Darras tome 40 p. 28
63. Il y avait lieu à réforme ; on va à une révolution. Le malheur voulut que la préparation des Etats généraux coïncidât avec une année de disette ; la faim, mauvaise conseillère, devait pousser vite à l'état aigu. Le 27 décembre, le roi accorde une double représentation au tiers, « parce que sa cause est liée aux sentiments généraux et qu'elle aura toujours pour elle l'opinion publique. » Le même jour, il introduit dans les assemblées électorales du clergé une majorité de curés, « parce que ces bons et utiles pasteurs s'occupent de près et journellement de l'indigence et de l'assistance du peuple, » d'où il suit «qu'ils connaissent plus intimement ses maux et ses besoins » . Le 24 janvier 1789, il règle l'ordre et la forme des convocations. A dater du 7 février, les lettres de convocation partent une à une. Huit jours après, chaque assemblée de paroisse commence à rédiger le cahier de ses doléances et s'échauffe par le détail de toutes les misères qu'elle couche par écrit. A cette date, pourtant, on n'était pas loin de s'entendre. Le peuple possédait maintenant un tiers des propriétés; malgré sa misère, il avait acheté beaucoup de terres en déshérence de culture. De leur côté, les classes privilégiées ne tenaient plus guère à leurs privilèges, exemptions et prérogatives. On était venu, de part et d'autre, à l'idée de l'égalité devant la loi et à l'impôt proportionnel aux ressources de chacun. Les cahiers du tiers et de la noblesse n'étaient pas tous à remarquer ; mais Louis Blanc loue sans réserve les tendances libérales du clergé français. Voici comment s'exprime M. de Poncins sur cette question : « La majorité, dit-il, sollicitait dans les bourgs, villes et villages, l'établissement d'une même forme d'administration, pour toutes les municipalités. Que les municipalités,
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(I)Taine, l'Ancien régime, p. 523.
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disent ces cahiers, soient réintégrées dans le droit de choisir librement leurs magistrats; qu'elles soient chargées de leur police intérieure. Et à cette occasion on proposait des réformes dans les établissements de charité, etc., etc. Enfin, pour donner à l'ensemble des réformes réclamées un point d'appui qui ne pût leur manquer, le clergé, avec une sagacité remarquable, réclamait l'institution d'un même code civil et d'un même code de procédure pour toute la France, la publicité des procédures, l'adoucissement et l'égalité des peines, l'abolition des supplices qui équivalent à des tortures, la suppression de la confiscation, du bannissement, l’établissement des maison de correction. »
Sur la question de l'impôt, le clergé était unanime. Il renonçait à ses privilèges, consentait à l'égale répartition ; seulement il demandait que la dette du clergé, ayant été contractée au service de l'État, fût réunie à la dette publique ; et quelques cahiers voulaient que les ecclésiastiques fussent chargés de l'assiette et de la perception de l'impôt territorial qui tomberait sur leurs biens. D'ailleurs, il réclamait vivement contre l'immunité des fiefs nobiliaires ; les journaliers seuls devaient être affranchis de l'impôt; il ajoutait que, si des impôts de consommation étaient jugés nécessaires, il fallait qu'ils fussent appliqués principalement aux objets de luxe ; il voulait que, sous aucun prétexte, on ne saisit les meubles et les outils du pauvre. Que les États généraux avisent, disaient quelques cahiers, aux moyens de faire contribuer les capitalistes et les commerçants de la manière la moins arbitraire et la plus juste. Ceux qui ont des rentes doivent également être assujettis à une retenue. »
Sait-on de quelle manière la question de l'enseignement était envisagée par le clergé ? « Ce qui doit attirer les soins paternels de Sa Majesté », lisons-nous dans la plupart de ses cahiers, « c'est l'éducation politique. » Ce sont les collèges qui préparent les citoyens de toutes les classes à l'État, des militaires aux armées, des juges aux tribunaux, des ministres aux sanctuaires ; c'est dans les collèges que la jeunesse doit puiser les bons principes avec les connaissances, et que l'esprit et le cœur doivent être cultivés à la fois. Tous les bons citoyens, et surtout les ministres de la religion, gé-
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missent sur l'état de décadence où l'éducation est tombée en France. La décadence des mœurs tient visiblement aux vices de notre éducation ; il n'est pas de bon citoyen qui ne désire une réforme dans cette partie. Sa Majesté doit être de la plus scrupuleuse attention à un article aussi important d'où dépendent le développement des talents, la tranquillité des familles, les mœurs publiques et la gloire nationale. Il est urgent de prendre toute sorte de précautions qui assurent un choix sage et éclairé des instituteurs, de leur procurer la considération et l'encouragement dus à de si belles fonctions, de leur fixer un traitement honnête et des retraites convenables. »
64. Chez les peuples intelligents, les idées marchent plus vite que les escadrons et portent plus loin que l'artillerie. Après la rédaction des cahiers, les élections se firent à deux degrés pour l'Assemblée constituante, mais ce brouhaha électoral mit toutes les têtes à l'envers ; déjà la rédaction des cahiers avait excité toutes les passions. Par le fait de la convocation des États généraux, le pouvoir était comme tombé des mains du roi ; il n'était pas encore aux mains de l'Assemblée, qui, d'ailleurs ne sut jamais s'en servir; il était par terre, aux mains du peuple lâché, de la foule violente et surexcitée, des attroupements qui le ramassaient comme une arme abandonnée dans la rue. La disette contribua puissamment à cet effondrement du pouvoir et de la société ancienne. En vain le gouvernement commandait aux fermiers, propriétaires et marchands, de fournir les marchés ; en vain il doublait la prime d'importation et s'obérait de 40 millions pour fournir du blé à la France. En vain les particuliers, grands, princes, seigneurs, évêques, abbés, communautés multipliaient les aumônes. Par l'effacement du pouvoir, une grande quantité de malfaiteurs, sans chefs apparents, semblent être d'intelligence pour se livrer partout aux mêmes excès, et précisément à l'heure où les États généraux vont ouvrir leurs séances. « Ce ne sont d'abord, dit Taine, que des feux intermittents isolés, que l'on éteint, ou qui s'éteignent d'eux-mêmes; mais, un instant après, au même endroit ou tout près de là, les pétillements recommencent, et leur multiplicité, comme leur répé-
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tition, montre l'énormité, la profondeur, l’échauffement de la matière combustible qui va faire explosion.
Dans les quatre mois qui précèdent la prise de la Bastille, on peut compter plus de trois cents émeutes en France. Il y en a de mois en mois et de semaine en semaine : en Poitou, Bretagne, Touraine, Orléanais, Normandie, Ile-de-France, Picardie, Champagne, Alsace, Bourgogne, Nivernais, Auvergne, Languedoc, Provence (1). Il est manifeste qu'il n'y a plus de sécurité en France ; les biens, les vies mêmes sont en danger. Une première jacquerie éclate en Provence ; elle sera suivie de sept ou huit autres. Les forçats libérés et les brigands interviennent : ce sont autant de recrues pour les attroupements, et, dans l'émeute des agents de crime. C'est surtout au centre, à Paris, que les convulsions sont plus fortes. Les vagabonds s'y pressent, les indigents y pullulent; la presse excite l'opinion, les attroupements deviennent un pouvoir politique, ils seront bientôt les agents de tous les attentats.
63. L'Assemblée pour laquelle l'épithète de constituante sera un épigramme éternel, se réunit le 5 mai 1789. Sa mission était de donner à la France une constitution complète. Remplacer les vieux cadres dans lesquels vivait une grande nation par des cadres différents et solides, appliquer un moule de cent mille compartiments sur la vie de vingt-six millions d'hommes, le construire si harmonieusement, l'adapter si heureusement à leurs besoins et à leurs facultés, qu'ils s'y meuvent sans bruit et que leur action immédiate ait l'aisance d'une habitude ancienne, une pareille entreprise est prodigieuse et probablement au-dessus de l'esprit humain. Les Etats généraux, il est vrai, n'avaient pas cette mission ; ils devaient assister la monarchie, au besoin la ramener à son principe traditionnel, mais non la supprimer. Or, après les cérémonies d'usage, le tiers, blessé par quelques exigences d'étiquette, mit de côté les cahiers et la volonté connue de ses commettants, puis se mit à rejeter la constitution de la France. A la séance d'ouverture, le roi avait protesté de son dévouement et s'était confié à la prudence des États ; le garde des sceaux, après avoir donné la raison des
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Taine, La révolution, t. I, p. 18.
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anciens privilèges, avait annoncé que les biens du clergé et de la noblesse seraient désormais soumis à la loi commune ; Necker avait fait connaître le déficit de 56 millions, chiffre peu fait pour inspirer l'effroi. Avec la vérification des pouvoirs, le tiers voulut qu'elle eût lieu dans une salle commune ; il entendait que les délibérations auraient lieu de même, et, sûr de la majorité, il se promettait d'escamoter la réforme à son profit. Ces préventions amenèrent une suspension de séances et ce fameux serment du jeu de paume, où l'Assemblée du tiers se déclara permanente jusqu'à l'achèvement de la constitution. Son obstination contraire aux précédents et qui impliquait la destruction des trois ordres, amena la défection d'un assez grand nombre de députés du clergé et de la noblesse qui s'adjoignirent au tiers. Par le fait, la réforme était finie dès le début, lorsque, le 23 juin, le roi tint encore séance royale. Dans son discours, il maintenait encore les trois ordres ; mais il fît lire une seconde déclaration dont voici les dispositions principales :
Art. 1. — Aucun nouvel impôt ne sera établi, aucun ancien ne sera prorogé au delà du terme fixé par les lois, sans le consentement des représentants de la nation.
Art. III. — Aucun emprunt n'aura lieu sans le consentement des États généraux, sous la condition toutefois qu'en cas de guerre le Souverain aura la faculté d'emprunter sans délai, jusqu'à concurrence de cent millions ; car l'intention formelle du roi est de ne jamais mettre le salut de son empire dans la dépendance de personne.
Art. IV. — Les États généraux examineront avec soin la situation des finances, et ils demanderont tous les renseignements propres à les éclairer parfaitement.
Art. V. — Le tableau des revenus et des dépenses sera rendu public chaque année.
Art. IX. — Lorsque les dispositions formelles annoncées par le clergé et la noblesse, de renoncer à leurs privilèges pécuniaires, auront été réalisés par leurs délibérations, l'intention du roi est de la sanctionner, et qu'il n'existe plus, dans le paiement des contributions pécuniaires, aucune espèce de privilèges ou de distinctions.
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Art. XV. — Le roi, désirant assurer la liberté personnelle de tous les citoyens d'une manière solide et durable, invite les États généraux à chercher et à lui proposer les moyens les plus convenables de concilier l'abolition des ordres, connus sous le nom de lettre de cachet, avec le maintien de la sûreté publique.
Art. XVII. — Les États généraux examineront et feront connaître à Sa Majesté le moyen le plus convenable de concilier la liberté de la presse avec le respect de la religion, aux mœurs et à l'honneur des citoyens.
Art. XVIII. — Il sera établi dans les diverses provinces ou généralités du royaume, des états provinciaux, composés de deux dixièmes de membres du clergé, dont une partie sera nécessairement choisie dans l'ordre épiscopal, de trois dixièmes de membres de la noblesse, et de cinq dixièmes de membres du tiers-état.
Art. XXV. — Les États généraux s'occuperont du projet reçu depuis longtemps par Sa Majesté, de porter les douanes aux frontières du royaume, afin que la plus parfaite liberté règne dans la circulation intérieure des marchandises nationales ou étrangères.
Art. XXVI. — Sa Majesté désire que les fâcheux effets de l'impôt sur le sel, et l'importance de ce revenu, soient traités soigneusement, et que, dans toutes les suppositions, on propose des moyens d'en adoucir la perception.
66. Après cette lecture, le roi ordonne de reprendre les séances dans chacune des Chambres affectées à chaque ordre ; les communes s'y refusent. A partir de ce refus, tout équilibre est rompu entre la royauté et la révolution. C'en est fait des améliorations modérées, des modifications progressives. La royauté vient de tenir un langage pacificateur, d'ouvrir ses mains généreuses ; la révolution rejette la paix, ses députés décrètent à la fois leur omnipotence et leur inviolabilité, déchirent leur mandat et arborent fièrement l'étendard de l'usurpation. L'absolutisme de la royauté passe au Parlement. Cette usurpation, transmise de main en main, d'assemblée en assemblée, ne s'arrêtera plus que par l'épuisement de ses propres excès.
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L'Assemblée constituante, outre son défaut de mission et de titre, ne possédait aucune des qualités et conditions nécessaires à un Parlement. Il faut à une assemblée, surtout à une Assemblée constituante, au dehors la sécurité et l'indépendance, au dedans le silence, l'ordre, et, en tout cas, le bon sens, l'esprit pratique, la discipline, des chefs compétents et acceptés. Or, la salle est trop vaste, les députés sont trop nombreux, le règlement nul ou violé, point de chefs parlementaires, intervention des galeries dans les discussions, surexcitation de l'Assemblée, fort en goût d'émotions et d'exhibitions théâtrales. De plus, la représentation nationale est mal composée ; on n'y voit ni ministres ni maréchaux de France ; un seul intendant, Malouet ; dans le clergé, quarante-huit évêques, mais ce sont des généraux sans soldats ; dans la noblesse, quelques magistrats et officiers supérieurs, qu'on tient pour arriérés; dans le tiers, la grosse majorité se compose d'avocats inconnus et de gens de loi d'ordre subalterne, notaires, procureurs du roi, commissaires de terriers, juges et assesseurs de présidial, baillis et lieutenants de bailliage, simples praticiens enfermés depuis leur jeunesse dans le cercle d'une juridiction médiocre ou d'une routine paperassière, sans autre échappée que des promenades à travers des espaces imaginaires sous la conduite de Rousseau et de Raynal. En outre, le parti révolutionnaire exerce l'ascendant ; il a, pour lui, la théorie reçue du contrat social, il exerce par elle sa contrainte sur les esprits, fait appel aux passions et, par la force brute, opprime la minorité. Enfin l'Assemblée, par crainte de la corruption royale, refuse de fournir des ministres, s'isole dans l'ignorance de la situation et des affaires, et, pour se tenir un peu au courant, constitue un comité de recherches qui l'entretient dans de perpétuelles alarmes, la ballotte entre l'ignorance et la peur, la voue au ridicule encore plus qu'à l'impuissance. La composition de l'Assemblée constituante offrait, à la nation, peu de garanties ; c'était une chambre d'insensés ou d'incapables propres seulement à tout gâter, parce qu'ils ne savent rien comprendre.
67. « Il y avait, dit Taine, dans la structure de l'ancienne société, deux vices fondamentaux qui appelaient deux réformes principales.
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En premier lieu, les privilégiés ayant cessé de rendre les services dont leurs avantages était le salaire, leur privilège n'était plus qu'une charge gratuite, mise sur une partie de la nation au profit de l'autre: il fallait donc le supprimer. En second lieu, le gouvernement étant absolu, usait de la chose publique comme de sa chose privée, avec arbitraire et gaspillage : il fallait donc lui imposer un contrôle efficace et régulier. Rendre tous les citoyens égaux devant l'impôt, remettre la bourse des contribuables aux mains de leurs représentants, telle était la double opération qu'il fallait exécuter en 1789, et les privilégiés, comme le roi, s'y prêtaient sans résistance. — Non seulement là-dessus les cahiers de la noblesse et du clergé étaient unanimes, mais encore, par sa déclaration du 23 juin 1789, le monarque lui-même décrétait les deux articles. — Désormais tout impôt ou emprunt sera subordonné au consentement des États généraux ; ce consentement renouvelé à chaque tenue nouvelle des États ; le budget publié chaque année, discuté, fixé, distribué, voté et vérifié par les États ; nul arbitraire dans sa distribution ni dans son emploi ; des allocations distinctes pour tous les services distincts, y compris la maison du roi; dans chaque province ou généralité, une assemblée provinciale élue, composée pour la moitié d'ecclésiastiques et de nobles et, pour l'autre moitié, des membres du Tiers, répartissant les taxes générales, gérant les affaires locales, décrétant et dirigeant les travaux publics, administrant les hôpitaux, les prisons, les dépôts de mendicité, et se prolongeant, dans l'intervalle de ses sessions, par une commission intermédiaire qu'elle choisira elle-même : voilà, outre le contrôle principal au centre, trente contrôles secondaires aux extrémités.— Plus d'exemption ni de distinction en fait d'impôt ; abolition de la corvée pour les chemins ; abolition du droit de franc-fief imposé aux roturiers ; abolition, moyennant indemnité, des droits de main-morte; abolition des douanes intérieures ; réduction des capitaineries ; adoucissement de la gabelle et des aides ; transformation de la justice civile trop coûteuse pour les pauvres, et de la justice criminelle trop dure pour les petits: voilà, outre la réforme principale, qui est le nivellement de l'impôt, le commencement de l'amorce de
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l'opération plus complète qui supprimera les dernières entraves féodales. D'ailleurs, six semaines plus tard, le 4 août, les privilégiés, dans un élan de générosité, viendront eux-mêmes les rompre ou les dénouer toutes. Ainsi la double réforme ne rencontrait point d'obstables, et, comme Arthur Young le disait à ses amis, « il suffisait, par l'adopter, d'un tour de scrutin. »
« C'était assez, car, par là, tous les besoins réels étaient satisfaits. — D'un côté, par l'abolition des privilèges en fait d'impôt, la charge du paysan et en général du petit contribuable était diminuée de moitié et peut-être des deux tiers ; au lieu de payer 53 francs sur 100 francs de revenu net, il n'en payait plus que 25 ou même 16 : allégement énorme, qui, avec le remaniement proposé des aides et des gabelles, changeait sa condition du tout au tout. Ajoutez-y le rachat graduel des droits ecclésiastiques et féodaux: au bout de vingt ans, le paysan, déjà propriétaire d'un cinquième du sol, arrivait, sans les violences de la Révolution, au degré d'indépendance et de bien-être qu'à travers la Révolution il a conquis. — D'un autre côté, par le vote annuel de l'impôt, non seulement, dans l'emploi de l'argent public, le gaspillage et l'arbitraire étaient réprimés, mais encore le gouvernement parlementaire était fondé : qui tient la bourse est ou devient maître du reste ; il fallait désormais l'assentiment des États. Or, dans les trois chambres que formaient dorénavant les trois ordres, il y en avait deux où les roturiers prédominaient. De plus, l'opinion publique était pour eux, et le roi, vrai monarque constitutionnel, bien loin d'avoir la raideur impérieuse d'un despote, n'avait pas même l'initiative d'un homme ordinaire. Ainsi la prépondérance passait aux communes, et légalement, sans secousses, elles pouvaient exécuter, multiplier, achever, d'accord avec le prince et par ses mains, toutes les réformes utiles. — C'était assez, car une société humaine, comme un corps vivant, tombe en convulsions quand on pratique sur elle des opérations trop grandes ; et celles-ci, quoique limitées, étaient probablement tout ce que la France, en 1789, pouvait supporter (1). »
68. L'Assemblée constituante ne l'entendit pas ainsi ; elle se mit
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(1) Taine, La révolution, 1.1, p. 180.
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à opérer, d'une manière générale, sur des êtres abstraits, comme si elle eût eu à construire une constitution métaphysique pour un livre de philosophie. Ce fut d'abord, pour elle, une grosse question de savoir si l'on mettrait, en tête de la constitution, une déclaration des droits. La chambre échangea là-dessus force discours et conclut à l'affirmative. Les forts de l'assemblée taillent donc leur plus belle plume d'oie et se mettent à libeller une déclaration. La déclaration c'est l'arche sainte, c'est la proclamation des droits antérieurs et supérieurs à toute société, droits absolus, inviolables, sacrés, contre lesquels tout ce qui se fait ou se tente, est nul de plein droit. Jusque-là «l'ignorance, l'oubli ou le mépris des droits de l'homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements; » l'assemblée les énonce « afin que les actes du pouvoir législatif et ceux du pouvoir exécutif puissent être à chaque instant (1) comparés avec le but de toute institution politique. » Ce but « est la conservation des droits naturels et imprescriptibles. » On les énumère, non pas, comme dans la déclaration américaine, en forme de prescriptions positives, revendicables devant des tribunaux, mais en dogmes abstraits, définitions vagues et contradictoires, dont la garde n'est confiée à aucun tribunal. Ces articles, suivant la juste expression de Taine, sont comme des poignards dirigés contre la société humaine, et il n'y a qu'à pousser le manche pour faire entrer la lame. Parmi ces droits naturels et imprescriptibles, on met d'abord la liberté et l'égalité, d'où naît la négation de toute hiérarchie ; mais on admet les distinctions fondées sur l'utilité, ce qui permet de légitimer la monarchie et l'aristocratie héréditaires. Selon le législateur, nous avons le droit de résister à l'oppression ; c'est à nous à savoir si nous sommes opprimés, puis nous sommes autorisés à résister, à nous lever en armes : quelle société peut admettre un tel principe ? Selon le législateur, « la société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration. » Par conséquent chaque patriote peut se rendre à l'hôtel de ville, faire marcher ses commis et au besoin les arrêter : quelle administration est compatible
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(1) Taine, La révolution, 1.1, p. 180.
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avec une pareille ingérance ? Selon le législateur, « tous les citoyens ont le droit de concourir personnellement ou par leurs représentants à la formation de la loi. » Alors pourquoi des députés, pourquoi des électeurs privilégiés, pourquoi des citoyens actifs? Mieux vaudrait remettre le gouvernement direct du peuple au peuple lui-même ou à ce qu'on entend par peuple. Selon le législateur, « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. » A tous donc une pique ou un fusil pour défendre l'égalité et la liberté ! Mais qui travaillera si tout le monde est sous les armes? Aux termes de la même déclaration, « il n'y a plus ni vénalité ni hérédité d'aucun office public. » Donc, à bas le trône héréditaire ! Aux termes mêmes de la déclaration, « la loi est l'expression de la volonté générale. » Ecoutez ces clameurs de la place publique, ces pétitions qui arrivent de toutes les villes ; voilà la volonté générale qui est la loi vivante et qui abolit la loi écrite. A ce titre, les meneurs de quelques clubs de Paris déposeront le roi, violenteront l'Assemblée législative, décimeront la Convention nationale. — En d'autres termes, la minorité bruyante et factieuse va supplanter la nation souveraine, et désormais rien ne lui manque pour faire ce qui lui plaît, quand il lui plaît. Car le jeu de la Constitution lui a donné la réalité du pouvoir, et le préambule de la Constitution lui donne l'apparence du droit.