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Nous pouvons alors faire un pas de plus. Nous avons vu jusqu'à présent que l'homme en lui‑même ne subsiste pas toujours, qu'il ne peut donc continuer à subsister que dans l'autre, mais que dans cet autre il ne demeurera jamais qu'à l'état d'ombre, et encore pas de façon définitive, car l'autre aussi disparaîtra.
Dans ces conditions, un seul pourrait fournir un véritable appui: celui qui est, qui ne naît pas pour mourir ensuite, mais qui demeure au milieu des choses qui deviennent et qui passent, le Dieu des vivants, qui ne maintient pas seulement l'ombre et l'écho de mon être et dont les pensées ne sont pas de simples reproductions en images du réel.
Je suis moi‑même sa pensée, à lui qui me pose dans l'être plus originellement que je ne suis en moi‑même; sa pensée n'est pas l'ombre projetée par mon être, mais la force qui lui donne origine.
En lui, je ne subsiste pas seulement comme ombre, je suis en fait davantage moi‑même en lui, que lorsque j'essaye d'être simplement moi‑même.
Avant de revenir, à partir de là, à la résurrection, essayons de considérer encore une fois la question sous un angle quelque peu différent.
Nous pouvons pour cela reprendre la parole sur l'amour et la mort et dire : là seulement où pour quelqu'un l'amour compte plus que la vie, c'est‑à‑dire là où quelqu'un est prêt à faire passer la vie après l'amour, à la mettre en jeu à cause de l'amour, là seulement l'amour est aussi plus, et plus fort que la mort. Pour devenir plus que la mort, l'amour doit d'abord être plus que la vie.
Or, s'il pouvait en être ainsi, non plus seulement dans l'ordre de l'intention, mais dans la réalité, cela voudrait dire que la puissance de l'amour se serait élevée au‑dessus de la puissance du biologique
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et aurait mis le biologique à son service.
Pour prendre la terminologie de Teilhard de Chardin: là où il en serait ainsi, la complexité et la complexification définitives se seraient réalisées; même le bios serait alors englobé et compris dans la puissance de l'amour. L'amour dépasserait alors sa limite ‑ la mort ‑ et créerait l'unité là où la mort sépare.
Si jamais l'amour pour l'autre arrivait à être fort, au point de pouvoir garder vivant non seulement le souvenir de l'autre, l'ombre de son Moi, mais sa personne même, alors on aurait atteint un nouveau seuil de la vie, qui laisserait derrière lui la sphère des évolutions et mutations biologiques; il représenterait le passage à un autre niveau, où l'amour ne serait plus subordonné au bios, mais le mettrait à son service.
Ce dernier stade de « mutation » et d' «évolution » ne serait plus un stade biologique, il représenterait l'affranchissement de la tyrannie du bios, qui est en même temps tyrannie de la mort; il ouvrirait la sphère que la Bible grecque appelle « Zoé», c'est‑à‑dire vie définitive, où le règne de la mort est aboli.
Le dernier stade de l'évolution, dont le monde a besoin pour atteindre son but, ne se réaliserait plus à l'intérieur du biologique, mais serait le fruit de l'esprit, de la liberté, de l'amour. Il ne serait plus évolution, mais décision et don à la fois.
Mais quel rapport tout cela a‑t‑il avec la foi en la résurrection de Jésus? Nous avions jusqu'à présent envisagé la question d'une possible immortalité de l'homme à partir de deux points de vue, qui d'ailleurs s'avèrent maintenant être des aspects d'une seule et même réalité.
Puisque l'homme, avions‑nous dit, ne peut subsister toujours en lui‑même, sa survie ne saurait être assurée que s'il continue à vivre dans un autre. Et nous avions dit, en nous plaçant au point de vue de cet autre, que seul l'amour, qui accueille l'être aimé en lui, pouvait permettre d'être, de vivre dans l'autre.
Ces deux aspects complémentaires se reflètent, me semble‑t‑il, dans les deux formules néo‑testamentaires qui décrivent la résurrection: « Jésus est ressuscité » et «Dieu (le Père) a ressuscité Jésus ».
Les deux formules se rejoignent dans le fait que l'amour total de Jésus pour les hommes, qui le conduit à la croix, s'achève dans le dépassement total vers le Père, et devient ainsi plus fort que la mort, parce que par là il est en même temps appui total reçu du Père.