Darras tome 5 p. 470
§ V. Hérésie de Simon le mage.
35. Nous avons dit que l'hérésie de Simon le Mage était l'un des plus vastes systèmes d'éclectisme, appliqué à la science de la philosophie et de la religion. Le premier anathème, prononcé du haut de la chaire apostolique par le premier des Papes, foudroyait, non pas comme on l’a mille fois répété, un sectaire obscur, un charlatan de bas étage, mais un hérésiarque digne d'être le précurseur de nos plus célèbres rationalistes. Les formidables problèmes qui agiteront sans fin toutes les intelligences rebelles à la lumière de la révélation, furent abordés par Simon le Mage. La solution qu'il prétendait en donner forme un ensemble de doctrine que Schelling et Hegel n'ont point dépassé. La création, ce dogme auquel les philosophes de l'antiquité échappaient, en admettant l'indépendance et l'éternité de la matière, et que nos modernes sophistes croient éviter, en se jetant dans les rêves du panthéisme, se posa tout d'abord à la pensée du Mage samaritain. Une matière éternelle, née d'elle-même, et constamment en progrès, par des évolutions contingentes, lui paraissait une absurdité. Les livres de Moïse lui avaient donné l'idée d'un Dieu personnel, unique, infini, spirituel, qu'il est impossible à une intelligence saine d'identifier avec
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la matière, selon le monstrueux alliage du panthéisme. Mais, avec l'unité de Dieu, comment expliquer l’existence du mal? Avec la spiritualité de l'essence divine, comment aboutir à la matière? Avec l'infini divin, comment arriver à la contingence des êtres visibles ? La sagesse de l'Egypte, de la Grèce et de Rome avait sombré sur ces écueils. Le Mage crut trouver la solution du problème dans les temples de la Perse et de l'Inde. « Le principe du monde, disait-il, est la puissance infinie. Mon livre est la Révélation (Apofasis) de cette voix, de ce nom, par l'intelligence de la grande puissance infinie. Scellé encore, enfoui, voilé sous les ténèbres de l'habitacle humain, il plonge pourtant jusqu'à la racine d'où sont sortis tous les êtres. La puissance infinie, comme l'a dit Moïse, c'est le feu : Deus ignis est: feu spirituel des intelligences qui n'a rien de commun avec la matière ignée; flamme divine qui embrasse la double sphère de l'intelligible et du sensible, selon le mot de Platon; de la puissance et de l'acte, comme dit Aristote. En elle toute chose est virtuellement comprise : le fini et l'infini, le visible et l'invisible, le corporel et le spirituel. Les abstractions de l'intellect pur, comme les réalités du monde des sens ; l'infini des infinis, le nombre et l'innombrable; tout cela forme le trésor hypercéleste de la divinité. Tel était cet arbre immense du songe de Nabuchodonosor, qui nourrissait toute chair. La partie apparente de l'arbre, le tronc, les rameaux, le feuillage, l'écorce, c'est le fini, le visible, le corporel; mais la sève cachée qui donne la vie, c'est l'infini, l'invisible, l'incorporel. Voilà quel est le sens mystérieux des paroles de l'Écriture : « La vigne du Dieu de Sabaoth, c'est la maison d'Israël ; l'homme de Juda est le germe chéri du Seigneur 1. » Et ces autres : «Toute chair est pareille à l'herbe des champs; toute gloire charnelle ressemble à la fleur épanouie sur la tige. L'herbe s'est desséchée et sa fleur tombe à terre; mais la parole du Seigneur demeure éternellement2. » La parole du Seigneur c'est le principe divin, source de toute vie, et principe unique de génération 3. »
36. Jusqu'ici la théorie du Magicien, dégagée de l'emphase du
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1 Isa., v, 7. —2. U., xl, 6. — 3. Philosoph., lib. VI, cap. I, § 9-11.
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langage et du luxe d'érudition qui associe Aristote à Moïse, Platon à Isaïe, ne se dessine pas encore avec netteté. Sa notion d'un principe infini, éternel, omnipotent, serait irréprochable, s'il n'affectait d'y mêler une matérialité en puissance, qui va devenir sous sa plume une source intarissable d'erreurs. «Le cosmos engendré, ajoute-t-il, doit sa naissance au feu éternel 1. Voici le mode et l'origine de sa formation. Six germes, ou racines de génération, issus du principe éternel, lui donnèrent naissance. Ces racines, conjuguées par syzygies, se nomment le concept et l'intelligence ; la parole et le nom; le raisonnement et la pensée. Le pouvoir infini réside dans l'ensemble de ces racines intellectuelles, mais en puissance seulement, non en acte. Or, le pouvoir infini se nomme : Celui qui est, a été, sera. S'il se reflète dans les six Éons racines, et y empreint son image, il forme une seule et même chose avec le principe éternel, infini et immuable; il en a, réellement et sans aucune infériorité, la force, la grandeur et la perfection. Mais s'il n'y réside qu'en puissance et que son image ne s'y dessine pas, il disparaît et s'évanouit absolument, comme la faculté des mathématiques ou de la science philosophique dans l'âme humaine. A la puissance d'action joignez l'acte, à la faculté de savoir joignez la science et vous avez la lumière; sinon tout reste ténèbres dans l'âme, et la faculté, demeurée stérile, meurt elle-même avec l'homme. Les six Éons, réunis avec la vertu suprême, forment le divin septénaire, la puissance universelle, la plénitude de l'intelligence et de la vie2. »
37. Si l'on songe que cette métaphysique transcendantale appartient à Simon le Mage, on comprendra qu'un tel esprit avait quelque valeur. Dépouillée de sa terminologie empruntée aux sources Brahmaniques, la formule de l'hérésiarque est exactement la même que celle de Hegel : « L'être d'abord caché en lui-même, dans le silence
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1 réYovsv °^v ô xé(7|Jio; ô Y£vvy;Tà; àitô to5 àyevvri'ïov stvpoç. Nous ne comprenons pas pourquoi Mgr Cruice a traduit ces expressions par la phrase suivante : Natusesl igitur mundus œlernus ab œterno igne. C'est évidemment une inadvertance échappée par mégarde au savant et illustre éditeur. M. Miller avait très-bien rendu le sens du grec, dans la traduction ainsi conçue : Extilil igitur mundus qui generaius est a non generato igni.
2. Philosoph., lib. VI, cap. i, §§ 12, 13.
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de son éternité, sort de son inaction par une loi fatale de sa nature; se déploie par une énergie intime ; d'objectives ses forces deviennent subjectives; il se détermine, il se pose et arrive à prendre conscience de lui-même par la réflexion, le raisonnement, la pensée et la parole. » S'il y avait une supériorité quelconque entre ces rêves également insensés, on la trouverait sans nul doute dans le système du Magicien. Lui du moins ne pose pas de règle inflexible à son Dieu, éternel principe et fondement de toutes choses. Il n'admet pas que le pouvoir infini soit contraint, pour s'épanouir, de se répandre dans les six racines intellectuelles qu'il lui donne comme appendice. La liberté plénière de cet omnipotent est réservée en termes formels; il peut s'unir et s'identifier avec les puissances subalternes; il peut les délaisser, s'il lui plaît. En d'autres termes, le Magicien n'oublie pas que poser une loi à Dieu c'est l'anéantir. Sa logique est donc ici très-supérieure à celle du panthéiste allemand. Le cosmos divin de Simon n'est point fatalement nécessaire, comme l'évolution divine de Hegel. Il n'est pas non plus coéternel à la puissance infinie. Le grand principe, le feu immense, reste seul dans son incommunicable unité. Ses prolongements intellectuels, le concept et l'intelligence, la parole et le nom, le raisonnement et la pensée, engendrés librement, ne sont pas, comme dans la Trinité chrétienne, des personnes coéternelles , coinfinies, consubstantielles. On ne saurait douter un instant que les trois syzygies divines du Magicien n'aient eu dans sa pensée l'avantage de rappeler, en les dédoublant, les trois personnes augustes de la sainte Trinité. Il n'est pas moins évident que cette conjugaison des attributs divins, empruntée à la théogonie indienne, et procédant par l'union du principe masculin avec le principe féminin, avait pour but d'exprimer, comme on dirait maintenant, la simultanéité de l'objectif et du subjectif dans l'évolution divine. Simon posa le premier, en face de l'Église catholique, cette donnée, que le gnosticisme développa plus tard, et étendit jusqu'aux extrêmes limites de l'absurde. On comprend ainsi de quelle importance il était pour les apôtres d'établir nettement la notion de la Trinité chrétienne. Voilà pourquoi Pierre, entrant à Antioche après le départ du Magicien, prêcha tout d'abord le dogme de
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« lunité de Dieu en trois personnes. »Ce fait caractéristique, mentionné sans explication par le texte des Actes les plus anciens que nous possédions sur le prince des apôtres, semblait un anachronisme, avant que l'hérésie de Simon nous fût exactement connue. Aujourd'hui l'opportunité d'un tel enseignement est manifeste, et ce trait des anciens Actes devient une preuve merveilleuse de leur authenticité 1.
38. Ecoutons ce passage de l’Apophasis Philosophumena : de Simon, littéralement reproduit par l'auteur des « A vous, Mortels, j'adresse ce verbe révélateur; pour vous j'écris les paroles de ce livre! L'Écriture sacrée, la voici : Il y a deux générateurs, sans commencement ni fin, de tous les éons. Ils sont sortis d'une seule racine, qui est la puissance , le silence invisible, inaccessible à l'intelligence. Le premier générateur illumine les sphères d'en haut; il est le grand pouvoir, l'âme de toute chose, l'administrateur souverain, principe mâle. Le second illumine les sphères inférieures, c'est la grande intelligence, principe femelle, engendrant tous les êtres. L'union des deux générateurs qui se correspondent ainsi aux deux pôles de l'éther inintelligible, sans commencement ni fin, est substantielle. Au milieu de l'éther, réside le Père, qui soutient et fait vivre tout ce qui a un commencement et une fin. Le Père est celui qui est, a été et sera. Il renferme en soi le double principe mâle et femelle, reproduisant de la sorte le type de la puissance préexistante et infinie, sans commencement ni fin, établie dans l'unité éternelle, dont la pensée, en se manifestant, donna naissance aux deux générateurs suprêmes. Or, le Père était un; ayant encore sa pensée repliée en soi, il était seul; sans qu'on puisse dire qu'il préexistât à sa pensée ni que sa pensée lui préexistât. Mais s'étant manifesté soi-même à soi-même, il devint double, et ne s'appela Père que lorsque sa propre pensée l'eut salué de ce nom. Il avait de soi, en se manifestant à soi-même, produit sa propre intelligence. L'intelligence, une fois manifestée, se replia sur son principe pour le considérer. Elle absorba ainsi,
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1 Voir plus haut le no 25 de ce chapitre.
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par cette incubation, le principe paternel, le pouvoir. A son tour donc, l'intelligence possède les deux éléments masculin et féminin. Le pouvoir ne saurait être séparé de l'intelligence : ils ne font qu'un. Dans les êtres des sphères supérieures, réside le pouvoir; en bas, l'intelligence. Voilà pourquoi, dans les œuvres produites par leur commune expansion, se retrouve le double élément. C'est ainsi que l'Esprit est dans l'intelligence, unité substantielle avec deux formes complètement distinctes 1. »
39. Cette page authentique de l'hérésiarque samaritain nous donne la clef des syzygies d'Eons, dont la sèche nomenclature pourrait passer pour une énigme philosophique. Deux trinités sont superposées l'une à l'autre. Le feu éternel, le silence infini, dans la plénitude de l'être, produit le grand pouvoir et la grande intelligence. Cette trinité radicale, si l'on peut s'exprimer ainsi, ne s'est jamais révélée, n’a eu aucun rapport direct et immédiat avec les êtres créés. C'est la base de la divinité, le fondement inaccessible des réalités intellectuelles. Elle s'est reflétée dans la trinité du second ordre, composée du Père (Nous), celui qui est, a été et sera 2; de l'intelligence (Épinoia) ; et d'un troisième élément, le pouvoir, acquis à l'intelligence par incubation. Le développement de la trinité secondaire par la parole et le nom (phonè xai onoma), le raisonnement et la pensée (logismos xai épitumèsis), est le produit direct du principe fécondant, emprunté au Père par l'intelligence. Cette dernière, Épinoia, franchissant les limites du cosmos divin, a engendré les anges et les esprits surnaturels. Les anges, vivant dans une sphère inférieure, et ne connaissant pas leur père, jaloux d'être eux-mêmes créateurs, ont formé le monde que nous habitons, œuvre d'ignominie, de rébellion et de ténèbres. Dans la crainte que leur mère (Épinoia) l'intelligence, dont ils trahissaient ainsi les desseins, ne leur donnât plus tard des rivaux, dans sa fécondité divine, ils l'attirèrent un instant dans le monde créé par eux, et réussirent à l'enchaîner, sous une forme humaine, dans la sphère inférieure. Captive
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1 Philosopli.,\\h. VI, cap. i, § 18. — 2. Cette définition du Père est évidemment calquée sur celle de l'isis égyptienne.
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et voyageuse, selon le mode emprunté aux métempsycoses de Pythagore, on a vu cette divine intelligence apparaître, à diverses époques de l'histoire, sous les traits d'une femme admirablement belle. La Grèce versa le sang de ses héros, autour des murs de Troie, pour cette beauté divine, qui se nommait alors Hélène. Ballottée sur tous les points du globe et toujours méconnue, Épinoia attendait sa délivrance. La rédemption du monde devait en être le prix. Enfin Nous, le Père qui est, a été et sera, résolut de faire tomber les chaînes de sa malheureuse fille. Il ne s'est pas incarné (quelle union était possible entre Dieu radicalement bon et la chair radicalement mauvaise?) mais il s'est manifesté successivement dans toutes les sphères, descendant chaque anneau des syzygies divines, et chaque échelon des créatures ; transfiguré en ange parmi les anges, en homme parmi les hommes. Aux Juifs, il apparut comme Fils; à Samarie comme Père; parmi les nations comme l'Esprit-Saint. Sous toutes ces formes diverses, il accomplissait la même mission, la délivrance de l'idée (Éponoia) des lieux charnels. Il cherchait partout sa brebis égarée, sa drachme perdue. Épinoia avait communiqué de ses principes à l'humanité tout entière et à chaque individu en particulier. Son libérateur devait donc se révéler à tous et à chacun, pour reconquérir les principes épars de la captive divine. On l'avait vu souffrir quoique impassible, mourir quoique immortel, ressusciter quoique n'ayant jamais cessé de vivre, sous les traits de Jésus de Nazareth. Mais Jésus n'était qu'une forme passagère; dans la réalité, Simon était lui-même le libérateur véritable, empruntant tour à tour les traits du Père, du Fils, de l'Esprit-Saint, jusqu'à ce qu'enfin il eût reconnu Épinoia, la prisonnière céleste, travestie sous les traits d'une autre Hélène, esclave impure, que l'avarice de ses maîtres vouait à la prostitution, aux abords du théâtre de Tyr. Les hommes la connaissaient sous le nom d'Hélène, mais elle était réellement et substantiellement l'intelligence divine, la fille substantielle du Père. Simon la délivra, et ce jour-là le monde fut racheté.
40. Les conséquences d'un pareil système sont faciles à deviner. Des sphère de l'être inaccessible, le Magicien retombait lourde-
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ment dans la fange des plus ignominieuses passions. L'immoralité des doctrines de Simon est flétrie, avec une éloquence indignée, par tous les Pères de l'Église. Les Philosophumena nous apprennent que la statue de Simon, sous les traits de Jupiter, et celle d'Hélène, sous la figure de Minerve, étaient exposées aux adorations des adeptes. Avant l'initiation, le païen auquel on montrait ces images ne manquait pas de les saluer du nom de Jovis et de Minerva. L'assemblée éclatait de rire, en entendant cette interprétation grossière. Bientôt on révélait à l'étranger les profonds mystères cachés sous les apparences matérielles. Le salut promis au monde est donné par le baptême, conféré au nom de Simon et d'Hélène. La puissance magique de Simon affranchit l'humanité de la servitude des mauvais anges, auteurs de l'univers. La connaissance de l'idée divine, Épinoia, élève l'âme dans les sphères supérieures. Les actes ne sont ni bons ni mauvais; les liens du mariage sont une superstition; la famille est une institution perverse; les lois sont toutes émanées des mauvais anges. Sous ses bandelettes sépulcrales, l'humanité était morte; Simon est venu la ressusciter, en lui apportant la liberté véritable, la vie spirituelle qui rompt toutes les chaînes du monde inférieur, tous les devoirs, toutes les entraves de la famille et de la société. Tel était, dans son ensemble, le système de Simon; prodigieux mélange de toutes les spéculations anciennes et modernes, écloses du cerveau des philosophes, panthéistes et socialistes de tous les âges.