Suppression des Jésuites 7

Darras tome 39 p. 426

 

   25. On avait donc supprimé la compagnie de Jésus pour rendre la paix à l'Église et au monde. Cette paix, du moins, fut-elle réta­blie ? Par une circulaire, le Pape avait ordonné aux évêques de prendre, en son nom, possession des biens des Jésuites ; il dut, en présence des réclamations des souverains, retirer cette circulaire. Avignon, Bénevent et Ponte-Corvo lui furent rendus; mais cette restitution, de stricte justice, ne mit pas fin aux violences. En France, Clément XIV vit une commission de prélats courtisans tra­vailler à l'extinction des ordres religieux. En Espagne, on conti­nuait de méconnaître les droits de la chaire apostolique. En Por-

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tugal, le pontife avait à déplorer les plus graves excès; le nonce apostolique ne jouissait guère que d'un titre nominal; l'éducation de la jeunesse et même du clergé était livrée aux sectaires, les affaires ecclésiastiques livrées à la merci des magistrats séculiers. A Mayence, en Bavière, en Autriche, les états étaient en proie aux doctrines de Fébronius ou des jansénistes. L'Italie même n'était pas à l'abri des leçons funestes de l'hérésie et de l'impiété ; Naples, Parme, Modène, Venise poursuivaient la série de leurs empiéte­ments journaliers sur les droits de l'Église. La Pologne tombait sous la main de princes schismatiques. Pour compléter ce doulou­reux tableau, le Sacré Collège se tenait à l'écart; quelques évêques avaient exprimé leurs regrets et leurs craintes ; d'autres avaient gardé un silence plus significatif encore. Le Pape pouvait-il, sans chagrin, considérer qu'une mesure, qui avait trouvé, parmi les catholiques, si peu d'admirateurs, eut fait pousser, à tous les enne­mis de l'Église, des cris de joie et de triomphe ? Que serait-ce, si Dieu le douant de cette claire vue qui distingue les hommes supé­rieurs, lui entr'ouvrit, même d'une manière confuse, les perspectives de l'avenir. «L'anéantissement de la Société de Jésus, d'un seul coup, sans préparation, dit Ranke, de cette société qui fit, de l'instruction de la jeunesse, sa principale arme, devait nécessairement ébranler le monde catholique jusque dans ses profondeurs, jusque dans la sphère où se forment les nouvelles générations. » —« Vingt ans après, jour pour jour, continue Crétineau-Joly, la république fran­çaise, par l'organe de la convention nationale, inspirait aux mul­titudes, sous peine de mort, la négation de tout culte, l'anéantisse­ment de toute idée religieuse ou monarchique. Du haut de l'échafaud sur lequel coulait le sang des rois, du peuple, des prêtres et de la noblesse, elle surexcitait toutes les passions, elle les défiait pour s'en faire un instrument de règne, elle les brisait quand leurs vic­times rougissaient d'accepter la servitude. Les corrupteurs de la jeunesse étaient bannis de l'enseignement, et par un phénomène inexplicable, la jeunesse se relevait plus corrompue que jamais. On avait annihilé les perturbateurs du repos public; en même temps le trouble envahissait l'Église et l'État; il pénétrait jusqu'au foyer

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domestique. Quelques théologiens du seizième siècle ne dissertaient plus sur le régicide, le régicide devint un acte de civisme et de haute moralité révolutionnaire. Les Jésuites n'étaient plus là pour légitimer les attentats sociaux, et cependant le crime passa dans la loi. Le droit de la famille se voyait aussi bien mis en question que le droit de propriété. Les Jésuites ne fomentaient plus de divisions entre les rois et les sujets, des guerres sans but et sans fin couvrirent le monde de ruines et de sang. » (1).

 

   26. En signant le  bref d'abolition, Clément XIV avait dit : « Cette suppression me donnera la mort. » Donc le jour qui suivit la sup­pression de la Compagnie, le pontife commença à se trouver mal et à s'affliger profondément de toutes les traverses qui tourmen­taient la barque dont il était le pilote. Une religieuse avait prédit sa mort prochaine ; pour cette prédiction, elle avait été enfermée au château Saint-Ange, mais l'incarcération ne pouvait avoir la vertu d'arrêter la mort. Dans son affliction, le Pape se tenait toujours enfermé : il ne donnait audience presque à personne et n'expédiait aucune affaire. Parfois il errait dans ses appartements et s'écriait tout en larmes : « Compulsus feci, Je l'ai fait par contrainte. » On dit même qu'il devint fou. En tout cas. le trouble, l'inquiétude, la crainte d'avoir pris une détermination funeste à l'Eglise, l'acca­blèrent d'angoisses. « Pauvre Pape, s'écriait S. Liguori, que pou­vait-il faire dans les circonstances difficiles où il se trouvait, tandis que les couronnes demandaient de concert cette suppression ? Pour nous, nous ne pouvons qu'adorer en silence les secrets jugements de Dieu et nous tenir en paix. Ne restât-il qu'un seul jésuite au monde, il suffirait pour le rétablissement de la Compagnie. » Le saint évêque assista le Pape sur son lit de mort. Voici comment le prodige s'opéra : «Le vénérable serviteur de Dieu, demeurant à Arienzo, sentit une espèce d'évanouissement. Assis sur son fau­teuil, il resta environ deux jours dans un doux et profond sommeil. Un des gens de service voulut l'éveiller ; son vicaire général, don Jean-Nicolas de Rubino, ordonna de le laisser reposer, mais de le garder à vue. S'étant enfin éveillé, et  ayant aussitôt  donné  quel-

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(1) Clément XIV et les Jésuites, p. 426.

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ques coups de sonnette, ses gens accoururent. Les voyant fort étonnés : «Qu'est-ce qu'il y a ? leur dit-il. — Ce qu'il y a ? répon­dirent-ils : voilà deux jours que vous ne parlez pas, que vous ne mangez pas, que vous ne donnez aucun signe de vie. — Vous autres, dit le serviteur de Dieu, vous me croyiez endormi ; mais il n'en était rien. Vous ne savez pas que je suis allé assister le Pape, qui est déjà mort » (2). On ne tarda pas d'apprendre que Clé­ment XIV était mort le 22 septembre entre huit et neuf heures du matin. Ce Pape mourut, en effet, le 22 septembre 1774.

 

Le protestant Schœll raconte en ces termes la mort de Clément XIV. «Clément XIV, dont la santé, selon la remarque de plusieurs écrivains, commença à dépérir depuis la signature du bref, mou­rut le 22 septembre 1774, âgé de près de soixante-neuf ans. Après l'ouverture de son corps, qui se fit devant un grand nombre de curieux, les médecins déclarèrent que la maladie à laquelle il avait succombé provenait de dispositions scorbutiques et hémor-roïdales, dont il était affecté depuis de longues années, et qui étaient devenues mortelles par un travail excessif et par la cou­tume qu'il avait prise de provoquer artificiellement des sueurs fortes, même dans les grandes chaleurs. Cependant les personnes formant ce qu'on appelait le parti espagnol répandirent un tas de fables pour faire croire qu'il avait été empoisonné avec de l'eau de Tofana, production imaginaire, dont beaucoup d'ignorants ont parlé et que personne n'a jamais vue ni connue. On fit circuler une quantité de pamphlets qui accusaient les Jésuites d'être les auteurs d'un crime dont l'existence ne repose sur aucun fait que l'histoire puisse admettre. » — Cantu me paraît avoir résumé ce que disent tous les autres historiens sur la mort de Clément XIV, dont la santé et la raison étaient gravement altérées, qui mourut en proie au délire, assiégé de fantômes et implorant son pardon. On a pré­tendu qu'il avait été empoisonné par les Jésuites. La vérité est que les médecins ne trouvèrent dans son corps aucune trace de poison. Mais ne pourrait-on pas se  demander comment, s'ils en

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(1) Jnformalionas, ciMmadversiones cl responsio super virlulibus Alp/tonsi iicLignorio.

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avaient les moyens et la volonté, ils ne l'avaient pas fait avant que le coup décisif eût été porté ; ou pourquoi ils n'avaient pas plutôt frappé les forts qui avaient fait violence, que le faible qui l'avait subie ? . Mais la passion s'embarrasse-t-elle du sens com­mun?.... » (1).

 

   Saint-Priest et à sa suite cette foule imbécile qui prend les pas­sions pour des raisons, n'accusent par moins les Jésuites d'avoir empoisonné Clément XIV. On représente le Pape comme environné d'empoisonneurs, tremblant pour ses jours et, à la fin, succom­bant aux poisons dont il n'a pas pu se défendre. Clément XIV avait confié son service personnel à des frères de son ordre, Francesco et Buontempi ; eux seuls le servaient et eût-on voulu l'empoisonner, c'eut été impossible. Le général de son ordre, le P. Marzoni, jure et atteste à Dieu et à tout l'univers, que dans aucune circonstance, Clément XIV ne lui a dit avoir été empoi­sonné, ni avoir éprouvé les moindres atteintes de poison. (2) — « Rien n'est plus faux, dit à son tour d'Alembert, que le bruit qui a couru de l'empoisonnement du Pape. » Bernis qui avait d'abord cru aux bruits accusateurs, finit par abandonner cette inepte créance. A l'heure suprême, Clément XIV, dont l'intelligence avait été altérée, recouvra cette intelligence profonde qu'apporte souvent l'approche de la mort: il n'accusa personne. On l'avait forcé de créer in petto onze cardinaux imposés par les ennemis de la société de Jésus, notamment Alfani et Macedonio. Malvezzile pressait de les déclarer : « Je ne le puis ni ne le dois, répondit-il ; le Seigneur jugera mes motifs. Malvezzi et ses complices insis­taient. « Non, non, s'écria le Pape, je vais à l'éternité, et je sais pourquoi. » Ce refus, providentiellement constaté par une lettre de Joseph Gavazzi, créature du cardinal Malvezzi, nous fait connaî­tre les empoisonneurs authentiques de Clément XIV. En frappant de disgrâce Alfani et Macedonio, Pie VI fit voir qu'il pensait comme son prédécesseur.

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(1) Scuœll, Cours d'histoire des états européens, U XLIV, p. 85;   Canut, Jiist. de Cent arts, t. I, p. tu?. (3) Œuvres plàlosophiq.tes de d'Alembert, U XY11I»

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   Une accusation d'empoisonnement se juge, devant les tribunaux, par le témoignage des médecins qui ont soigné le malade et par le rapport officiel des gens de l'art chargés de faire l'autopsie du cadavre. Or, Noël Salicetti, médecin du palais apostolique, et le docteur Adinolfi, médecin ordinaire de Clément XIV, déposent que le tempérament du Pape était ardent et prompt à s'enflammer ; que ses gencives étaient souvent saignantes et qu'il perdit quelques dents ; qu'il était sujet aux hémorroïdes et que la tête s'embarras­sait lorsqu'elles venaient à s'arrêter; qu'en certaines saisons, il éprouvait des élancements tels que la goutte peut en causer ; que journellement il s'amassait dans sa bouche une pituite épaisse et tenace. Pour dissiper tous ces maux, Clément se donnait des exercices excessifs, et se faisait, chaque nuit, suer abondamment. A la fin de février, sa santé fut profondément altérée ; des applica­tions inopportunes de sangsues et une saignée malencontreuse aggravèrent singulièrement sa situation. Une décrépitude prompte s'accentua avec tous les symptômes de mort prochaine. Une fièvre, contre laquelle tous les remèdes furent vains, l'enleva. « Ainsi, concluent les médecins, sans recourir à aucune cause étrangère, on peut hardiment prononcer que le Saint-Père portait au-dedans de lui-même la véritable cause qui l'a conduit au tombeau ; qu'il n'a rien fait pour la détruire, ne se gouvernant depuis longtemps que selon son idée, à laquelle on peut imputer sa mort ; ne se servant pas, pour y remédier, des ressources que l'art aurait pu lui fournir à propos, soit qu'il se flattât naturellement de pouvoir de jour en jour réussir à surmonter le mal, soit que son caractère le portât à ne vouloir pas le découvrir et s'en éclaircir. » — D'au­tre part, les chirurgiens du palais apostolique, Charles de la Boissieu, et Antonio Biagi, dans un procès-verbal d'autopsie, décrivent l'état où ils ont trouvé tous les organes ; ils n'ont trouvé en aucun, la moindre trace de poison. Un jury sensé n'admettrait donc pas l'accusation; la probité de l'histoire doit la reléguer parmi ces insolentes calomnies qu'exploite la méchanceté des partis, mais qu'aucune raison ne peut faire accepter.

 

   27. Clément XIY a été l'objet de jugements tout à fait contraires.

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p432  I'ONTIFICAT   DE   CLÉMENT   XIV   (1709-177-1)

 

   Les uns l'ont fort exalté : ce sont en général des hommes peu favo­rables à l'Église ; d'autres l'ont beaucoup rabaissé, sans tenir compte peut-être des circonstances critiques où se trouvait le pon­tife. Nous avons cité les faits ; nous respectons les intentions dont Dieu seul est le juge. La vérité historique suffit pour tout expli­quer: «l'élection libre et sans simonie, malgré les intentions simoniaques et la pression extérieure des cours ; les cardinaux les plus zélés donnant eux-mêmes leurs voix à Ganganelli ; les diflicultés extrêmes des temps, la violence morale perpétuellement exercée par les puissances pour forcer Ganganelli à prononcer la suppression des Jésuites ; l'inutilité des demi-mesures et des ater­moiements prolongés qu'il leur opposait; la présence et l'action près de lui de personnages animés des sentiments les plus hostiles contre la Compagnie de Jésus ; les menaces, les craintes de schis­mes qui assiégeaient le Pape, doux et conciliant par caractère : tels sont les faits. Il y a là un ensemble de raisons qui durent agir for­tement sur l'âme du pontife. Il a donc pu se persuader que le bien de la paix exigeait qu'il fît taire son affection et son estime pour la Compagnie, et qu'il la sacrifiât aux tristes exigences d'une époque malheureuse. (1) C'est un jésuite qui parle ainsi. On ne conteste pas le pouvoir du souverain pontife, il eut pu, même sans raison grave, supprimer un Ordre, en vertu de son autorité souveraine ; du reste, il avait ou croyait avoir des raisons prises, non pas de l'indignité de la Compagnie, mais de l'iniquité des temps. En jetant à la mer les Jésuites, a-t-il apaisé la tempête? En aucune façon ; il a au contraire, déchaîné tous les vents et inauguré l'ère des ter­ribles révolutions. On explique donc la conduite du Pape, mais des excuses ne constituent pas un panégyrique. Les papes sont les suc­cesseurs de S. Pierre, les vicaires de Jésus-Christ. Jésus-Christ est mort sur une croix pour avoir prêché l'Évangile ; Pierre a été crucifié la tête en bas, pour avoir affirmé, contre Néron, la prin­cipauté de la chaire apostolique. Être crucifié est donc la voca­tion des papes. Les papes acceptent plus ou moins cette vocation au martyre. Ceux qui la soutiennent en son entier et jusqu'au

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(1) Clément XIII et Clément XIV, t. I, p. 381.

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p433 CHAP. IX. LA SOI-DISANT RÉFORME DES ORDRES, ETC.  

 

bout, sont les grands papes ; ils mettent au-dessus de tout l'hon­neur de servir avec une bravoure intrépide, la vérité et la justice ; ils n'admettent aucune transaction sur les principes, qui ne com­portent, en effet, ni concessions, ni amoindrissement. D'autres, par esprit de conciliation, dans le désir d'éviter de plus grands maux, parfois par confiance dans leur propre sagesse, viennent aux tempo­risations, aux concessions ; ils espèrent une paix qui les fuit tou­jours; parce que ne pas résister fortement aux passions, c'est les en­courager ; et les encourager, même sans le vouloir, c'est manquer à l'héroïsme du souverain pontificat. Dans un pape, cette seconde manière de procéder n'est pas un crime, c'est un défaut de gran­deur. Tel est, à peu près, le cas de Clément XIV ; s'il se fut armé de la croix contre tous les rois qui voulaient l'entraîner, il eut pu périr, mais en Grégoire VII ; en cédant à leur pression, il prit le chemin d'un autre calvaire, mais son crucifiement n'a pas d'au­réole. On le justifie trop pour n'avoir pas à le condamner un peu. Clément XIV s'est, au surplus, condamné lui-même; ses suc­cesseurs n'ont point ratifié sa décision   contre les Jésuites.

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon