Croisades 21

Darras tome 23 p. 474

 

18. « En arrivant à Césarée de Cappadoce (Kaisarieh), patrie du  grand saint Basile, les croisés, au lieu d'une vaste et puissante cité, ne trouvèrent, dit Ordéric Vital, que des ruines gigantesques. L'antique Césarée avait été rasée jusqu'aux fondements par les Turcs3.» Sur ses débris vivaient quelques familles arméniennes catholiques, qui accueillirent avec transport leurs frères d'Occident. Les Turcs rencontrèrent chez les Arméniens une résistance qui contrastait avec la mollesse et la lâcheté des Grecs schismatiques. « Tout récemment, dit Robert le Moine, les Turcs avaient, durant près d'un mois, as­siégé

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1. Baldéric. Dol., 1. II, col. 10S9 ; Patr. lat., t. CLXVI.

2.Ut earn in fidelitate Uei et sancii Sepulcri et eorum (principum christiano-rum) custodiret. (Robert. Monacb., 1. III, cap. v, col. 694.)  3.Orderic. Vital., Hist. écoles., 1. IX ; Patr. lat., t. CLXXXVIII, col. 671.

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p475  CHAP.   V.  — ITINÉRAIRE DE   NICÉE  A  ANTI0CHE.

 

sans pouvoir la réduire une forteresse arménienne, nommée Plastentia 1. Lorsque l'armée de Godefroi de Bouillon parut sous ses murs, les habitants lui ouvrirent leurs portes en grande allé­gresse: ils demandèrent qu'on leur laissât un des chevaliers de la croi­sade, afin de les aider de son expérience militaire, et de les diriger dans la lutte incessante qu'ils soutenaient contre les infldèles. Pierre d'Aulps s'offrit pour cette mission digne d'un soldat de la croix, et tous nos princes s'accordèrent à la lui confier 2. » Plastentia devint donc le second fief annexé au futur royaume du Saint-Sépulcre. D'autres en grand nombre allaient bientôt se créer, sur le chemin qui restait à parcourir. Godefroi de Bouillon ne comptant plus sur Alexis Comnène résolut, au risque d'affaiblir son armée, d'étendre ses conquêtes et d'en assurer la conservation. «De Plastentia, re­prend le chroniqueur, les croisés vinrent camper à Cosor (Gôksûn, l'ancienne Cucusa, célèbre au commencement du Ve siècle par l'exil de saint Jean Chrysostome 3). On y fit une halte de trois jours, au milieu d'une population chrétienne qui s'empressa de fournir aux besoins de l'armée. Les pèlerins, qui avaient souffert de la soif, de la faim, du dénuement, trouvèrent en abondance de quoi se vêtir et se ravitailler. La providence de Dieu leur ménageait cette res­source, afin de leur donner la force nécessaire pour supporter les fatigues et les privations qu'ils allaient endurer en traversant la montagne du Taurus. Durant les trois jours passés à Cosor, les Ar­méniens informèrent le comte Raymond de Saint-Gilles d'une nou­velle apportée par des voyageurs qui arrivaient d'Antioche, la grande capitale de la Syrie. On disait que les Turcs, renonçant à la défendre, venaient de l'abandonner. Le comte dépêcha sur-le-champ cinq cents cavaliers sous les ordres de cinq de ses barons, le vicomte Pierre de Châtillon, Guillaume de Montpellier, Pierre de Roïas (Roasa), Pierre-Raymond d'Hautpoul et le vicomte d'Arles. Ils devaient, si la nouvelle était véritable, occuper en son nom la citadelle d'Antioche. Mais quand les

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1 Nous ne connaissons pas la forme grecque ou turque de ce nom évidem­ment latinisé par le chroniqueur.

2. Robert. Monach., 1. III ; Pair, loi., t. CLV, col. 695.

3.Cf. tom. XI de cette Histoire, p. 589.

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chevaliers du comte de Tou­louse eurent franchi les défilés de la montagne et se furent engagés dans la vallée qui conduit à Antioche, ils apprirent que, loin de son­ger à la retraite, les habitants de cette ville se préparaient au con­traire à la plus énergique résistance. Ils s'établirent donc au pied de la montagne pour attendre la grande armée. Grâce aux Armé­niens du pays, qui leur prêtèrent un fraternel concours, ils s'empa­rèrent de deux forteresses, l'une appelée le château des Publicains1, l'autre Rugia (aujourd'hui Riha) dont Pierre de Royas se constitua le gouverneur 8. »

 

19. « Cependant, continue Robert le Moine, toute l'armée commença l'ascension du Taurus. Jamais encore de pareils obstacles ne s'étaient présentés sur la route suivie par le peuple de Dieu. Ces montagnes n'étaient habitées que par des serpents et des bêtes sau­vages. En certains endroits, le sentier n'avait qu'un pied de large ; encore se trouvait-il à chaque instant obstrué par des angles de ro­cher, des ronces et des broussailles. Les précipices semblaient plon­ger, dans des abîmes sans fond, les hauts sommets s'élever à perte de vue dans les cieux. Les chevaliers et leurs écuyers servants, mili­tes et armigevi étaient devenus piétons comme les autres : car il eût été impossible de se tenir à cheval sur les pentes abruptes. Ils por­taient les pièces de leur armure suspendues au cou : plus d'un eût volontiers vendu casque, cuirasse et bouclier, s'il se fût trouvé des acheteurs. Plusieurs, exténués de fatigue, s'en débarrassaient en les jetant dans les précipices. On traînait par la bride les chevaux et bêtes de somme, préalablement déchargés de tous les bagages, que les hommes se partageaient pour les porter sur leurs épaules. S'ar­rêter ou s'asseoir était impossible. La caravane formait une chaîne ininterrompue, où les derniers poussaient les premiers. Le  pèlerin

qui suivait pouvait seul, en cas de danger, venir en aide à celui qui le précédait immédiatement. Enfin, après des difficultés inouïes, les premiers anneaux de cette longue chaîne débouchèrent dans la val­lée de Ma-

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1 Le nom de Publicains, donné d'abord par les Juifs de l'époque évangélique aux collecteurs qui percevaient le tribut imposé par César, s'était indistinctement étendu plus tard à tous les infidèles, païens et musulmans.

2. Robert. Monach., loc, cit.

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p477 CHAP.   V.   —   BAUDOIN   DE   BOULOGNE   COMTE d'ÉDESSE.

 

résia (Marach, l'ancienne Germanica Caesareà) ; mais il fallut une journée entière pour que la queue pût rejoindre la tête, et qu'on se trouvât de nouveau réuni sur le versant méridional du Taurus. Les habitants de Marésia, presque tous chrétiens, accueilli­rent les croisés avec bonheur ; ils mirent à leur disposition les res­sources de leurs pays abondant et fertile 1. » — « Malgré les soins qu'ils lui prodiguèrent, dit Guillaume de Tyr, il leur fut impossible de rétablir de ses fatigues l'épouse du seigneur Baudoin de Bou­logne. C'était une noble anglaise, nommée Gutuera (Godwera2). En partant pour son voyage d'exploration, Baudoin l'avait recomman­dée à toute la sollicitude de ses frères Godefroi de Bouillon et Eustache de Boulogne. Mais la noble dame fut appelée de Dieu à la récompense que méritaient son dévouement et ses admirables ver­tus. Elle s'endormit doucement dans le Seigneur, et fut ensevelie en grande pompe à Marésia 3. » — «En même temps, dit Albéric d'Aix, Godefroi de Bouillon perdit un de ses amis les plus chers, Udelrard de Wizan, chevalier accompli, homme d'action et de con­seil, pour lequel le duc n'avait point de secrets 4. »

 

5 III. Baudoin de Boulogne comte d'Édesse.

 

20. « Après trois jours d'un repos si tristement interrompu  par les funérailles de Godwera et d'UdeIrard, l'armée reprit sa marche, dit Albéric d'Aix, et entra dans la vallée d'Antioche (Antakieh), cette

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1.Robert. Monach., loc. cit., col. 696.

2. Ducange expose ainsi la généalogie de cette princesse : « Godwère ou selon Guillaume de Jumiéges, Godehilde, première femme de Baudoin, était fille de Raoul II seigneur de Toëny et de Conçues, porte-enseigne de Nor­mandie, et d'Elisabeth, fille de Simon comte de Montfort et petite-fille de Roger seigneur de Toëny, qui tirait son extraction de Malahulce, oncle de Rollon. Elle avait épousé en premières noces Robert de Beaumont comte de Meulan, duquel elle avait été séparée. Guillaume de Tyr et Albéric d'Aix l'ont estimé anglaise d'origine, peut-être parce qu'elle était sujette du roi d'An­gleterre, à qui la Normandie appartenait. » (Les Familles d'outre-mer, p. 10 et 11.)

3.Guillemin. Tyr., 1. III, cap. xvm, col. 292.

4 Alber. Aq., 1. III, cap. ixvn, col. 454.

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fameuse capitale de la Syrie fondée par Antiochus et illustrée depuis par le séjour du bienheureux Pierre prince des apôtres, qui vint y poser sa chaire épiscopale et y ordonna Paul et Barnabe. Conquise une première fois par l'humilité de la parole de l'Évangile et de la prédication apostolique, les Francs enrôlés sous l'étendard du roi Christ allaient la conquérir de nouveau par la force des ar­mes 1. » Une autre cité, dont le nom était aussi en vénération dans les souvenirs chrétiens, voyait déjà flotter sur ses murailles la ban­nière de la croix: c'était Tarse, la patrie de saint Paul. Tancrède l'avait emportée d'assaut et en avait pris possession le premier, après avoir franchi le Taurus par le défilé célèbre que les anciens nommaient Pylse Cilicix, aujourd'hui Gùlek-Boghaz. Boémond, qui le suivait de près, en voyant les armoiries du héros sicilien appendues aux portes de Tarse, eut un mouvement de dépit et de colère. Il s'emporta contre Tancrède, prétendant que nul autre que le frère de Godefroi de Bouillon n'avait le droit, en l'absence du duc, d'ar­borer son drapeau sur une ville aussi importante que Tarse. Il en­joignit aux habitants, sous peine de voir leur ville réduite en cen­dres, d'abattre le gonfanon de soie aux armes siciliennes qui flot­tait sur la citadelle. « Tancrède eut la patience de souffrir cet ou­trage pour le nom de Jésus-Christ, » disent les chroniqueurs. Abandonnant sa conquête à Baudoin, il se porta à quelques lieues au nord-est de Tarse, dans la direction d'une forteresse nommée Adana, où la présence d'une garnison turque lui avait été signalée. Mais déjà un des chevaliers de la croisade, Welfo ou Guelf de Bourgo­gne, détaché de la grande armée en même temps que Baudoin et Tancrède, s'était établi dans cette place forte et en avait chassé les Turcs. II accueillit avec honneur le héros silicien et lui fournit des approvisionnements en abondance. Tancrède continua sa mar­che entre le versant méridional du Taurus et le golfe d'Alexandrette [Scandéroun), se portant ainsi à la rencontre de la grande armée. Sur son chemin il rencontra la place forte de Mamistra, l'antienne Mopsueste, l'une des plus riches et des plus  peuplées  de  la Cilicie.

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1.Robert. Monach., col. 696.

XXIII.

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Malgré ses tours et ses hautes murailles, la ville fut empor­tée d'assaut; les Turcs qui la défendaient se firent tuer jusqu'au der­nier et Tancrède s'établit dans cette nouvelle conquête. Trois jours après, Baudoin inquiet de la santé de son frère Godefroi de Bouillon, dont il avait appris l'accident et la blessure,  quittait la  ville de Tarse, la laissant à la garde d'une troupe de Flamands et de Hollan­dais qui venaient d’y aborder sous  la conduite d'un aventurier, moitié marchand moitié pirate, nommé  Winemar. Avec tous ses chevaliers il arriva vers le soir  sous  les murs  de Mopsueste.  Là, soit provocation nouvelle de sa part, soit exaspération de la part de Tancrède, une lutte s'engagea entre les deux armées chrétiennes, lutte fratricide où Richard du Principat fut blessé et fait prisonnier par Baudoin, tandis que le comte Gilbert de  Glermont tombait au pouvoir de Tancrède. La nuit sépara les combattants et leur inspira des pensées plus sages. Déplorant  leur aveugle fureur, ils deman­daient pardon à Jésus-Christ dont ils étaient les soldats d'avoir rougi de sang chrétien une   épée qu'ils  n'avaient prise que pour combattre les infidèles.  La réconciliation  eut lieu le lendemain matin: les deux héros  s'embrassèrent en présence des deux ar­mées,  et Baudoin avec ses compagnons alla rejoindre Godefroi de Bouillon dans son campement de la  vallée d'Antioche 1.

 

    21. Là il apprit la mort de sa femme  Godwera.   « A cette accablante nouvelle se joignit un autre chagrin, dit Guillaume de Tyr. L'outrage infligé à Tancrède sous les murs de Tarse, le déplorable incident de Mamistra qui en avait été la suite, déjà connus de l'ar­mée, soulevaient l'indignation générale. Sans le respect qu'inspi­raient à tous la personne et le caractère de Godefroi de Bouillon, les croisés d'Apulie et de Sicile, sous les ordres de Boémond, eus­sent vengé par de sanglantes représailles l'insulte faite à leur illus­tre compatriote. Baudoin était devenu un objet d'horreur, abominabilis factus erat. Le duc son frère, véritable serviteur de Dieu, le répri-

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1.Guillelm. Tyr., 1. III, cap. iix-xxy, col. 293-298. — Alberic. Aq., 1. III, c. v-xvn, col. 440-447. — Radulf. Cadom., Gesta Tancredi, cap. xixiii-xlii, col. 515-521.

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manda sévèrement. Baudoin reconnut sa faute ; il  en fit l'aveu public en toute humilité, jurant de donner au héros sicilien toutes les réparations qui seraient jugées convenables. Son repentir était sincère ; il lui ramena les cœurs. En réalité, Baudoin avait agi sous l'influence de suggestions adulatrices et perfides, beaucoup plus que par son propre mouvement, car c'était un loyal et vertueux cheva­lier dont la conduite jusque-là avait été irréprochable.  Jamais  de­puis il ne donna sujet à aucune plainte de ce genre. Or, continue le chroniqueur, il avait admis dans sa familiarité un noble Arménien, nommé Pakarad (en grec Pancratios) 1, qui l'était venu joindre  à Nicée après s'être échappé des prisons d'Alexis Comnène. Cet étran­ger ne manquait pas de bravoure, mais il était peu scrupuleux en matière d'honneur 2. » Des revendications sur un district du Cau­case, qu'il prétendait lui appartenir par droit héréditaire,  l'avaient mis en état d'hostilité contre la cour de Byzance. La captivité à la­quelle il venait de se soustraire ne dut naturellement point le récon­cilier avec les Grecs. Baudoin, comme la plupart des autres princes croisés, avait emporté de Constantinople un souvenir amer. La per­fidie de l'empereur à Nicée raviva encore son ressentiment. On con­çoit dès lors le favorable accueil fait par lui à un noble  Arménien, victime de la mauvaise foi d'Alexis Comnène. Peu lui importait que cet étranger fût innocent ou coupable, honnête homme ou intringant aventurier. Pakarad était en relation avec tous les chefs chré­tiens de l'Asie Mineure et de la Syrie. Il connaissait à merveille le pays ; il pouvait ainsi rendre de véritables services à l'armée de la croisade. A ce titre, Baudoin se l'attacha. «Or, reprend Guillaume de Tyr, Pakarad insistait constamment, et presque à chaque heure du jour, sur les avantages que présenterait une expédition particu­lière en Mésopotamie. «Les habitants de cette contrée, presque tous chrétiens, disait-il à Baudoin,  supportent impatiemment le joug des Turcs : ils vous recevraient comme un libérateur. »  Ce projet, soumis à Godefroi de Bouillon et au conseil de guerre, fut approuvé.

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1 C'est sous cette forme grécisée, que  le désignent les chroniqueurs latins, de la croisade. Nous lui restituons son nom véritable.

2. Guillelm. Tyr., 1. IV, cap. i, col. 299.

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Baudoin, suivi de cinq cents chevaliers et d'un assez grand nombre de piétons, se mit en route sous la direction de Pakarad, qui servit de guide 1. » — « J'étais alors chapelain du seigneur Baudoin, dit Foulcher de Chartres, et je l'accompagnai dans cette expédition 2. »

 

   22. Les assurances qu'avait données Pakarad se réalisèrent : Bau­doin fut accueilli comme un libérateur par les  chrétiens du pays. Ceux-ci l'aidèrent à chasser les garnisons turques des places fortes. « En peu de jours, reprend Guillaume de Tyr, il se rendit maître de toute la contrée jusqu'aux rives de l'Euphrate. Son nom seul inspi­rait aux ennemis une terreur telle, qu'à son approche ils abandon­naient spontanément les cités les mieux défendues et s'enfuyaient sans que personne les poursuivit. Quant aux chrétiens, ils redisaient sur le passage du héros et de sa petite armée les paroles  de l'Écri­ture : « Un seul en fait fuir dix, deux en font fuir dix mille 3. »  Ce n'était pas seulement le peuple qui témoignait ainsi son  enthou­siasme, tous les princes de ces chrétientés lointaines  faisaient de même. A l'unanimité ils élurent Baudoin pour chef de leur ligue contre les Turcs 4. » Pakarad avait été dès l'abord récompensé  de ses services par le commandement d'une forteresse, nommée  Ravenel, au pied des montagnes de l’Anti-Taurus. Il y établit un  de  ses fils pour le remplacer à ce poste et continua de suivre l'expédition. « Mais, dit Albéric d'Aix, si Pakarad connaissait les Arméniens ses compatriotes, il n'était pas moins connu d'eux. Pendant qu'il ven­dait ses services à Baudoin, il négociait avec les Turcs pour leur vendre Baudoin lui-même. Le complot fut découvert et dénoncé au comte. Le traître fut immédiatement arrêté et sommé de rendre le gouvernement de Ravenel. Il refusa. Baudoin fit alors préparer  les instruments de torture, mais il n'en fut pas besoin. Pakarad s'exé­cuta aussitôt, rendit la forteresse et fut banni pour jamais, avec son fils, du camp des croisés. »

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1. Gmllelm. Tyr., ibid.

2. Fulcher. Cornot., 1. I, cap. vi, col. 839.

3 Deuter , xixii, 30.

4. Allieric. Aquens., 1. III,  cap. xviu, col. 443.

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23. « La renommée de Baudoin remplissait toute cette province, reprend Guillaume de Tyr. Elle parvint au-delà de l'Euphrate, jus­qu'à la puissante métropole d'Edesse, l'ancienne Rages biblique 1, où le fils de Tobie conduit par un ange vint réclamer à son cousin Gabaël une somme de dix talents. Après l'ascension du Sauveur, les habitants de cette ville évangélisés par l'apôtre Thadée avaient, sous le roi Abgar, embrassé la foi chrétienne et ne l'avaient jamais abandonnée depuis. Le gouverneur de cette ville était un Grec nommé Théodoros, lequel avait primitivement reçu son titre et son pouvoir de la cour de Byzance, à l'époque où la Mésopotamie rele­vait encore de la suzeraineté impériale. Après l'invasion de la Syrie par les Turcs, il continua ses fonctions sous la domination du sultan d'Alep, auquel il versait chaque année les impôts qu'on renvoyait jadis à Constantinople. Vieux et infirme, Théodoros n'avait pas d'enfants. Son âge ne lui permettait plus de défendre les chrétiens contre les avanies des Turcs. Les habitants d'Edesse lui proposèrent d'appeler à son aide le comte Baudoin, qui se trouvait alors dans la forteresse de Turbessel [Tel-Béchir), sur la rive occidentale de l'Eu­phrate. Théodoros y consentit : l'évêque d'Edesse et douze des prin­cipaux citoyens se rendirent en ambassade près du héros franc et l'invitèrent à venir prendre le gouvernement de leur ville: « Théo­doros, lui dirent-ils, partagera avec vous par égale portion les re­venus affectés à son titre, et le conservera sa vie durant. Après sa mort vous serez seul maître et seigneur. » Beaudoin accepta sans hésitation et avec quatre-vingts chevaliers seulement suivit les am­bassadeurs. Mais en arrivant au bord de l'Euphrate, il fut informé qu'une armée de vingt mille Turcs l'attendait sur la rive opposée. Pakarad était au premier rang des escadrons ennemis. C'était lui qui les avait prévenus de la marche de Baudoin. Celui-ci dut rétro­grader et revenir à Turbessel. Quelques jours après, les Turcs, ne le voyant point paraître,

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1.Cf. tom. III de cette Histoire, p. 71. Albéric d'Aix la nomme Rohas ; Four­cher de Chartres et la « Chanson d'Antioche, » Roais : corruption évidente de son nom grec de Cattirhoë. Les Turcs lui donnent aujourd'hui indifféremment les deux noms d'Oefa ou de Reha.

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accusèrent Pakarad de les avoir trahis et se retirèrent. Baudoin put alors franchir l'Euphrate. Le gouverneur d'Édesse, tout le clergé et le peuple de la ville vinrent à sa rencon­tre, au bruit des trompettes et des tympanons, au chant des hym­nes et des cantiques d'allégresse. Les honneurs qui lui furent ren­dus, l'enthousiasme qui salua son entrée prirent le caractère d'une véritable ovation1

 

   24. « Ce spectacle, continue le chroniqueur, éveilla dans l'âme du vieux Théodoros des sentiments d’amère jalousie. Les acclamations du peuple retentissaient à son oreille comme autant d'insultes. Il se reprocha le consentement donné à une proposition qui blessait son orgueil, et se promit de revenir sur les conditions du pacte conclu avec Baudoin. Dès la première conférence, il dit au héros : Nous vous avons mandé pour nous aider à défendre Edesse et ses habi­tants contre les Turcs. Si vous y consentez, nous ferons régler par un honnête arbitrage la rémunération annuelle qui vous sera fidèle­ment comptée pour vos services. — Je ne suis à la solde de per­sonne ! s'écria Baudoin. Cherchez ailleurs vos stipendiés. — Et sur-le-champ il donna aux siens l'ordre de se préparer au départ. Cette nouvelle aussitôt répandue dans Edesse y jeta la consternation. Tous les habitants accoururent au palais du gouverneur, le suppliant de ne point faire un pareil outrage à un si grand prince, le seul qui pût maintenir l'indépendance de leur ville. «Exécutez fidèlement les conventions, disait la foule. Partagez le pouvoir avec Baudoin, et assurez ainsi votre repos et le nôtre. » Il eût été dangereux de résister aux vœux de tout un peuple : Théodoros ne tarda pas à le comprendre, et à son grand regret il se décida à faire ce qu'on exi­geait de lui. Pour se donner l'apparence d'une générosité qu'il était cependant loin d'avoir, il imagina une cérémonie solennelle où de­vant tous les citoyens assemblés il déclara Baudoin son fils adoptif avec future succession. Les rites accoutumés en pareille circonstance furent accomplis aux applaudissements unanimes. L'épouse du vieux gou-

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1 Guillemin. Tyr., loc. cit., cap. II.

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verneur pressa le héros contre son sein et lui donna un baiser maternel. Baudoin fut ainsi proclamé comte d'Édesse5.

 

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