Eutychès 1

Darras tome 13 p. 219


§ IV. Eutychès.

 

26. Le 29 janvier 445, saint Cyrille était mort à Alexandrie, après un pontificat de trente-deux ans. Les hagiographes ne nous ont transmis aucun détail sur les derniers moments de l'illustre doc­teur, dont le nom restera à jamais attaché à la proclamation dudogme de la maternité divine. Nous savons seulement, d'après le texte d'une requête présentée au concile de Chalcédoine par le prêtre Athanase, neveu du grand patriarche, que Cyrille, en mou­rant, voulut laisser tous ses biens patrimoniaux à sa chère église d'Alexandrie. Voici les paroles du prêtre Athanase : « L'ar­chevêque d'Alexandrie, Cyrille, de bienheureuse mémoire, dont la foi héroïque et la sainte vie sont connues du monde entier, était frère d'Isidora, ma mère. Il ne laissa d'autres neveux que mon frère Paul et moi. Il fit son testament en faveur de l'arche­vêque qui serait élu pour lui succéder, et lui légua ainsi des biens considérables. Mais il adjurait son successeur, quel qu'il fût, et le suppliait, au nom de ce que notre religion sainte a de plus sacré, de pourvoir aux besoins de la famille qu'il déshéritait 2. » Le dé­sintéressement de Cyrille ne fut pas récompensé et ses dernières volontés furent indignement trahies.

 

27.  Saint Augustin s'était désigné un successeur digne de lui. Saint Cyrille ne voulut point prévenir, même par une simple  indication, le suffrage populaire. Mais, durant sa vie, il avait eu constamment à ses côtés un archidiacre auquel il donnait toute sa confiance. Le clergé et le peuple alexandrin ne crurent pouvoir mieux faire que de porter sur lui leurs suffrages. Cet archidiacre se nommait Dioscore. « Ce fut, disent les chroniqueurs, un loup

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1 Le culte du grand évêqne d'Auxerre a survécu à toutes nos révolutions. La France ne compte pas moins de cent-soixante-douze localités qui portent le nom de Saint-Germain, outre les nombreuses églises dont il est le titulaire.

2. Labbe,,Conetf., tom. IV, pag. M5.

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ravissant, introduit dans le troupeau de Jésus-Christ. » Le nou­veau titulaire d'Alexandrie débuta par une série de persécutions et de violences dirigées contre la famille de son prédécesseur. « Le révérendissime Dioscore nous fit menacer de mort, mon frère et moi, reprend Athanase, si nous ne quittions sur-le-champ la ville d'Alexandrie. L'effet suivit la menace; sans cesse entourés de figures suspectes et de sicaires, nous dûmes quitter notre pa­trie et nous réfugier à Constantinople. Dioscore nous avait pré­venus. Il s'était adressé à Chrysaphius, de tyrannique mémoire, et au magnifique comte Nomus, qui tenaient alors dans leurs mains le sort du monde entier. Il mandait à ces deux person­nages de nous traiter comme des criminels de lèse-majesté. Notre étonnement fut grand de nous voir, aussitôt notre arri­vée à Constantinople, appréhendés par des soldats et gardés à vue. Nous venions implorer justice, et nous ne trouvions que des bourreaux. Mon frère Paul ne survécut point à ce coup terrible. Après quelques semaines, il expira, laissant à ma charge sa veuve et ses fils en bas âge. Cependant nous étions sans ressources. Un procès nous avait été intenté pour je ne sais quels crimes imagi­naires. Les usuriers nous faisaient payer à un taux fabuleux un pain que nous arrosions de nos larmes. Cependant il m'était inter­dit de quitter Constantinople, pour aller chercher quelques secours à Alexandrie. Ce voyage d'ailleurs eût été complètement inutile. Dioscore avait profité de notre éloignement pour se mettre en pos­session de tous nos biens personnels. Les maisons qui nous appar­tenaient à Alexandrie furent converties par lui en églises. J'en avais une qui était élevée de quatre étages. Cette disposition ne se prêtait point à une pareille transformation. Le révérendissime évêque ne s'en mit pas autrement en peine. Il s'en empara de vive force et en toucha les revenus. En même temps, il signait une sen­tence qui me déclarait déchu du sacerdoce et excommunié. Nous réussîmes à nous échapper de Constantinople sous un déguisement, et traversant à pied toute la Syrie, nous vînmes secrètement à Metanoea, l'ancienne Canope. J'espérais que nous y pourrions vivre en paix, sous la protection du monastère de Tabenne, qui jouit,

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d’après une antique coutume, du droit d'asile. Ce privilège devait nous mettre à l'abri des vengeances du patriarche. D'un autre côté, les eaux thermales de Canope nous offraient un avantage précieux pour rétablir notre santé altérée par tant de privations et de fatigues, mais Dioscore, informé de notre retour, fit défense aux établissements de bains de nous recevoir, et à tous les habitants de nous fournir ni pain, ni viandes, ni aucuns comestibles. Il nous fallut quitter ce lieu et reprendre notre vie errante1. »

 

28. Ces incroyables abus de pouvoir, et beaucoup d'autres du même genre dont le concile œcuménique de Chalcédoine eut à faire justice, nous révèlent sous son véritable jour le caractère vraiment féroce du nouveau patriarche. Comment Dioscore avait-il pu se dissimuler tant d'années à la pénétration de saint Cyrille ? C'est un de ces mystères d'hypocrisie dont les exemples ne sont malheureusement pas rares. La première habileté des fils de ténèbres consiste à tromper les enfants de lumière. La jeunesse de saint Cyrille avait été abusée par un sentiment aveugle de piété filiale envers Théophile, son oncle ; ses dernières années le furent par l'amitié et la confiance dont il honorait un indigne subalterne. Les cruelles exactions de Dioscore, et la persécution qu'il fit subir aux neveux de son illustre bienfaiteur, loin de nuire à sa popularité dans Alexandrie, servirent au contraire à la relever. Avec une fourberie vraiment merveilleuse, il affectait d'être lui-même au désespoir de l'obligation où il se trouvait d'agir ainsi à l'égard l'une famille «tellement coupable, disait-il, qu'il préférait se taire sur ses crimes, plutôt que de les dévoiler par une enquête scandaleuse. » Cette sourde calomnie fit rapidement son chemin, grâce aux demi-confidences de familiers aussi habiles que leur maître. On s'habitua peu à peu à regarder les neveux et les parents de saint Cyrille comme des scélérats, auxquels on faisait trop de grâce en leur laissant la vie. Les trésors que leur spoliation mettait aux mains du nouveau patriarche furent employés par celui-ci à ouvrir chez les boulangers, et dans les tavernes (tabernae) dela ville, un compte à

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1 Labbe, loc. cit.

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son crédit, en faveur du peuple qui devait être fourni de pain frais, de viandes et d'excellent vin, à un taux inférieur au cours du mar­ché. Cette manœuvre eut un plein succès. Le nom de Dioscore fut élevé jusqu'aux deux. Tout l'Orient retentit de ses louanges. C'était le plus charitable, le plus pieux des évêques. Théodoret de Cyr apprit la promotion de Dioscore en même temps que ces préten­dues merveilles. Il écrivit au nouveau patriarche : « La renommée a déjà rempli le monde de votre gloire. Parmi toutes les vertus qu'elle vante en votre sainteté, ce que j'admire le plus, c'est la douceur et la mansuétude qu'on s'accorde à reconnaître en vous. Tel est le véritable caractère du ministre d'un Dieu qui disait : « Apprenez, que je suis doux et humble de cœur 1. » Ce grand Dieu, qui voit tout à ses pieds, porta l'humilité et la mansuétude jusqu'à s'incarner par amour pour nous. A son exemple, vénérable sei­gneur, vous ne tenez compte ni de la sublimité de votre siège, ni de l'immense étendue de votre pouvoir : vous ne considérez que la faiblesse de la nature, l'incertitude et la mobilité des choses hu­maines, pour vous appliquer entièrement à l'observation des lois divines. Ému de ces heureuses nouvelles, j'adresse à la hâte cette lettre à votre sainteté, la priant de me permettre de baiser sa tête chère et sacrée 2. » Les illusions de Théodoret sur le compte de Dioscore ne devaient pas durer longtemps.


   29. Le lendemain de sa promotion, avant de s'être encore livré à ses instincts de cupidité et de tyrannie, Dioscore fit partir pour Rome le prêtre Possidonius, celui que saint Cyrille avait plusieurs fois employé à des missions de ce genre près du pape Célestin. Il le chargeait d'une lettre synodique: pour saint Léon le Grand, à l'effet de lui notifier son élection, et d'être admis à la communion de l'église de Rome. Nous n'avons plus cette lettre ; mais la réponse du pape nous permet de deviner quel avait été le message du patriarche alexandrin. Il demandait une règle de conduite par rapport aux époques où il est permis de con-

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1 Matth., xii, 29. — 2. Théodoret., Epist. lx; Pair, grœc, tom. LXXXUI, col. 1231.

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férer les ordinations sacerdotales, ainsi que relativement à la célébration des saints mystères, les jours de dimanche. « L'affluence des fidèles d'Alexandrie, disait-il, ne permet pas de se conformer à la règle ordinaire, et de se borner à une seule messe dans chaque église. » Saint Léon le Grand n'avait aucune raison de témoigner la moindre défiance à l'égard d'un patriarche qui affectait, au commencement de son épiscopat, des préoccupa­tions si édifiantes. Cependant sa réponse accuse une certaine ré­serve, inexplicable au point de vue humain, et que les événements ne devaient que trop justifier. « Votre dilection trouvera, dans notre empressement à lui répondre, disait-il, la preuve de l'affection que nous lui portons dans le Seigneur. Nous joignons nos suffrages à ceux qui vous ont appelé, afin que rien ne manque au début de votre ministère. Cette marque de paternelle et tout à la fois frater­nelle sollicitude, sera, je l'espère, appréciée par vous, et reçue avec les sentiments qui la provoquent de notre part. Ensemble nous de­vons agir et penser de même, afin de nous montrer fidèles à la maxime évangélique des premiers chrétiens, «lesquels n'avaient qu'un cœur et qu'une âme 1. » Le très-bienheureux apôtre Pierre a reçu du Seigneur la principauté apostolique ; l'église romaine a con­servé intégralement toutes les traditions de son premier pasteur. Nul ne pourrait, sans crime, supposer que l'église d'Alexandrie, fondée par le disciple de saint Pierre, l'évangéliste Marc, puisse avoir d'autres règles et d'autres observances que celles du prince des apôtres. Le maître avait formé le disciple; l'ordinand avait reçu de son consécrateur des règles invariables. Il nous faut donc nous-mêmes maintenir entre les deux, églises cette unité sainte. Pour ma part, je ne souffrirai point qu'il y soit le moins du monde dérogé. » Après ce préambule, Léon le Grand rappelait à Dioscore que la règle apostolique n'autorisait les ordinations de prêtres ou de diacres que la nuit du samedi au dimanche, ou le dimanche matin; et que ceux qui confèrent l'ordre doivent être à jeun de même que ceux qui la reçoivent. « Quant à la célébration, des saints mystères, les jours

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1 Ad., iv, 32..

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où une plus grande affluence encombre les églises, ajoutait le pape, il faut offrir le saint sacrifice autant de fois qu'il est nécessaire pour que tous puissent y assister successivement. Telle est la cou­tume que nous observons à Rome: nous vous recommandons de la suivre vous-même. Notre fils, le prêtre Possidonius, qui nous a remis vos lettres, a plus d'une fois assisté à nos processions, ordi­nations et autres cérémonies; il pourra vous renseigner sur tout ce qui se pratique ici, en conformité avec la tradition et l'autorité des apôtres. Donné le XI des calendes de juillet 1. (21 juin 445.) »


   30. Dioscore tenait fort peu à ces renseignements liturgiques. Son principal souci était de se maintenir dans les bonnes grâces de l’eunuque Chrysaphius et de sa créature le très-magnifique comte Nomus. La lettre de saint Léon le Grand était une pièce justifi­cative à montrer par l'hypocrite patriarche aux âmes simples et fidèles, qui auraient pu concevoir quelques soupçons sur l'ortho­doxie du nouvel élu. Dioscore ne dut même pas avoir besoin de s'en servir, tant son crédit s'était promptement établi en Orient. L'alliance de Dioscore avec Chrysaphius n'était pas seulement cimentée par une communauté d'avarice et de tyrannie. Le tout-puissant eunuque avait été tenu sur les fonts baptismaux par un moine des environs de Constantinople, nommé Eutychès, dont les antécédents biographiques nous sont assez peu connus. Il paraît qu'entré de bonne heure dans l'un des monastères fort nombreux des faubourgs de Byzance, Eutychès y fut ordonné prêtre et choisi pour abbé. La communauté qu'il gouvernait comptait plus de trois cents religieux. La haute fortune de l'eunuque, son filleul, le transforma en un personnage important. A cette époque, Eutychès avait soixante-dix ans. Il affectait de dire qu'il ne sor­tirait que mort de son monastère. Mais en réalité, son ambition ne connaissait pas de bornes. Aussi ignorant que présomptueux, il s'imaginait comprendre mieux que personne la vraie doctrine du concile d'Éphèse, auquel il avait autrefois rendu quelques services, de concert avec le vénérable archimandrite Dalmatius. Suivant lui,

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1.S. Léon. Magn., Epist. ix; Pair, lai., tom. LIV, col. 624-627 pass.

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le nestorianisme était une déplorable erreur, en ce sens qu'il faisait du fils de la Vierge un homme semblable à nous, et complètement distinct du Verbe, Fils de Dieu. Il fallait donc prendre la proposi­tion diamétralement opposée, et dire que le Verbe fait chair n'avait rien conservé de l'humanité, mais que les deux substances divine et humaine s'étaient tellement conjointes qu'elles ne formaient plus qu'une seule nature, la divinité ayant absorbé tout ce qu'il pouvait y avoir d'humain dans la personne du Christ. Telle était la visée d'Eutychès. « Elle prouvait, dans ce vieillard, dit saint Léon le Grand, plus d'ignorance que de malice, 1 » mais elle n'en était pas moins dangereuse par l'influence que donnait à son auteur l'a­mitié de Chrysaphius. Ce dernier se promettait de faire as­seoir le moine sur la chaire patriarcale de Constantinople, aussi­tôt que la mort de saint Proclus la rendrait vacante. En attendant, Eutychès signalait son ardeur contre les nestoriens par des mesures aussi brutales qu'intempestives. Il faisait persécuter Théodoret de Cyr comme entaché de cette hérésie. Un décret, signé de la main de Théodose le Jeune, enjoignait à cet évêque de ne pas sortir de sa ville épiscopale, sous peine d'être poursuivi comme crimi­nel de lèse-majesté. Dioscore flattait les passions d'Eutychès, afin de se ménager le crédit de l'eunuque Chrysaphius. Il renchérit sur l'ordre impérial, et fulmina une sentence d'excommunication contre le malheureux évêque de Cyr. Théodoret put alors savoir ce que valaient l'humilité et la mansuétude pastorales du nouveau patriarche d'Alexandrie. La mesure arbitraire dont il était si injus­tement victime, puisque sa rétractation antérieure et sa réconcilia­tion avec saint Cyrille étaient de notoriété publique, fut bientôt suivie d'une nouvelle ordonnance qui condamnait au dernier sup­plice les auteurs et détenteurs de livres, ou écrits, entachés de nestorianisme.

 

31. Sur ces entrefaites, saint Proclus mourut le 12 juillet 446. L'eunuque favori déploya toute son influence pour faire nommer

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1. Multum imprudent et nimis imperitus. S. Léon. Magn., Epiât, xxvin; Pair, lat., tom. LIV.coi. 757.

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Eutychès à sa place. Mais le clergé et le peuple résistèrent à cette pression tyrannique. D'une commune voix, ils donnèrent leurs suffrages au prêtre Flavien, dont l'installation se fit avec la plus grande pompe. C'était un nouveau Chrysostome qui s'as­seyait sur cette chaire de Byzance, pour y trouver, lui aussi, le martyre. Le lendemain de son sacre, Chrysaphius lui fit dire d'en­voyer à l'empereur le présent accoutumé de bienvenue. Saint Flavien remit à son diacre, les eulogies, et les fit porter de sa part à Théodose le Jeune. Tels étaient en effet les présents que chaque nouveau patriarche avait coutume d'offrir à la famille impériale. L'avarice de Chrysaphius comptait sur autre chose. Les eulogies furent refusées avec mépris et l'archidiacre de Flavien reçut pour réponse que l'empereur avait besoin d'or, non de pain. » — «Dites à l'empereur, répliqua le courageux patriarche, que les biens de l'Église appartiennent aux pauvres. S'il veut un sou­venir de mon ordination, je lui enverrai les vases sacrés qui ont servi à la célébration des saints mystères. Il les fera fondre, s'il l'ose! » — A partir de ce jour, la déposition de l'homme de Dieu devint le but constant des efforts de l'eunuque. Quelques mois après, Théodose le Jeune manda l'archevêque au palais, et, dans un entretien confidentiel, le pria de déterminer la princesse Pulchérie à prendre le voile des religieuses. « La situation poli­tique et la sécurité de l'empire, disait-il, exigent une mesure de ce genre. Je donnerai des ordres pour que la princesse, de gré ou de force, vous soit présentée. Vous lui imposerez les mains et vous relè­verez au rang des diaconesses. » — Flavien accueillit cette com­munication avec horreur. Au sortir du palais, il fit prévenir secrè­tement Pulchérie d'éviter toute espèce d'occasion de le voir et de se rencontrer avec lui.

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