Croisades 37

Darras tome 25 p. 65

 

   27. Ce n'était que le prélude de l'extermination complète. Six jours après, une immense armée apparaissait aux extrêmes frontières de la Paphlagonie; elle était commandée par quatre émirs dont Albéric d'Aix nous donne les noms plus ou moins exacts en cette forme : Doniman, Soliman, Carageth et Brodoan d'Alep. Le vendredi 19 juillet 1101, à trois heures du soir, les croisés ha­rassés de privations et de fatigues, reprend le chroniqueur, ve­naient enfin de franchir la dernière chaîne de montagnes qui les séparait du Corassan. A peine  ils commençaient à   dresser leurs

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1 Alberic. Aq., i. VIII, cap. x, xn, col. 611.

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tentes, quand les archers turcs, au nombre de vingt mille, les cou­vrirent d'une grêle de flèches. En même temps la cavalerie musul­mane s'élançait à toute bride, en poussant des cris sauvages, et se précipitait sur les campements à demi formés. Malgré la surprise du premier moment et leur lassitude extrême, les Gaulois et les Lombards firent tête à l'ennemi. Massés en carrés immobiles, ils subirent sans plier le choc de l'ennemi et repoussèrent tous ses as­sauts. Puis, s'ébranlant à leur tour, ils portèrent la mort dans les rangs des Turcs. Ceux-ci laissèrent quatre cents morts sur le champ de bataille et disparurent à la faveur de la nuit. Les chrétiens, qui ne s'étaient pas débandés un seul instant, n'eurent ce jour-là aucune perte à regretter. Le lendemain samedi, encouragés par ce premier succès, le connétable allemand Conrad et son neveu Bruno, à la tête de trois mille cavaliers de leur nation, sortirent en éclaireurs et se portèrent dans la direction de la ville turque de Maresch. Ils rencon­trèrent en chemin une forteresse dont ils surprirent et tuèrent la gar­nison. Fiers de leur victoire et chargés de butin, ils ramenaient au camp ces dépouilles opimes, lorsque dans un étroit défilé ils se vi­rent assaillis par des forces vingt fois supérieures. Malgré leur éner­gique résistance, ils perdirent sept cents hommes : le reste s'enfuit dans toutes les directions et ne put rejoindre l'armée qu'isolément et à la faveur des ténèbres. Le dimanche s'écoula dans les exerci­ces de la piété la plus fervente. Les troupes musulmanes s'étaient formées en un cercle immense et leurs avant-gardes se déployaient en face des campements; la bataille décisive était imminente. L'ar­chevêque de Milan, Anselme de Bovisio, dans une exhortation pleine d'éloquence et de zèle apostolique, rappela au peuple du Dieu vivant la nécessité de se préparer, par une confession sincère et la réception des sacrements, à la victoire ou à la mort. Au nom du Seigneur Jésus et en vertu des pouvoirs qui lui avaient été con­férés par le saint-siége, il donna l'absoute générale, bénit l'armée avec la relique du bras de saint Ambroise et avec la sainte Lance 5

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1 C'est la dernière fois que la sainte Lance apparaît dans une bataille livrée par les croisés. Après la désastreuse journée dont nous racontons les péripéties, le comte de Toulouse s'enfuit clandestinement avec la précieuse relique. Celle-ci demeura à Constantinople et y fut conservée intacte jusqu'en 1213, époque où

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apportée par le comte de Toulouse, et promulgua l'indulgence ac­coutumée1. Le lundi 22 juillet 1101, au lever de l'aurore, toute l'ar­mée se rangea en bataille par groupes distincts, sous le comman­dement des principaux chefs de chaque nation: Etienne, duc de la Haute-Bourgogne, brave entre les braves, entouré de tous ses vas­saux; le comte de Saint-Gilles avec les Provençaux et les Turcopoles; Conrad le connétable de Henri IV de Germanie avec les Al­lemands, les Saxons, les Bavarois, les Lorrains et la multitude des Teutons; les princes français, Hugues le Grand, Etienne de Blois, l'évêque de Laon, Ingelram, Guy le Houx, Bardulf de Breis, Milo de Broyés, Walbert, châtelain de Laon, avec tous leurs soldats; Guillaume IX avec les Aquitains, ayant à ses côtés les Lombards à la tête desquels marchaient l'archevêque de Milan, le comte Albert de Blandraz, Guy son frère, Otho de Altaspata, Hugues deMontbeel (Montebello), Wibert de Parme. Le comte de Poitiers et les Lom-

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l'empereur latin Baudoin II en céda la pointe à saint Louis, avec les autres re­liques qu'il avait mises en gage chez les Vénitiens. Le corps de la Lance d'où la pointe avait été détachée resta à Constantinople et fut respecté par Mahomet II, qui le fit placer au nombre des trésors de sa nouvelle conquête (1453). Trente ans plus tard, en 1492, Bajazet II, dont le frère, Zizim, réfugié à Rome sous la protection du pape Innocent VIII, donnait les plus grandes inquiétudes à la di­plomatie ottomane et se posait eu rival de la couronne, imagina pour se conci­lier la bienveillance du souverain pontife, de lui faire hommage de la sainte Lance. Ce fut ainsi que l'auguste relique fut apportée à Saint-Pierre de Rome où elle est on grande vénération. « Les envoyés de Bajazet avaient ordre, dit M. Rohault de Fleury, de prévenir le pape que la pointe manquant était en France depuis le temps de saint Louis. En effet, Benoît XIV ayant plus tard fait venir de la Sainte-Chapelle de Paris un dessin exact de la pointe et l'ayant confronté avec le fer de Saint-Pierre à Rome, reconnut qu'ils s'adaptaient par­faitement ensemble. La Sainte-Chapelle possédait encore la pointe en 1793. Alors elle fut portée à la Bibliothèque nationale, où l'abbé Coterel la vit en 1796. Il disait que c'était un morceau de fer très-long, d'environ trois ou quatre pou­ces, terminé en pointe à une de ses extrémités. Je me suis assuré, ajoute le sa­vant historiographe, qu'elle n'est plus ni à Notre-Dame ni à la Bibliothèque. » (Instrum. de la Passion, p. 274 et 275. Cf. Moroni, Dizionar. art. Lancia.)

1. Comme ce texte est important au point de vue de la controverse protestante, nous le donnons intégralement : In nomine Jesu apostolica potestate a pecea-torum nexibus absolvit, universos post datam indulgenliam brachio B. Arn-brosii Mediolanensis episcopi sanctificans et benedicens; quin et lancea Doml-nica quam Raymundus secum attulerat, est aucta ad sanctificanduni et bene-dicenium populitm. (Alber. Aq., 1. VIII, cap. xv, col. 613.)

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bards avaient réclamé l'honneur de marcher au premier rang. Ils massèrent leurs troupes en colonnes épaisses et profondes, pour op­poser plus de résistance au choc de l'ennemi. Le reste de l'armée s'échelonna en carrés disposés à droite et à gauche, de façon à faire face de tous côtés à la cavalerie turque. » Cet ordre de bataille, imité de ceux que Godefroi de Bouillon avait mis en honneur, était irréprochable comme tactique militaire. Mais il ne pouvait suppléer au défaut d'un commandement unique» Les croisés qui allaient li­vrer bataille dans la plaine de Maresch formaient une agglomération d'hommes, et non pas une armée. Les Turcs s'en aperçurent promptement et en profitèrent. « Ils eurent recours, poursuit le chroniqueur, à leur stratagème habituel : celui de simuler une at­taque à fond de train et de prendre aussitôt la fuite, attirant de la sorte l'ennemi hors des rangs par l'illusion d'une facile victoire. Ils reprenaient alors l'offensive par une brusque volte-face, pendant que les flèches de leurs archers pleuvaient sur des adversaires dé­bandés. Les Lombards furent victimes de cette habile manœuvre. Après des prodiges de valeur, le comte Albert, qui portait l'éten­dard, fut tué dans la mêlée 1. Les chevaliers ses compagnons avec leurs montures épuisées par la faim et la fatigue ne pou­vaient lutter contre les vigoureux coursiers des Sarrasins. Ils aban­donnèrent le champ de bataille et s'enfuirent en pleine déroute dans la direction de leurs tentes. Le connétable allemand Conrad, à la vue de ce désastre, accourut avec ses légions pour le réparer. Il tint en effet depuis huit heures du matin jusqu'à midi contre tout l'ef­fort des Musulmans. Enfin, décimées par le fer ennemi et travaillées par le besoin de nourriture, ses troupes se retirèrent en désordre vers leur campement. Les vaillants Bourguignons sous la conduite du duc Eudes et d'Etienne comte d'Outre-Saône, s'élancèrent à leur tour pour rétablir le combat; mais leur héroïsme fut inutile; après des pertes immenses, ils durent quitter ce champ de carnage.

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1 C'est Ordéric Vital qui nous donne ce renseignement : Albertus de Blan-draio, strenuissimus héros, in bello peremplus est, cum mnllis millibus quo­rum certus numerus mihi cognitus non est. [Histor. eccles., 1. X, cap. ivm, col. 708.)

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Etienne de Blois et tout ce qui restait de princes et de chevaliers français entrèrent en ligne et essayèrent vainement de prolonger la résistance. Ils virent tomber à leurs côtés les très-illustres guer­riers Dudo de Clermont, Baudoin de Grandpré, Walbert de Laon, et une foule d'autres dont les noms échappés à ma mémoire, dit le chroniqueur, sont inscrits au livre des élus. Le comte Ray­mond n'aurait sans doute point attendu jusque-là pour faire preuve de bravoure, mais ses vingt mille Turcopoles refusèrent de le suivre au combat. Il se porta avec dix de ses soldats provençaux au som­met d'un rocher où il demeura jusqu'à la nuit. Un détachement turc aperçut cette poignée de chrétiens réfugiés sur la hauteur et se disposait à les faire prisonniers, lorsque le comte de Blois avec deux cents chevaliers accourut et repoussa l'ennemi. Raymond de Saint-Gilles suivit son libérateur au camp des chrétiens 1. »

 

   28. On put alors se rendre compte du résultat de cette terrible journée. Les pertes des croisés étaient immenses, mais celles des  Turcs ne l'étaient guère moins : les chances restaient encore égales.  En tenant  ferme,   l'un   et l'autre parti pouvait se  promettre la victoire, mais une panique inexplicable se produisit simultanément des deux côtés. « Les Turcs, dit Ordéric Vital, étaient telle­ment épouvantés du courage déployé par les chrétiens, qu'ils re­noncèrent à l'idée d'engager le lendemain une nouvelle bataille contre de si rudes adversaires. Durant la nuit, ils levèrent leurs tentes, firent partir en avant les femmes, les enfants, les bagages sous la conduite des eunuques, et se mirent eux-mêmes en retraite. Or, à la même heure et en observant le même silence, Raymond de Saint-Gilles avec ses Provençaux et ses vingt mille Turcopoles, quittait furtivement le camp des croisés. Pour ne pas éveiller l'attention sur ce honteux départ, il laissa debout ses pavillons. In­digné d'une telle fourberie, l'écuyer du comte de Toulouse atten­dit que son maître se fût éloigné et abattit les tentes. Il voulait ainsi prévenir à temps les autres princes de l'abandon dans lequel on les laissait. Aux premiers rayons de l'aurore, la retraite du comte de Saint-Gilles et de ses Turcopoles fut aperçue et

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1 Alberic. Aquens., 1. VIII, cap. xv, xvn, col. 613, 614.

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signalée au camp1.» Elley produisit une panique indescriptible. «Tous les chefs, dit Albéric d'Aix, tous les soldats prirent la fuite. Grands et petits, chevaliers et fantassins, se dispersèrent, éperdus, dans toutes les directions, abandonnant sous les tentes les femmes, les vieillards, les pèlerins désarmés.» On évalue à près de cinquante mille per­sonnes cette foule de tout âge et de tout rang, qui allait bientôt tomber sous le glaive des Turcs. Ceux-ci en effet ne tardèrent point à être informés de ce qui se passait au camp des chrétiens. Ils re­vinrent au son des clairons et des trompettes, et s'élancèrent comme une trombe sur la multitude des pèlerins. « Ce fut pitié, dit le chro­niqueur, de voir une pareille boucherie. Les barbares égorgèrent leurs victimes jusqu'à ce qu'ils fussent las de tuer. Les dames les plus nobles et les plus illustres de la Lombardie et des Gaules fu­rent réservées pour une captivité à laquelle cent fois elles eussent préféré la mort. On les chargea de chaînes; elles furent emmenées au fond du Corassan, terre inaccessible, d'où les captifs ne revien­nent jamais. La margrave Ida d'Osterreich disparut dans l'horrible massacre. On ne sait si elle fut tuée sur-le-champ, ou foulée aux pieds des chevaux dans la mêlée. « Il en est qui soutiennent, dit Albéric d'Aix, que l'infortunée princesse fut emmenée captive en Perse, avec des milliers d'autres victimes de la férocité des Turcs5.

 

   29. Au nombre des prisonniers qui subirent ce sort affreux, se trouvait le vénérable métropolitain de Saltzbourg, Tiémon. «Les Turcs voyant, disent les actes, de quelle vénération il était l'objet de la part des chrétiens, s'informèrent de sa dignité, et apprenant qu'il était archevêque, l'envoyèrent à leur calife, dans la capitale du Corassans, cité maudite, véritable demeure de Satan. « Qui es-tu?

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1 Orderic Vital., 1. X, cap. xvm, col. 769.

2. Albéric. Aq., 1. IX, cap. xjxix, col. 623.

3 L'auteur des actes désigne le Corassan sous le terme biblique de Corozaïn. Les anciens Bollandistes [Ad. SS. 28 septembr.) partirent de cette confusion de noms pour rejeter l'authenticité des actes. L'antique cité de Corozaïn, sur les bords du lac de Tibériade, disent-ils, était déjà ruinée au temps de saint Jérôme; elle ne pouvait donc être la capitale d'un royaume païen au XIIe siècle. D'ailleurs, Godefroi de Bouillon venait d'établir une principauté chrétienne à Tibériade. — Ce raisonnement supposait que saint Tiémon aurait été martyrisé en Palestine,

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et que sais-tu faire?» lui demanda le roi.— «Je suis architecte, ré­pondit Tiémon. Les fondements de l'édifice que je construis sont iné­branlables.» — «Je n'ai que faire d'architecte, dit le roi.Il me faudrait un sculpteur.» — «L'art de la sculpture et même celui de la peinture ne me sont point étrangers, répliqua l'illustre vieillard. J'ai pour mission de restaurer l'image de Dieu dans les âmes.»—Le monarque entendit cette réponse dans un sens purement matériel. Il fit ap­porter une statue mutilée, représentant soit une divinité païenne, soit un personnage vénéré. On mit entre les mains du captif un ciseau, un marteau et tous les objets nécessaires à la réparation de l'idole. Mais, au lieu d'y travailler, Tiémon d'un vigoureux coup de marteau acheva de briser le vieux débris, en s'écriant : « Il n'y a d'autre Dieu que l'auguste Trinité : Père, Fils et Saint-Esprit.»—A ces mots, les infidèles se jetèrent sur le généreux confesseur et voulaient le mettre en pièces. — « Non, dit le roi. Une mort si prompte serait un châtiment trop léger pour un tel forfait. » — Le saint évêque subit d'abord le supplice de la flagellation; il fut en­suite chargé de fers et jeté dans un cachot, où on le laissa endurer les tortures de la soif et de la faim. En dernier lieu, on lui coupa successivement toutes les articulations des doigts, des mains, des bras, des jambes. Épuisé par la souffrance et la perte de son sang, il eut encore la force de dire : «Seigneur, je remets mon esprit entre vos mains1, » et il expira. Dieu manifesta la sainteté de son serviteur par des miracles éclatants. Les captifs chrétiens obtinrent la permission de recueillir les restes du glorieux pontife. « Or, ajoute l'hagiographe,  le bienheureux serviteur du Christ Tié-

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et les anciens Bollandistes pouvaient d'autant mieux le croire, qu'à l'époque où ils écrivaient, les documents relatifs à l'expédition dont fit partie le saint ar­chevêque de Saltzbourg, étaient pour la plupart inconnus. Aujourd'hui leur fin de non-recevoir a perdu toute valeur, et l'on comprend facilement qu'un hagiographie, vivant au fond de la Germanie, ait traduit le nom arabe de Corassan par le Gorozaïn de l'Évangile. Toute méprise géographique à ce sujet devait lui paraître impossible, puisqu'il prend soin d'avertir le lecteur que saint Tié­mon accompagnait à la croisade le duc de Bavière Welf IV, cum Welfone duce iter ingressus est peregrinationis Hierosolymitanae. Or, tous les contemporains savaient que l'armée du duc Welf avait trouvé la défaite et la mort, non dans les campagnes de Palestine où elle n'arriva point, mais dans le fond de la Perse.— 1 Luc. xxm, 40.

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p72  PONTIFICAT  DU   E.   PASCAL   II   (1099-U18).

 

mon souffrit le martyre le IV des calendes d'octobre (28 septembre 11Ol) 1»—La réalité du martyre de saint Tiémon n'a jamais été contestée; le raffinement de barbarie avec lequel ses membres fu­rent coupés à chaque articulation n'a rien qui puisse surprendre de la part de ses bourreaux. Ce genre de supplice était usité en Orient, et la persécution de Dioclétien en avait offert, à Constantinople même, de nombreux exemples. Mais sur un autre point, et à le prendre au pied de la lettre, le récit de l'hagiographe s'accorderait mal avec ce que nous connaissons des mœurs et des croyances musul­manes. Le roi du Corassan dont il est question ici était soit le calife lui-même, soit le grand vizir, soit tout autre chef mahométan. Or, on sait que le Coran reproduit et maintient dans toute sa rigueur l'article de la loi mosaïque interdisant les statues et images humaines, tellement que de nos jours un sultan qui voudrait inaugurer une statue dans une mosquée ou sur une place publique risquerait de soulever une révolution. Le morceau de sculpture que saint Tiémon prit pour une idole, n'avait vraisemblablement point ce caractère aux yeux du chef musulman. Qu'était-il en réalité? Peut-être quelque antique mo­nument païen provenant du palais des Arsacides. En le brisant, Tiémon n'encourut pas moins le courroux du chef islamite, et c'est ainsi que nous interpréterions le texte d'ailleurs véridique des actes de son martyre.

 

   30. La déroute des chrétiens sur les frontières du Corassan aboutit à la perte totale de leur armée. Les Turcs poursuivirent les fugitifs à travers les montagnes de la Paphlagonie, achevant de tuer tous ceux qui n'avaient pas encore succombé aux fatigues, aux privations, à la faim. « Ceux qui furent témoins de ce désastre, poursuit Albéric d'Aix, racontent que sur un parcours de trois milles le sol était littéralement jonché de pièces de monnaie, de bijoux, de pierreries, de vases d'or et d'argent, d'étoffes de soie et de pourpre, de tapis des Indes, abandonnés pour fuir plus rapide­ment. Le sang des vaincus coulait en ruisseaux sur les routes, et le fait n'a rien d'incroyable, ajoute le chroniqueur, puisqu'on évalue à cent soixante mille hommes le nombre des malheureux tombés

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 1. Passio S. Tiemonis; Pair, lai.; t. CXLVIII, col. 899,906.

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p73 CHAP.   I.   —   NOUVELLES   ARMÉES   DE   CROISÉS   (1101-1102).    

 

sans défense sous les flèches et le cimeterre des Turcs. La grande masse des fuyards se précipita dans la direction de Sinope (aujour­d'hui Sinoub), ville maritime du Pont-Euxin, défendue par une garnison byzantine, dans l'intention de rejoindre ensuite Constan-tinople 1. » Hugues le Grand, Guillaume d'Aquitaine, Welf de Bavière et Robert d'Auvergne, évêque de Clermont, préférant la mort même à la perspective d'un retour à Byzance, prirent isolément la fuite à travers la Cappadoce et la Cilicie dans l'espoir d'arriver jusqu'à Antioche. Hugues le Grand succomba en chemin. Il mou­rut à Tarse, où les chrétiens lui donnèrent une sépulture digne d'un fils de France. Les autres fugitifs achevèrent à travers mille dangers leur pénible voyage : «Lorsque Guillaume de Poitiers, l'un des princes les plus riches de France, mit le pied à Antioche, dit le chroniqueur, il n'était accompagné que d'un seul écuyer. Ses vê­tements tombaient en lambeaux, et depuis plusieurs mois il n'avait vécu que du pain de l'aumône. Tancrède accueillit cette noble in­fortune avec une générosité fraternelle et une munificence princière .2 » Cependant les autres vaincus de Maresch étaient arrivés à Constantinople. Raymond de Saint-Gilles avec ses Turcopoles, tous sains et saufs, les y avait devancés. Il eut à subir les plus amers reproches de la part des princes dont il avait si indignement trompé la confiance. Hugues le Grand, Etienne comte de Blois, le duc de Bourgogne, le connétable allemand Conrad, l'archevêque de Milan, qui s'était vu ravir par les Turcs la précieuse relique du bras de saint Ambroise, les évêques de Laon et de Soissons, Guy le Roux, Bardulf et les autres chevaliers survivants l'accusèrent au tribunal de l'empereur du double crime de parjure et de trahison. Alexis Comnène feignit d'entrer dans leur ressentiment, et témoi­gna la plus vive indignation contre le coupable. Il joua ce rôle avec son habileté accoutumée, voulant donner le change à l'opi­nion publique, qui faisait non sans raison remonter jusqu'à la ma­jesté impériale la complicité du guet-apens mis à exécution par le comte de Toulouse. Quand le fourbe César crut avoir assez long-

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1. Alberic. Aq., I. VIII, cap. xxn, col. 617.  — 2 Alberic. Aq., 1. IX,   cap. xl, col. 623.

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temps soutenu cette comédie pour en assurer le succès, il se re­lâcha peu à peu de ses rigueurs contre Raymond. En même temps il commença à se préoccuper de la détresse des princes chrétiens et de leurs malheureux compagnons échappés au désastre. Jusque-là il avait affecté de ne pas s'en apercevoir. «Tout à coup son cœur s'ouvrit à la pitié et sa main aux largesses, reprend le chroniqueur. Il fît de magnifiques présents à ces nobles victimes, leur distribua des secours en or, argent, armes, chevaux, habillements et subsis­tances. Il les retint dans sa capitale jusqu'au printemps de l’an 1102 pour les remettre de tant de privations et de fatigues ».» Ce géné­reux traitement fit oublier les poursuites intentées contre Raymond de Saint-Gilles. Celui-ci quitta prudemment Constantinople et re­tourna dans la principauté de Tripoli, qu'il tenait en fief d'Alexis Comnène. Les chevaliers croisés devaient l'y rencontrer sur leur route, en se rendant à Jérusalem. Car, malgré tant et de si affreux revers, ils persistaient dans la résolution d'accomplir jusqu'au bout leur pèlerinage au Saint-Sépulcre. L'archevêque de Milan Anselme de Bovisio, dont on a vu le zèle vraiment apostolique à la veille du combat de Maresch, succomba à ses fatigues. Il mourut à Constan­tinople dans le cours de l'hiver. « Sa perte fut pleurée de tous les pèlerins, dit Albéric d'Aix, et les évêques lui firent des obsèques triomphales. »

 

31. De l'immense armement qui s'était promis la conquête de la Perse et la délivrance de Boémond, il ne restait plus que le souve­nir. « Tout avait été, selon l'expression d'Ekkéard d'Urauge 2, broyé par les Turcs comme le grain sous la meule. » L'expédition particulière commandée par les comtes Herpin de Bourges, Guil­laume IV de Nevers et Joscelin de Courtenay, n'avait pas eu un meilleur sort. Arrivée à Constantinople pour la fête de la Nativité de saint Jean-Baptiste (24 juin 1101), elle reçut, comme nous l'avons dit, l'accueil en apparence le plus hospitalier et le plus gé­néreux de l'empereur Alexis. Mais ces démonstrations byzantines n'avaient d'autre but que de gagner du temps pour mieux tromper

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1. Alb. Aq., 1. IX, cap. xxm etxxiv, col. 017, 018. chapitre.

 2. Cf. ri» 22 de ce présent

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p75 CHAP.   I.        NOUVELLES  ARMÉES   DE   CROISÉS   (1101-1102).     

 

les malheureux croisés. L'empereur ne les laissa partir qu'après s'être assuré qu'il leur serait impossible de rejoindre la grande armée chrétienne envoyée à la boucherie sous la direction du comte de Saint-Gilles. « En effet, dit Albéric d'Aix, après trois jours de marche à travers l'ancienne Bithynie ils arrivèrent à Gangres [Eiangdri), cité paphlagonienne, où ils trouvèrent gisant encore sans sépulture les cadavres des Turcs décapités naguère par les croisés de la grande armée. Ils firent aussitôt partir des courriers en avant pour prévenir ceux-ci de leur approche. Mais les messagers n'ayant pu les rejoindre, Guillaume de Nevers prit le parti de re­monter à sa droite le fleuve Halys jusqu'à une cité nommée Stanco (probablement l'ancienne Ancyre, aujourd'hui Angora, en Galatie), pour y attendre des nouvelles précises. Ainsi qu'on vient de le voir, la grande armée n'existait plus. Guillaume de Nevers et ses compa­gnons l'apprirent bientôt à leurs dépens. Les émirs, vainqueurs à Maresch, informés par Alexis Comnène de la présence d'une autre expédition de croisés européens sur le territoire de la Galatie, fon­dirent sur cette nouvelle proie. La rencontre eut lieu en avant de Stanco. Malgré l'infériorité du nombre, les chrétiens furent victo­rieux. Ils mirent les Turcs en déroute, et les forcèrent à se renfermer dans la ville, dont le siège commença aussitôt. Mais il fallut le lever dès le lendemain, en face d'une immense armée de Sarrasins qui débouchaient de toutes parts 1. Les croisés reculèrent au nord jusqu'à la chaîne de montagnes qui sépare la Galatie de la Paphlagonie, et arrivèrent à une petite ville abandonnée à leur approche par les habitants. Albéric d'Aix la nomme Reclei2 : (Héraclée dans la Lycaonie.) « Tous les puits, toutes les citernes , dit le chroniqueur, avaient été obstrués par les Turcs. En vain explora-t-on les hauteurs voisines pour y chercher des sour­ces; l'eau manquait absolument. Or, on était au mois d'août, époque des plus grandes chaleurs. La soif ardente devint un tel fléau, qu'en trois jours on perdit trois cents soldats. L'épuisement, la fatigue, les privations de tout genre accablaient la malheureuse

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1. Albéric. Aq., 1. VIII, cap.  xxvii, xxix, col.   619. — 2 Ad cicilatem  Reclei applicuerunl.

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p76 PONTIFICAT   DU   B.   PASCAL   II   (1099-1118).

 

armée. Les Turcs attendaient ce moment pour une attaque décisive. Ils parurent soudain, à l'aube du jour, en vue d'Héraclée et firent engager le combat par leurs archers, comptant avoir facilement raison d'un ennemi dont la soif et la faim paralysaient toutes les forces. Mais il n'en fut pas ainsi. Les chrétiens firent des prodiges de valeur; la bataille se prolongea jusqu'au soir: des montagnes de cadavres remplirent toute la vallée; les pèlerins, les femmes lut­taient à côté des chevaliers, donnant et recevant la mort avec un même courage. Mais enfin succombant à la lassitude, et les ba­taillons ennemis se renouvelant sans cesse, il fallut céder au nombre. Le comte de Nevers, son frère Robert évêque d'Auxerre et Guillaume de Nogent (Willlielmus de civilate Nonanta), porte-étendard de l'armée, s'enfuirent avec tout ce qui restait de cavaliers dans la direction de Germanicopolis. La malheureuse infanterie ainsi abandonnée à la férocité des Turcs périt presque tout entière. Sept cents hommes seulement réussirent à se dissimuler dans les rochers abruptes et sur les pics les plus élevés de la montagne. Le camp où restaient sans défense les pèlerins, et plus d'un millier de nobles dames qui avaient accompagné leurs époux dans cette funeste expédition, tomba au pouvoir des farouches vainqueurs. Tout fut transporté dans le Corassan, qui s'enrichit de nouvelles victimes humaines et d'opulentes dépouilles 1. »

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon