Angleterre 37

Darras tome 27 p. 235

 

§ VI. ENTENTES DES PERSÉCUTEURS.

 

   36. Dans l’excès de ses égarements, Henri n’avait pas conscience de cette ivresse ; ayant recouvré la paix, il retournait aux intrigues, cause première de ses malheurs. Dès le commencement de schismatique l’année suivante 1166, un autre fou couronné, l’empereur d’Alle- magne, précipitait ses états dans de nouvelles convulsions ; il allait réunir une assemblée générale à Wurtzbourg, Herbipolis, dans le but de ramener à son fantôme de pape les prélats germains et les seigneurs laïques eux-mêmes, qui s’en détachaient de jour en jour. L’Anglais écrit immédiatement à l’archevêque élu de Cologne, que nous avons nommé, comme du reste les historiens catholiques du temps, le porte-étendard du schisme: «J’attendais et j’appelais de tous mes vœux l’heureuse occasion de renoncer au pape Alexandre et d’abandonner ses perfides cardinaux, puisqu’ils ont l’audace de soutenir le traître Thomas, l’ancien archevêque de Cantorbéry. En conséquence, de l’avis de tous mes barons, avec le plein consentement du clergé, je me propose d’envoyer à Rome l'archevêque d’York, l’évêque de Londres, l’archidiacre de Poitiers, Jean d’Oxford et Richard de Lucy, pour demander au Pape la déposition canonique du primat, la révocation de tous ses actes, l’autorisation de le remplacer immédiatement, et de plus l’approbation de nos Coutumes royales ; en cas de refus sur un point quelconque, ils

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1. W NEUBRIniG. De Rcb. Angl. n, 17. — S. Thomas Caxtcar Epist. i, 10.

2. Isa. x\iv, 20.

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devront lui dénoncer que nous lui retirons notre obéissance et que désormais ses partisans ne seront plus tolérés dans notre royaume. Vous tenant pour un véritable ami, nous vous prions d’envoyer un homme de confiance chargé de conduire nos ambassadeurs à travers les terres de l’empire 1. » Frédéric, consulté par l’intrus de Cologne, expédia l’homme demandé, pour engager de plus en plus l’Angleterre dans le schisme ; mais les ambassadeurs anglais, réduits à deux, Gilbert Foliot de Londres et Jean d’Oxfort, au lieu de continuer leur voyage vers l’Italie, s’arrêtèrent en Allemagne et prirent part aux violentes résolutions de Wurtzbourg. La lettre de convocation écrite par l’empereur rendait inutile l’assemblée même qu’il convoquait ; il y déterminait d’avance toutes les décisions qu’il entendait imposer à ses vassaux. Elles furent présentées à chaque membre de la réunion dans leur brutale teneur; et tous, sons délibération aucune, devaient s’engager par serment, non seulement à les observer eux-mêmes, mais encore à les faire observer dans toute l’étendue de leur juridiction.

 

   37. Après une imitation sacrilège du protocole traditionnel usité dans les conciles, il était dit : « Jamais nous ne reconnaîtrons comme Pape le schismatique Roland, l’usurpateur du Saint-Siège, ni le successeur que son parti tenterait de nommer ; nous retranchons  de notre communion quiconque se déclare ou se déclarera pour lui ; nul n’aura droit à notre tolérance, moins encore à notre amitié, s’il n’abandonne ses funestes voies et ne revient à l’unité de l’Eglise. Nous proclamons le seigneur Pascal seul pape légitime et pasteur universel ; nous soutiendrons sa cause et nous la défendrons par tous les moyens en notre pouvoir, ne négligeant rien pour en amener le triomphe. » Cela disait tout ; inutile de citer le reste. Il ne s’agissait plus que de procéder à la cérémonie du serment. Sur les livres des Evangiles et les reliques des saints, Barberousse jura le premier, engageant dans sa formule les inconnus qui le remplaceraient à la tête des nations germaniques, au gouvernement de l’empire romain. Jurèrent ensuite quatre seigneurs

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1. Codex Vatic. Epist. i, 49, 70.

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séculiers, le duc de Saxe, le marquis Albert de Brandebourg, le comte palatin Conrad frère de Barberousse, et le landgrave Ludovic, son beau-frère. Le fils de Conrad, qui s’était rendu avec une magnifique escorte, se retira dès qu’il fut question de serment. Les deux ambassadeurs d’Angleterre n’eurent pas un instant d’hésitation et jurèrent hardiment au nom de leur roi. Les contestations et les difficultés surgirent quand vint le tour des hauts dignitaires ecclésiastiques, fort peu nombreux d’ailleurs, quoi que prétende une circulaire impériale. L’archevêque de Magdebourg, au lieu d’obéir résolument aux inspirations de sa conscience, et ne voulant pas cependant la trahir, recourait à toutes sortes de subterfuges. Il protesta d’abord qu’il ne jurerait pas, tant que l’élu de Cologne n’aurait point reçu les ordres sacrés et l’onction épiscopale, pour mieux garantir la sécurité des autres prélats. La justesse de cette observation, ou mieux de cette demande frappa soudain l’empereur; cédant à l’impétuosité de son caractère, il somma l’élu d’y faire droit sans retard. Cet ordre fut accompagné de tels reproches et d’une telle acrimonie qu’ils dénotaient visiblement une âme tourmentée par l’incertitude et le remords.

 

   38. L’archevêque nommé de Cologne n’était pas exempt de ces mêmes émotions, comme il le prouvera dans la suite ; mais il n’osa pas résister, il était pris dans ses propres pièges. Celui de Magdebourg se trouvait désarmé par là même ; il n’avait que trop bien réussi. Il émit alors des hypothèses illusoires, il incidenta sur la portée du serment, il essaya de le restreindre, et finit cependant par le donner sous d’impuissantes et vaines réserves. Ainsi fit également l’archevêque de Bamberg. L’un et l’autre se relèveront de leur chute ; car ils mentaient à leurs vrais sentiments. L’intrus de Verden et l’évêque d’Halberstat jurèrent sans condition, ceux de Verdun et de Freisingen en furent dispensés pour l’heure, leurs métropolitains étant absents. Somme toute, ou ne recueillit qu’un nombre insignifiant d’adhésions ou de signatures. La plupart des seigneurs ne s’étaient pas rendus. Le patriarche d’Aquilée, l’archevêque de Saltzbourg, celui de Trêves, avec leurs suffragants et beaucoup d’autres s’étaient prudemment abstenus ; ce qui, joint aux violen-

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ces commises, à la pression exercée, rendait à peu près nulles la valeur et l’action de ce prétendu concile subjugué par le pouvoir temporel et qui fut tenu pendant les fêtes de la Pentecôte 1. Frédéric ne pouvait se faire illusion sur une aussi flagrante nullité; les armes spirituelles lui faisant défaut, il résolut d’en appeler aux armes matérielles, et pour la troisième fois il envahit l’Italie. Pour l’intérêt et la clarté du récit historique, nous ne le suivrons pas maintenant dans cette invasion ; elle se rattache à cette grande lutte de la papauté et des cités italiennes contre le despotisme allemand ; elle aura sa place dans cet ordre de faits. La logique est une reine qui commande à la chronologie, ainsi qu’à toutes les autres sciences, dans l’exposé des événements humains. Vocavit ancillas suas.

 

   39. Quand le pape Alexandre sut la conduite des ambassadeurs anglais au conciliabule d’Herbipolis2, il ordonna que le Sacré-Collége écrivit en son nom au roi d’Angleterre pour lui témoigner son étonnement et sa douleur. Nous n’avons pas cette lettre; elle ne nous est connue que par la réponse d’Henri. Il s’y défend de toute démarche contraire au dévouement qu’il a toujours témoigné pour l'Eglise Romaine, prétend-il, et pour la personne auguste du souverain Pontife. En se mettant en rapport avec l’empereur, il n’a pas voulu pactiser avec les schismatiques, ni surtout avec les excommuniés. L’excommunication est sa terreur constante ; nous l’avons déjà vu, nous le verrons encore. Implicitement il désavoue ses représentants à la cour d’Allemagne, sans parler une seule fois de leur serment. Lorsqu’il le croira nécessaire, il n’aura pas de telles pudeurs ; il les désavouera d’une manière explicite. Mais, si les

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1   C'est une belle chose assurément, une chose même nécessaire que l'exac­titude chronologique; mais encore ne faut-il pas qu'elle dégénère en minutie. Les annotateurs de Baronius prétendent que la diète dont il s'agit doit être avancée d'un an, et d'un an retardées les lettres dont il s'agira tout à l'heure. Leur opinion nous ayant paru sans fondement sérieux, la question sans im­portance aucune, nous avons respecté la chronologie du célèbre Anna­liste.

2   II fut instruit par un ami fidèle et secret qui était présent à l'assemblée.
Codex Vatic. Epist. i, 71. 72.

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ambassadeurs ont outrepassé leur mandat, s’il peut rejeter sur eux l’alliance avec l’antipape et décliner la responsabilité de leur engagement public, peut-il nier les avances faites par lui-même, les sentiments et les desseins exprimés dans sa lettre à l’élu de Cologne ? Il ne l’essaie même pas, il se garde bien d’y faire allusion. Comme pour donner le change, le roi parle aux cardinaux du mariage de sa fille avec le fils de l’empereur. L’envoi de ses émissaires ne semblerait pas avoir eu d’autre but. Revenant ensuite à l’archevêque de Cantorbéry, dont le Pape et le Sacré-Cullége lui demandent la réintégration, il ne l’a pas chassé du royaume, dit-il, il n’a pas à l’y rappeler. C’est Thomas lui-même qui s’est exilé, qu’il retourne de lui-même, à la condition cependant de rendre au monarque les hommages et les devoirs qui lui sont dus par ses sujets. Il insiste sur la portée de celle condition, sur le sens dans lequel il faut l’entendre, en déclarant qu’il maintiendra dans toute leur intégrité les coutumes et les privilèges à lui transmis par ses illustres prédécesseurs. Quiconque y porterait atteinte serait traité comme son ennemi personnel et l’ennemi de sa couronne.

 

   40. L’apologie du tyran, la dissimulation de ses excuses et sa brutale obstination ne devaient pas laisser beaucoup d’espoir au souverain Pontife ; mais il ne se déconcerta pas. Malgré l’insuccès de ses conseils et de ses démarches, le père voulait épuiser tous les moyens de persuasion, avant de recourir aux menaces de rigueur. Il écrivit à l’évêque de Londres, dont il connaissait les rapports avec Henri, bien qu’il n’ignorât pas non plus sa conduite antérieure, le priant de s’adjoindre l’archevêque de Rouen, prélat d’un tout autre caractère, l'évêque d’Hereford et l’impératrice Mathilde, pour obtenir la réconciliation et la paix. Vaine tentative, la réponse de Gilbert ne différait pas essentiellement de celle du prince, le même esprit l’avait dictée. A la prière d’Alexandre, Thomas intervint; il écrivit en cette occasion deux lettres, l’une directement au roi, l’autre aux évêques d’Angleterre 1. On ne sait qu’admirer le plus dans les pensées et les sentiments qu’elles expriment. Est-ce

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1 Coùex Vatic. S. Thomse Cant. Epist. i, -13, 97.

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l’humilité du saint, le zèle du pontife, la sagesse du docteur, l’inébranlable fermété de l’Apôtre ? Disons que toutes ces qualités et beaucoup d’autres y sont combinées avec une égale splendeur, dans une harmonie parfaite. Ce n’est pas d’une cellule d’emprunt, sur la terre étrangère, c’est du palais primatial de Cantorbéry, que ces lettres semblent avoir été dictées. Et pourtant elles échouèrent devant l’obstination de l’orgueilleux despote et le triumvirat formé par Roger d’York, Gilbert de Londres, Joscelin de Salisbury. L’attention du Pape, qui seul pouvait rompre la conspiration, fut quelque temps détournée par d’autres sollicitudes et des dangers plus immédiats.

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon