Nominalisme théologique

Darras tome 6 p. 535

 

§ Il LE NOMINALISME THÉOLOGIQUE.

 

   6. Pendant son séjour à Paris, le Souverain Pontife tint un synode pour juger Gilbert de la Porrée, évêque de Poitiers, accusé d’hérésie. Laissons encore parler Otton de Freisengen1. Pour rendre la physionomie d’une époque rien à notre sens comme

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1 OTTO Frisin., in Frit!., i, 4G, 47.

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le langage de l’époque elle-même, en dépit des imperfections, et souvent par les idées personnelles dont il est empreint. « Il y eut alors en Aquitaine et dans la ville de Poitiers, un évêque du nom de Gilbert. Originaire de cette ville, depuis sa jeunesse jusqu’à ses vieux jours, il cultivait en divers lieux de la Gaule l’étude de la philosophie ; de fait et de nom il en était l’un des maîtres. Peu avant ce temps il avait été élevé en cette même ville au faite épiscopal. Esprit vaste et subtil, dialecticien pénétrant, il avait accoutumé de dire beaucoup de choses autrement que le commun des hommes. Or, dans une circonstance où il présidait une grande assemblée du clergé de son diocèse, il mêla au discours qu’il fit en guise d’exhortation quelques vues insolites au sujet de la foi à la Sainte Trinité. Deux de ses archidiacres, Arnaud et Calon, le déférèrent à l’examen du Souverain Pontife et du Saint- Siège, comme fauteur d’une doctrine contraire à celle de l’Église. Dans ce but, ils s’étaient mis tous deux en route, et étaient allés trouver à Sienne en Toscane le Pontife Romain, lorsqu’il se rendait de Rome dans les Gaules. Après leur avoir donné audience et quand il connut le motif de leur voyage, le Pape leur répondit en peu de mots qu’il se rendait dans les Gaules, et que là il s’édifierait pleinement sur cette question, parce qu’il serait plus à même de l’examiner, grâce au grand nombre d’hommes érudits qui étaient dans ce pays. Les archidiacres retournent alors en France, et consultent Bernard, Abbé de Clairvaux, qu’ils font pencher en faveur de leur cause contre l’évêque. Autant cet abbé était animé d’un zèle ardent pour la religion, autant il sortait de sa mansuétude habituelle et devenait, en quelque sorte, sujet à prévention, — la prévention est ici dans l’esprit du chroniqueur, — quand il s’agissait de maîtres qui, confiants dans la sagesse du siècle, s'attachaient trop à suivre la raison humaine. Il les abhorrait, et s’il était mis sur leur compte quoi que ce fut de dissonant avec la foi chrétienne, il prêtait facilement l’oreille à de semblables propos. » Ainsi s’exprime Otton, qui plus tard, lorsque son esprit eut une vue plus claire des choses, rétracta les louanges exagérées qu’il avait données à Gilbert, pour rendre pleine justice à S. Bernard. L’exemple d’Arnaud de Brescia,

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d’Abailard et de Gilbert lui-même prouve combien était dans le vrai le grand Abbé de Clairvaux.

 

   7. Dès que les propositions entachées d’hérésies émises par l’évêque de Poitiers lui furent pleinement connues, cet infatigable athlète de la foi n’eut point de repos qu’il n’eût amené la comparution de l’hérésiarque devant les conciles, pour l’obliger à répondre aux accusations portées contre lui. « Gilbert, » continue Otton, « qui s’était soumis dès l’adolescence à l’enseignement des grands maîtres, tels qu’Hilaire de Poitiers, après lui Bernard de Chartres, en dernier lieu les deux frères Anselme et Raoul de Laon, et qui se fiait plus à leur autorité qu’à sa propre intelligence, avait puisé dans leurs leçons, non pas des connaissances superficielles, mais une solide instruction. Il ne s’était pas affranchi prématurément de la férule ; la gravité de ses mœurs et de sa conduite étaient en parfaite harmonie avec l’austérité de la science ; c’était aux choses sérieuses, et non pas aux jeux de l’imagination, qu’il avait appliqué son esprit. Il résultait de là que, mesurant le moindre geste et jusqu’au son de la voix, il se montrait, non moins que dans les actes, difficile dans les paroles, si bien que ce qu’il disait entrait parfois dans les intelligences exercées et cultivées; dans les têtes frivoles, jamais.» Cet éloge de Gilbert, qu’Otton rétracta solennellement à son lit de mort1, ne montre que plus combien était nécessaire le synode de Paris assemblé par Eugène III pour juger ce faux docteur. Gilbert continuait l’erreur des nominalistes, sa logique l’avait conduit, à travers les catégories d’Aristote, à cette monstrueuse conséquence que l’essence divine, c’est-à-dire la forme par laquelle Dieu est Dieu, n’est pas Dieu, de même que la nature humaine n’est pas l’homme, mais la forme par laquelle il est homme ; de plus, il faisait clairement entendre que la nature divine ne s’est pas incarnée. A un autre poinit de vue, il devançait les protestants, quand il annihilait le mérite de l’homme, pour dire que nul n’est méritant excepté Jésus-Christ. Il ajoutait à cela cette opinion non moins erronée, que le baptême n’a son efficacité sacramentelle que

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1 Radevic, in Frid., h, 11.

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pour ceux qui sont prédestinés au salut. Adam de Petitpont, depuis peu chanoine de l’Eglise de Paris, et Hugues de Champfleury, chancelier royal, déposèrent, sous la foi du serment, que Gilbert avait en effet exprimé quelques-unes de ces propositions en leur présence. Les discussions s’étant prolongées pendant plusieurs jours, Eugène III remit la cause à l'année suivante, au concile de Reims, qui eut lieu le quatrième dimanche du Carême, 21 mars 1148, et où furent condamnés Eon de Bretagne, les Henriciens du Midi et les apostoliques de Cologne, comme nous l’avons déjà raconté.

 

   8. Voici le symbole de foi que le suprême docteur fit promulguer après le concile, contre les erreurs de Gilbert : « L’an du Seigneur onze cent quarante-huit, sous le pape Eugène III, ce symbole a été confirmé dans le concile de Reims par les Pères des provinces : Nous croyons et nous confessons que la simple nature de la divinité est Dieu, et qu’on ne peut nier en aucun sens catholique que la divinité soit Dieu et que Dieu soit la divinité. S’il est dit quelque part qu’il est sage par la sagesse du Seigneur, grand par sa grandeur, Dieu par sa divinité, et autres choses semblables, nous croyons qu’il n’est sage que par cette sagesse qui est Dieu lui- même, grand que par cette grandeur qui est Dieu lui-même, éternel que par cette éternité qui est Dieu lui-même, un que par cette unité qui est lui-même, Dieu que par cette divinité qui est lui-même, c’est-à-dire qu’il est sage, grand, éternel, un, Dieu par lui-même. Lorsque nous parlons des trois personnes, Père et Fils et Saint- Esprit, nous proclamons qu’elles-mêmes sont un seul Dieu, une seule substance divine ; et réciproquement, lorsque nous parlons d’un seul Dieu, d’une seule substance divine, nous confessons que Dieu seul lui-même, que l’unique substance divine est trois personnes. Nous croyons et nous confessons que Dieu seul, Père et Fils et Saint-Esprit, est éternel, et qu’il n’y a pas absolument de choses en Dieu, qu’on les appelle relations, ou propriétés, ou singularités, ou unités, ou de tout autre nom qu’on les désigne, qui ne soient pas Dieu. Nous croyons et nous confessons que la divinité elle-même, qu’on lannomme substance divine ou nature divine, s’est incarnée, mais dans le Fils. » Ce symbole, auquel nous au-

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rons à revenir tout à l’heure, est postérieur au Concile. Quant à l’assemblée elle-même, elle arrêta dix-sept canons. Une page rétrospective nous en donnera mieux la notion que ne le ferait une sommaire analyse.

 

   9. Quatre ans après, S.Bernard, dans son livre de la Considération, adressait à Eugène III les plaintes que voici: « Il m’est facile, tout en passant sous silence de nombreuses ou plutôt d’innombrables prescriptions négligées et foulées aux pieds, de vous montrer arraché plus d’un plant de votre propre main. Votre bouche n’a-t-elle point promulgué les canons sanctionnés par le concile de Reims? Qui les observe ? qui les a observés? Vous êtes dans l’illusion, si vous croyez qu’ils sont respectés. Nous ordonnons, avez-vous dit, que les évêques aussi bien que les clercs, soit par la superfluité et l’indécente variété des couleurs ou la molle recherche des habits, soit par la coupe des cheveux, ne scandalisent pas ceux qui les voient, tandis qu’ils doivent être leur règle et leur exemple ; qu’ils condamnent plutôt tout égarement dans leurs actes, de manière à inspirer par leur conduite l’amour de l’innocence, comme l’exige la dignité de leur rang dans la hiérarchie sainte; et si, avertis par leurs évêques, ils n’obéissent pas dans les quarante jours, qu’ils soient privés de leurs bénéfices ecclésiastiques par l’autorité des mêmes prélats. Quant aux évêques, s’ils négligeaient d’appliquer cette peine, comme les fautes des inférieurs doivent être mises à la charge des supérieurs faibles et négligents, qu’ils ne remplissent pas la charge de pontife jusqu’à ce qu’ils aient imposé aux clercs de leur juridiction la peine établie par nous1 A cela nous avions cru devoir ajouter que nul ne devait être nommé archidiacre ou doyen, avant d’avoir été ordonné diacre et prêtre ; que les archidiacres et les doyens qui n’ont pas reçu les ordres, seraient privés du rang où ils avaient été élevés, s’ils poussaient la désobéissance jusqu’à ne vouloir pas les recevoir. Il était également défendu d’accorder ces honneurs à des adolescents, qui n’ont pas encore atteint l’âge du sacerdoce, quel que soit d’ailleurs l’éclat de leur nais-

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p540   PONTIFICAT D’EUGÈNE lil (1145-1153).

 

sance ou le mérite de leur vie. Ce sont là vos paroles et vous les avez vous-même sanctionnées: et le résultat? Encore des adolescents, encore ceux qui n’ont pas reçu les ordres sacrés sont promus dans l’Eglise. Pour ce qui regarde la première prescription, le luxe des vêtements est interdit, mais il n’est pas restreint. La peine est édictée sans doute ; mais elle n’est nullement appliquée. Quatre ans sont déjà passés, depuis que nous avons entendu promulguer le commandement, et nous n’avons eu à pleurer sur aucun clerc privé de son bénéfice, sur aucun évêque suspendu de ses fonctions. Ce qui a été fait doit nous arracher les larmes les plus amères. Qu’est-ce donc? L’impunité fille de l’incurie, mère de l’insolence, racine de l’impudeur, nourrice des transgressions1. »

 

   10. Ce fut après l’établissement des dix-sept canons que la cause de l’évêque de Poitiers fut introduite. S. Bernard soutint l’accusation avec sa véhémence habituelle, avec une logique si écrasante, qu’Eugêne III, pour épargner à l’évêque la honte d’une grande publicité, décida qu’on ne continuerait les débats qu’après la dissolution du concile. Ecoutons le biographe du grand Abbé de Clairvaux. «Au Concile que le vénérable pape Eugène célébra dans la ville de Reims, Bernard, cet atlète sans égal de la sainte Eglise en son temps, plaida chaleureusement pour elle contre Gilbert : il perça d’abord à jour tout ce que Gilbert s’efforcait de cacher en jouant sur les mots ; puis, tant par ses arguments que par les témoignages des saints, il prit corps à corps l’erreur nouvelle dans une discussion de deux jours. Voyant alors que certains de ceux qui présidaient, tout en reconnaissant ce qu’il y avait d'attentoire à la foi dans la doctrine incriminée, hésitaient cependant encore à flétrir la personne du novateur, emporté par le feu de son zèle, il provoqua une réunion séparée de l’Eglise des Gaules dont il faisait partie. Puis, du commun avis des Pères des dix provinces, d’autres évêques et de plusieurs abbés, sous la dictée de l’homme de Dieu, à des dogmes nouveaux, on oppose un symbole nouveau. Il est revêtu de la signature de chacun des adhérents, afin que le zèle de

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1 Bernard., Consid. iv.

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tous, non moins irréprochable que leur foi » éclate à tous les veux. C’est ainsi qu’enfin le jugement apostolique et l’autorité de l’Eglise universelle condamnent l’erreur dénoncée. On demande à l’évêque Gilbert s’il souscrit à cette condamnation : il y souscrit, et rejetant publiquement ce qu’il avait d’abord écrit et affirmé, il obtient le pardon, d’autant plus qu’on avait préalablement établi cette condition que la discussion n’aurait lieu que sur sa promesse de corriger volontiers sa manière de voir d'après la décision de la sainte Eglise1 . » Il suit de là que Gilbert, bien qu’il eût formulé des propositions entachées d’hérésie, ne fut pas hérétique, puisqu’il fut entièrement exempt de l’obstination qui, selon, S. Augustin, fait un homme hérétique. Aussi ne fut-il pas privé de son rang d’évêque. Quant au Symbole nouveau, écrit alors par S. Bernard, nous dit son biographe, et signé par les évêques, pour comprendre la controverse dont il fut la source contre Eugène III de la part des cardinaux, il faut recourir au récit d’Otton de Freisingen 2 : « Le Synode fini, et de salutaires canons ayant été promulgués pour ajouter de nouveaux décrets aux anciens ou pour les confirmer, les plus sages et les moins éloignés de Reims sont retenus pour terminer la cause de l’évêque Gilbert. »

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon