l'esprit prophétique, leur tint ce langage : Votre posté­rité gouvernera noblement ce royaume; elle glorifiera la sainte Eglise et héritera de l'empire des Romains. Elle ne cessera de pros-

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1 St ego cum Francis meis inibi affuissem, ej'us injurias vindicassem. (AimoiD, Hist. Franc, lib. I, cap.xvi; Patr. lat., tom. CXXXIX, col. 653.)

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pérer, tant qu'elle suivra la voie de la vérité et de la vertu. Mais la décadence viendra par l'invasion des vices et des mauvaises mœurs. C'est là, en effet, ce qui précipite la ruine des royaumes et des na­tions. — En parlant ainsi, le visage de l'évêque resplendissait de gloire, comme autrefois celui de Moïse. Le législateur évangélique des Francs avait une auréole semblable à celle du chef des Hébreux 1. » La prière de saint Rémi à l'autel de Marie, la veille du baptême des Francs, est restée dans la mémoire nationale, et s'est traduite par l'adage chevaleresque et chrétien : Regnum Galliœ, regnum Mariœ. La prophétie de l'évêque de Reims au berceau de la monarchie française s'est également réalisée au pied de la lettre. Plus la France s'écartera des voies de la vérité et de la vertu, plus elle précipitera sa propre ruine.

   16. « Cependant, continue Hincmar, le parcours, depuis la demeure royale jusqu'au baptistère de l'église, avait été tendu de tapisseries et de guirlandes ; les rues étaient couvertes de riches étoffes. Le portail de la basilique étincelait de mille feux. On brûlait des parfums qui embaumaient l'atmosphère. Clovis dit au pontife qui le tenait par la main : Père saint, est-ce là le royaume de Dieu que vous m'avez promis? — Non, répondit l'évêque, c'est l'entrée du chemin qui y conduit5. » — «Tous les assistants, dit Grégoire de Tours, partageaient l'admiration du roi, et croyaient entrevoir les splendeurs du paradis. Nouveau Constantin, Clovis s'approcha de la piscine baptismale, non pour y être purifié de la lèpre maté­rielle, mais de la lèpre du péché. Il demanda au pontife le sacre­ment de régénération. Rémi, avec cet à-propos et cette divine élo­quence qui le caractérisaient, lui dit : Courbe doucement la tête, fier Sicambre, adore ce que tu as brûlé et brûle ce que tu as adoré! — Cette expressive parole frappa tous les cœurs; on eût dit la ma­jesté du pape Sylvestre commandant à la majesté du fils de sainte Hélène 3. » Avec le roi, les membres de sa famille, les chefs francs, et une multitude de trois mille soldats remplissaient le

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1. Hincmar., Vit. S. «emi£.;cap.xxxvn; Pair, lat., tom. CXXV, col. 1158-1160. 2 Hincmar., ibicl. — » Greg. Turon., Hist. Franc, lib. II, cap. xxi; tom. cit.

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baptistère. « Or, reprend Ilincmar, il advint que le clerc, chargé de porter le saint chrême, avait été séparé par la foule, sans pouvoir arriver près de la piscine sacrée. Le pontife, après avoir béni l'eau régénératrice, demanda le chrême pour l'y mêler, suivant l'usage. Il ne s'en trouva point. L'affluence était telle qu'il fut impossible de fendre les flots serrés du peuple. Rémi, les yeux et les mains levés vers le ciel, se mit en prières; on vit des larmes inonder son visage. Soudain une colombe, au plumage blanc comme la neige, s'approcha de lui. Elle tenait dans son bec une petite am­poule, pleine de saint chrême. Le pontife l'ouvrit, et il s'en exhala une odeur délicieuse. La colombe disparut au même instant, et le vénérable évêque répandit l'huile sainte dans la piscine baptis­male 1. » Après avoir confessé sa foi à la Trinité sainte, Clovis fut baptisé au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, et reçut l'onc­tion du chrême en forme de croix. Alboflède, l'une de ses sœurs, reçut également le sacrement de la régénération. Païenne jusque-là, elle se donnait sincèrement à Jésus-Christ, puisqu'elle prit le voile des vierges, et de ce moment renonça au monde. Lanthilde, autre sœur de Clovis, mais déjà baptisée, professait l'arianisme : elle fit son abjuration en ce jour et reçut de saint Rémi l'onction

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1 Hincmar., Vit. S. Remig., eap. xxxvui; Patr. lat., tom. CXXV, col. 1160. L'authenticité du miracle de la sainte ampoule a donné lieu à de nombreuses controverses. Hincmar ne s'est pas contenté de le mentionner, ainsi qu'on vient de le lire, dans la vie de son prédécesseur saint Rémi. Il l'affirma avec plus de solennité encore lorsqu'en 869, présidant au couronnement de l'em­pereur Charles le Chauve à Metz, il disait : « Nous avons conservé jusqu'à ce jour quelques parcelles du chrême apporté miraculeusement du ciel au saint évêque Rémi, le jour où il baptisait le premier roi chrétien des Francs. » (Hincmar., Coronat. Caroli Calvi, lom. cit., eol. 806.) Aimoin ra­conte de même le fait. (Aimoin, Ilist. Franc, lib. 1, cap. xvi; Patrol. lat., Hist. eocles. Remens., tom. CXXX1X, col. 6.T50 Flodoard, dans son Histoire ecclésiastique de Reims, n'est pas moins explicite. (Flodoard., lib. I, cap. XIII ; Patr. lat., tom. CXXXV, col. 52.) De plus, la traditiou constante de la France, unanime sur ce point, était confirmée par l'existence du monument lui-même. La sainte ampoule fut en effet conservée à Reims jusqu'à la révolution de 1793. Les commissaires de la Convention la firent sacrilégement briser. Une parcelle du chrême qu'elle renfermait fut recueillie par un ho­norable témois. Elle fut mêlée plus tard à l'huile bénie qui servit au sacre de Charles X, le dernier des souverains français qui ait reçu l'onction royale.

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du chrême. Enfin, trois mille guerriers francs sortirent chrétiens du baptistère de l'église Sainte-Marie de Reims (23 décembre 496).

 

24. Tous ces actes de Clovis portent manifestement l'empreinte de la grâce baptismale et de la régénération chrétienne. Son âme  avait été pénétrée d un souffle de clémence et de douceur inconnu jusque-là à l'impétueuse nature des Francs. Les conseils de modé­ration que Théodoric osait à peine formuler naguère au roi païen, Clovis les acceptait maintenant de la bouche des évêques, ou des prêtres, et s'y montrait docile. La mort de sa sœur Alboflède, survenue à cette époque, le plongea dans une amère tristesse. La lettre que saint Remi lui écrivit à cette occasion nous permet d'apprécier les sentiments qui remplissaient le cœur du roi très-chrétien. « Je ne puis, disait le grand évêque, que joindre mes larmes aux vôtres, en ce moment où le Seigneur vient de rappeler à lui votre sœur de glorieuse mémoire. Il est pourtant, une pensée qui doit nous consoler, c'est qu'en sortant de ce monde elle nous a laissé des vertus à honorer, plutôt que des larmes à répandre. Sa vie fut telle qu'on peut croire que Dieu a pris pour la couronner au ciel cette vierge qui s'était consacrée à lui sur la terre. Elle est toujours vivante pour votre foi, bien qu'elle ait disparu à vos re­gards. Le Christ a comblé pour elle la mesure des bénédictions. Elle s'est présentée à lui avec les roses et les parfums de la virgi­nité, pour recevoir un diadème éternel. Ne pleurons donc pas, quand

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1 ClodoVici, Diploma cœnobii Mieiac; Pair, lai., tom. LXXIj col. H58. Cf. Mabill., De re diplomatka, lib. VI, p. 483, edit. Neapol. 1789. — 2 C'est aujourd'hui le petit séminaire du diocèse d'Orléans.

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Dieu nous ménage des intercesseurs plus rapprochés de son cœur et du nôtre. 0 mon roi, bannissez les sentiments d'une douleur trop humaine. Reprenez, d'un cœur vaillant, les rênes de votre empire, et dans la sérénité que donne la foi retrouvez la source des sages inspirations. En luttant contre votre tristesse, vous serez plus fort pour travailler à votre salut et à celui des autres. Il vous reste un royaume à administrer. Dieu vous a confié lui-même cette charge. Vous êtes le chef des peuples; c'est à vous qu'appartient le gou­vernement. Qu'on ne vous voie donc pas abattu par la douleur, vous de qui tous attendent leur félicité. Soyez vous-même le con­solateur de votre âme, et trouvez dans l'énergie naturelle de votre caractère la force dont vous avez besoin. Le roi des cieux a reçu parmi le chœur triomphant des vierges, au chant des hymnes cé­lestes, la sœur que vous pleurez. Je vous fais remettre cette lettre parle prêtre Maccolus. Pardonnez-moi de ne point aller moi-même vous porter mes paroles de condoléance et d'exhortation. Si pour­tant vous désirez ma présence, mandez-le moi, et, malgré la neige qui couvre tous les chemins durant cette rude saison, avec la grâce de Dieu, j'essuierai de vous rejoindre 1.» Un tel langage n'était plus celui que l'évêque de Reims eût adressé quelques mois aupa­ravant au Sicambre païen. La grâce du baptême avait transformé le cœur de Clovis et dompté la barbarie native des Francs.

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1 S. Remig., Epist. ad Clodov.; Pair, lat., tom. LXXI, col. 1157.

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