St Sidoine Apollinaire 2

Darras tome 13 p. 406

 

p406  PONTIFICAT DE  SAINT SIMPLICIUS  (467~i83).

 

14. « En devenant évêques, dit M. Guizot, les seigneurs gallo-romains du Ve siècle ne dépouillaient pas complètement leurs ha­bitudes, leurs goûts. Le rhéteur, le grammairien, le bel esprit, l'homme du monde et de plaisir ne disparaissaient pas toujours sous le manteau épiscopal; et les deux sociétés, les deux genres de mœurs se montraient quelquefois bizarrement rapprochés. Voici une lettre de Sidoine, exemple et monument curieux de cette étrange alliance. Il écrit à son ami Eriphius.» — « Sidoine, à son cher Eriphius, salut. Tu es toujours le même, mon cher Eri­phius; jamais ni la chasse, ni la ville, ni les champs ne t'attirent si fortement que l'amour des lettres ne te retienne encore. Tu me prescris de t'envoyer les vers que j'ai faits à la prière de ton beau-père Philimathius, cet homme respectable qui, dans la société de ses égaux, vit également prêt à commander ou à obéir. Mais comme tu désires savoir en quel lieu et à quelle occasion ont été faits ces vers, afin de mieux comprendre cette œuvre de peu de valeur, ne t'en prends qu'à toi-même si la préface est plus longue que l'ouvrage. Nous nous étions réunis au sépulcre de saint Just, tandis que la maladie t'empêchait de te joindre à nous. On avait, avant le jour, fait la procession annuelle, au milieu d'une immense population des deux sexes, que ne pouvaient contenir ni la basilique, ni la crypte, quoique entourées de portiques immenses. Après que les moines et les clercs eurent chanté alternativement les psaumes et achevé les matines, chacun se retira de divers côtés, pas très-loin cependant, afin d'être tout prêt pour tierce, lorsque les prêtres célébreraient le divin sacrifice. Les étroites dimensions du lieu, la foule qui se pressait autour de nous, et la grande quantité de lu­mières nous avaient suffoqués; la pesante vapeur d'une nuit encore voisine de l'été 1, quoique tempérée par la première fraîcheur d'une aurore d'automne, avait encore réchauffé cette enceinte. Tandis que les diverses classes de la société se dispersaient de tous côtés, les principaux citoyens allaient se rassembler autour du tombeau du consul Syagrius, qui n'était pas éloigné de la portée d’une

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1 La fête de saint Just, évêque de Lyon, se célèbre le 2 septembre.

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flèche. Quelques-uns s'étaient assis sous l'ombrage d'une treille formée de pieux qu'avaient recouverts les pampres verdoyants de la vigne ; nous nous étions étendus sur un vert gazon embaumé du parfum des fleurs. La conversation était douce, agréable, plai­sante, et ce qui est plus charmant encore, il n'était question ni des puissances, ni des impôts; nulle parole qui pût compromettre, et personne qui pût être compromis. Quiconque avait à raconter une histoire intéressante était sûr d'être écouté avec empressement. Toutefois, on ne faisait point de narration suivie, parce que la gaîté interrompait souvent le discours. Fatigués enfin de ce long repos, nous voulûmes faire quelque chose. Bientôt, nous séparant en deux bandes, selon les âges, les uns demandaient à grands cris le jeu de paume, les autres une table et les dés. Pour moi, je fus le premier à donner le signal du jeu de paume, car je l'aime, tu le sais, au­tant que les livres. D'un autre côté, mon frère Domnicius, avec sa grâce et son enjouement habituels, s'était emparé du cornet, agitait les dés et frappait, comme s'il eût sonné de la trompette, pour ap­peler à lui les joueurs. Quant à nous, nous jouâmes beaucoup avec la foule des écoliers, de manière à ranimer par ce salutaire exer­cice la vigueur de nos membres engourdis. L'illustre Phihmathius lui-même, comme dit le poète de Mantoue :

Ausus et ipse manu juvenum tentare laborem,

 

se mêla constamment aux joueurs de paume. Il y réussissait très-bien quand il était plus jeune ; mais cette fois, comme il était fort souvent repoussé du milieu, où l'un se tenait debout, par le choc du joueur qui courait, comme, d'autres fois, s'il entrait dans l'arène, il ne pouvait ni couper le chemin, ni éviter la paume volant devant lui ou tombant sur lui, et que, renversé fréquemment, il ne se re­levait qu'avec peine de sa chute malencontreuse, il fut le premier à s'éloigner du théâtre du jeu, poussant des soupirs et fort échauffé. Cet exercice lui avait fait gonfler les fibres du foie et il éprouvait des douleurs poignantes. Je m'arrêtai tout aussitôt pour faire acte de charité et me retirai avec lui, évitant ainsi à notre frère l'embarras de sa fatigue. Nous nous assîmes donc de nouveau, et

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bientôt la sueur le força à demander de l'eau pour se laver le visage; on lui en présenta, et en même temps une serviette chargée de poils, qui, nettoyée de sa saleté de la veille, était par hasard suspendue à une corde tendue par une poulie devant la porte à deux battants de la petite maison du portier. Tandis qu'il séchait à loisir ses joues : Je voudrais, me dit-il, que tu dictasses un quatrain sur l'étoffe qui me rend cet office. — Soit, lui répondis-je. — Mais, ajouta-t-il, que mon nom soit contenu dans ces vers. — Je lui répliquai que ce qu'il demandait était faisable. — Eh bien! reprit-il, dicte donc. Je lui dis alors en souriant : — Sache cependant que les Muses s'irriteront bientôt, si je veux me mêler à leur chœur au milieu de tant de témoins. — Il reprit alors très-vivement, et cependant avec politesse (car c'est un homme de feu et une source inépuisable de bons mots) : Prends plutôt garde, seigneur Sollius1, qu'Apollon ne s'irrite bien davan­tage, si tu tentes de séduire en secret et seul ses chères élèves. — Tu peux juger quels applaudissements excita cette répartie si vive et si bien tournée. Alors, et sans plus de retard, j'appelai son se­crétaire qui était là tout près, ses tablettes à la main, et je lui dictai le quatrain [epigramma) que voici :

Mane novo, seu cum fërventia balnea poscunt,

Seu cum venatu frons calefacta madet, Hoc foveat pulcher faciem Philemathius uclam,

Migret ut in bibulum vellus ab ore liquor.

 

« Un autre matin, soit au sortir d'un bain chaud, soit lorsque la chasse échauffe le front, puisse le beau Philimathius trouver en­core ce linge pour sécher son visage humide, afin que l'eau passe de sa bouche dans cette toison comme dans le gosier d'un buveur. » A peine votre Epiphanius (le secrétaire) avait-il écrit ces vers, qu'on annonça que l'heure était venue et que l'évêque sortait du receptorium (sacristie). Nous nous levâmes aussitôt. Telle est l'his-

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1 On sait que les nom, prénom et surnom latins de l'évêque de Clermont étaient : Caïus Sollius Apollinaris Sidonius.

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toire de mon quatrain : faites-lui grâce en faveur des circonstances au milieu desquelles il a été improvisé. Tenez-le secret; s'il a le bonheur de vous plaire, gardez-le; sinon jetez-le aux flammes. Adieu 1. » — « Sidoine était alors évêque, reprend M. Guizot, et sans doute plusieurs de ceux qui l'accompagnaient au tombeau de saint Just et à celui du consul Syagrius, qui participaient avec lui à la célébration de l'office divin et au jeu de paume, au chant des psaumes et au goût des petits vers, étaient évêques comme lui2. »

 

    15.   On conçoit quelle bonne fortune pour les vulgarisateurs rationalistes qu'un pareil récit, placé dans la bouche d'un évêque du Ve siècle par un homme aussi considérable que M. Guizot. On renchérit donc sur la donnée de l'illustre historien,   « Si vous voulez,  dit M.  Philarète  Chasles, passer une journée dans la Gaule de ce temps-là, venez, l'occasion est bonne à saisir. Vous aurez pour guide un des hommes les plus distingués  de cette époque et de ce pays; vous pourrez partager ses plaisirs, chanter matines avec lui, et même jouer aux dés  avec lui.  L'évêque Sidoine, ou plutôt le citoyen Sollius n'omettra aucun détail inté­ressant. Venez donc, et sachez que vous êtes à Clermont en Au­vergne, vers 460. La fête de l'aurore chrétienne finit, et l'on se sépare. L'évêque et les premiers de la ville, pour ne pas trop s'é­carter de la basilique et se trouver prêts au moment où tierces se­ront chantées, s'asseyent sur une pelouse qui entoure le tombeau du consul Syagrius. Celui-ci dit des bons mots, cet autre raconte des histoires ; on oublie l'église, les matines et les tombeaux. On les oublie si bien, que l'évêque demande une raquette et veut jouer à la paume. Son frère Domnicius prend un cornet à dés ; et les voilà, l'un donnant le bruyant signal du plus bruyant des jeux, l'autre faisant voler au loin la balle. Les écoliers accourent, lea vieillards, les enfants, même les femmes, se mettent de la partie3. » — D'un ton plus grave, et s'adressant aux littérateurs académi-

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1 Sidon. Apollin., Epist. xvn, lib. V ; Patr. lat., ton). LVIU, col. 517-519. — 2. Guizot, Hist. de la civil, en France, édit. in-12, tom. Il, pag. 95-98.

3. Pbilar. Chasles, Études sur les premiers temps du christianisme et sur le moyen âge, pag. 135.

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ques, M. Ampère se contente de dire : « M. Guizot a cité une lettre de Sidoine, dans laquelle ce dernier trahit avec une bonhomie assez piquante sa prédilection (pour les petits vers); on y voit combien sa vanité d'auteur le poursuit au milieu des solennités chrétiennes1. » Il fut donc convenu, et dans le monde de la littéra­ture légère et parmi les savants officiels, que Sidoine Apollinaire, l'évêque de Clermont auquel l'Église accorde les honneurs dûs aux saints, était un seigneur de joyeuse vie, dépouillant volontiers la chape pontificale pour s'armer de la raquette des joueurs de paume, renvoyer la balle et la plaisanterie avec une égale adresse, et improviser entre matines et tierce des couplets assez bien réussis.

 

   16. Cependant l'histoire vraie et sérieuse n'avait pas dit son dernier mot. « Toute la difficulté consiste à savoir, écrivait l'abbé Gorini, si, à l'époque de la cérémonie, Sidoine était évêque. Sur quoi M. Guizot fonde-t-il son affirmation? sur une date? Non, l'épître n'en a pas. Sur quelque phrase où l’auteur aura parlé de son titre épiscopal? Non, pas un mot n'est relatif à cette nouvelle di­gnité de Sidoine. Quelle preuve a donc apportée M. Guizot? Au­cune; il affirme, et c'est tout. Ce dénûment de preuves est une triste recommandation pour l'opinion assez bizarre de ce grave historien. Sidoine, promu à l'épiscopat, nous apprend lui-même qu'il renonça à la poésie profane « pour ne pas laisser croire que la gaîté de ses vers influât sur son âme, et afin que la réputation du poète ne portât aucune atteinte à celle du clerc 2. » II ne voulut

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1 Ampère, UisU litt., tom. H, p. 245.
2.   
Plus pudel, si quid levé lusit œtas, Nu?ic rcminisci. Quod'pevhorreicens, ad cpislolarum Transiuli cultum genus omne curœ : Ne reus cantu petulauiiore, Sim reus aciu. Neu puter solvi par amœna dicta, Schéma si chartis phalerasque jungam: Clerici ne quid maculct rigorem Fama poetœ. (Sid, Apollin., Epiât, xvi, lib. IX ; Pair, lut, tom. LV1II, col. 638.)

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même pas entreprendre de travaux historiques, « les trouvant, dit-il, peu convenables à son nouvel état 1. » Non-seulement il rougissait des éloges qu'on donnait aux poésies antérieurement composées par lui, mais quand on le priait de s'essayer encore dans ce genre, il disait : « Après trois olympiades de silence, je n'aurais pas moins de honte que de difficulté à composer encore des vers 2. » Or l'épître à Eriphius, soit par la mention des éloges décernés à Sidoine, soit par la manière dont il les accepte, montre qu'il était encore fort dévot aux muses. Il était donc toujours poète de profession; par conséquent, il n'était pas encore évêque. Autre remarque décisive : jamais, dans cette pièce, Sidoine ne prend le titre d'évêque ; bien plus, jamais il ne se présente mêlé au clergé pendant la cérémonie; il est toujours confondu avec la multitude. Ce sont les moines et les clercs qui ont chanté matines; ce sont les prêtres qui vont célébrer le sacrifice divin ; c'est l'évêque qui sort de la sacristie sans que Sidoine soit à ses côtés, ni qu'il prenne une part active à tout cela. Lui, pendant la cérémonie, il est au milieu de la foule qui le presse ; hors du temple, il joue avec la foule, et c'est avec la foule qu'il rentre. Or, qui peut concevoir que Sidoine, évêque, et accompagné d'autres évêques, se fût abstenu de siéger dans les rangs du clergé, pour se joindre à cette multitude qu'il aurait scandalisée? Il était donc laïque. La seule chose qui puisse, à un premier coup d'œil, faire croire que déjà Sidoine fût évêque, c'est que l'épître à Eriphius se lit au livre Ve, et que, dès le IIIe livre, l'auteur, dans une de ses lettres, parle de son épiscopat. Cette remarque suppose que les épîtres sont scrupuleusement rangées dans l'ordre chronologique, et que celles de Sidoine laïque ne sont pas mêlées à celles de Sidoine évêque. Malheureusement il n'en est pas ainsi, et la chronologie

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1 SiJ. Apollin., Epist. xxn, lit». IV; Pair, lai., tora. cit., col. 527. Dans un autre endroit il disait : J'rimum ab exordio retigioiœ professionis, huic princi-paliter exercitio renuntiavi : quia nimirnm famlitali posset accommodari, si me occupasse! levitas vessuum, quem respicere cœperat gravitas actionum. (Id., Epist. xu, lib. IX.)

2. Foslquam in silentio decttrri ires olympiadas, iam pudeut novum poema con-ficere quant pigeât. (Sid. Apollin., Epist.-xu,.lib. .IX;)

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n'a pas toujours été consultée pour l'agencement des pièces. Nous en découvrons une preuve toute voisine du récit qui nous occupe. L'épître XIIIe du livre Ve trace une peinture du despotisme de Seronatus, l'un des agents du fameux Arvandus, préfet des Gaules 1. Or, Seronatus fut condamné à mort en 470 par l'empereur Anthemius. C'est donc là de l'histoire antérieure à l'épiscopat de Sidoine Apollinaire, dont l'élection sur le siège d'Augustonemetum (Clermont) n'eut lieu qu'en 472. La place occupée par chaque épître dans le recueil des lettres de saint Sidoine ne peut donc en aucune façon servir à déterminer celles qui ont précédé et celles qui ont suivi l'épiscopat de l'auteur. On doit, pour les reconnaître, prendre garde au sujet et à certains détails accessoires. C'est là ce que j'ai interrogé, et ce qui m'oblige à conclure que saint Sidoine n'était pas évêque lorsqu'il assistait à la fête de saint Just. Je ne trouve que cinq pièces de vers certainement postérieures à l'or­dination d'Apollinaire ; ce sont les deux épitaphes de Claudien Mamert et du moine saint Abraham 2, l'épilogue de sa correspon-

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1 Cette lettre se trouve en effet voisine de celle adressée à Eriphius, qui porte le no 17 du Ve livre. Cf. Pair, lai., tom. LV111, col. 543, 547.

2. Nous avons donné plus haut l'épitapbe de saint Abraham ; voici celle de Claudianus Mamertus, prêtre de Vienne, et frère de l'évêque saint Mamert :

Germant decus et dolor Mamerti, Mirantum unica pompa episcoporum, Hoc dat cespite membra Claudianus. Triplex biblioiheca quo magislro Romana, Attica, Chrisltanu fulsil : Quum totam monacfius virente in œvo Sécréta bibit institutione. Oralor, dialecticus, poeta, Traclatoi; geometra, musicusque. Doctus solvere vincla quœstionum, Et verbis gladio secore sectas, Si quœ catholicam fidem lacessunt. Psalmorum hic modulator et phonasius, Ante altaria, fralre gratifiante, Instructns docuit sonare classes. Hic solemnibus annuis paravit, Quœ quo tempore lecta convertirent. Autistes fuit ordine in secundo,

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Dance 1, et deux autres petits morceaux intercalés dans des lettres2. Et maintenant il faut convenir que M. Philarète Chasles ne pou­vait mieux choisir « le guide et l'occasion pour nous faire passer une délicieuse journée dans la Gaule du Ve siècle. » Malheureuse­ment il nous indique fort mal l'heure et le lieu du rendez-vous. Vers 460, comment trouver Sidoine évêque de Clermont, puisqu'il n'occupa ce siège que douze ans plus tard ? Ce n'est pas non plus en Auvergne qu'il faut aller fêter avec lui saint Just; c'est à Lyon, où nous verrons aussi le tombeau de Syagrius. Tout s'accorde à montrer que Sidoine était laïque lors de cette fête de saint Just, décrite par lui. On ne peut donc conclure de la lettre à Eriphius que les évêques « hommes de plaisir » fussent alors assez nom­breux dans les Gaules. Un éclatant hommage rendu ailleurs par M. Guizot au clergé du IVe et du Ve siècle prouve que les hommes de plaisir durent être fort rares dans ce corps, et n'y former qu'une exception dont on ne peut faire un trait caractéristique de l'épiscopat. « Il est clair, dit-il, qu'il fallait une société fortement orga­nisée, fortement gouvernée, pour lutter contre de pareils désastres, pour sortir victorieuse d'un tel ouragan. Je ne crois pas trop dire en affirmant qu'à la fin du IVe et au commencement du Ve siècle, c'est l'Église chrétienne qui a sauvé le christianisme ; c'est l'Église avec ses institutions, ses magistrats, son pouvoir, qui s'est défendue vigoureusement contre la dissolution intérieure de l'empire, contre la barbarie; qui est devenue le lien, le moyen, le principe de civi­lisation entre le monde romain et le monde barbare. Ce fut un immense avantage que la présence d'une influence morale, d'une force morale qui reposait uniquement sur les convictions, les

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Fratrem fasce levons episcopali. Nam de poniificis lenore summi llle insignia sumpsit, hic laborem. At ut quisque dotes, amice teclor, De tanto quasi nil viro supersit, Vdis parce genis rigare marmor; Mens et gtoria non possunt humari.

(Sidon. Apollin., Epist.XI, lib. IV.) 1 1. Sidon. Apollin., Epist. m, lib. IX. — » ld.. Epist. xm et xv. lib. IX.

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p414       PONTIFICAT  DE   SAINT  SIÏIPLICICS   (-167-183).

 

croyances et les sentiments moraux, au milieu de ce déluge de force matérielle qui vint fondre à cette époque sur la société. Si l'Église chrétienne n'avait pas existé, le monde entier aurait été livré à la pure force matérielle 1

   47. Si l'on eût voulu connaître la transformation qui s’opérait d'ordinaire en un seigneur gallo-romain devenu évêque, les autres lettres de Sidoine Apollinaire pouvaient fournir des renseignements plus sérieux. Durant un voyage qu'il fit à Toulouse après sa pro­motion à l'épiscopat, il eut à s'occuper d'une négociation délicate dont l'avait chargé Turnus, l'un de ses amis et diocésains. Le père de Turnus avait autrefois emprunté une somme considérable au patricien Maximus. Depuis longtemps les intérêts n'avaient point été payés; en se cumulant, ils finirent par doubler la dette et former le chiffre énorme de deux cent vingt nummi d'or. Le créan­cier s'était montré jusque-là fort patient. Mais le débiteur, père de Turnus, vieillard octogénaire, tomba gravement malade. Sa mort prochaine devait amener une ouverture de succession. L'acte fidu­ciaire constatant la dette allait passer de la sorte aux mains de la justice. Un remboursement immédiat serait exigé et ruinerait toute une famille. Telles étaient les éventualités douloureuses que Sidoine Apollinaire entreprenait de conjurer. «Maximus n'était pas pour moi, dit-il, une simple connaissance; d'anciennes liaisons d'hospitalité nous unissaient l'un à l'autre. Je me détournai donc volontiers pour aller embrasser cet ami, dans la villa qu'il occupait, à plusieurs milles de la grande route. A mon approche, il vint lui-même à ma rencontre, mais ce n'était plus l'élégant patricien que je croyais connaître. Je lui avais vu jusque-là la prestance fière, l'allure brusque, la voix éclatante, le visage altier. Tout cela était changé. Son extérieur, sa démarche, sa modestie, la pâleur de son visage, révélaient un religieux. Il portait les cheveux courts et la barbe longue. Le nouvel ameublement du logis répondait à la transformation du maître; des selles à trois pieds, des portières de

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1 Gorini, Défense de l'Eglise contre les.erreurs historiques, tom. I, pag. 216-228. Cf. Guizot, Hist. de la civil, en Europe, lec. il, pag. 49.

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p415  CHAP.  VI.   —  SAINT  SIDOISE  Al'OIXISAIKS. 

 

poil de chèvre; point de plumes au lit, point de tapis de pourpre sur la table. Il recevait d'une manière honnête mais frugale, et l'on servait à ses repas moins de viandes que de légumes : s'il y avait quelques mets plus délicats, c'était non pas pour lui, mais pour ses hôtes. Lorsque nous nous levâmes de table, je demandai tout bas à l'un des assistants quel genre de vie Maximinus avait em­brassé parmi les trois ordres des moines, des clercs ou des péni­tents. On me répondit que depuis quelques jours il avait été, malgré sa résistance, choisi pour évêque par l'affection de ses concitoyens. Sur le soir, quand lea serviteurs et les clients se furent retirés, j'eus occasion d'avoir un entretien particulier avec lui. Je com­mençai par me jeter à son cou, en le félicitant de sa dignité nou­velle. Puis, abordant l'objet de ma mission, je lui parlai de la ma­ladie et des angoisses de son débiteur, le priant d'user à son égard de miséricorde, et de reporter sur lui les sentiments miséricordieux qu'il avait dû prendre dans sa nouvelle profession. Mais à peine eus-je le temps de parler, ainsi qu'il me prévint. Ses yeux se remplirent de larmes: et il me dit : A Dieu ne plaise qu'un clerc, un évêque agisse vis-à-vis d'un malade avec la rigueur qu'aurait eue peut-être jadis l'officier du palais ! Je m'intéresse à ce malheu­reux, non pas comme à l'un de mes débiteurs, mais comme à un chrétien. Sa situation, celle de ses enfants, me touchent jusqu'au fond du cœur. S'ils ont la douleur de perdre leur père, je ne leur demanderai que ce qui convient au devoir de ma profession. Écrivez-leur pour dissiper leurs inquiétudes. Si vous croyez qu'un mot de moi puisse les rassurer, je le joindrai à votre lettre. Non-seulement je leur donnerai un délai pour la créance dont je suis porteur, mais je leur fais dès ce moment la remise complète de tous les intérêts. Il me suffira de recevoir la somme prêtée. — Je rendis de vives actions de grâces à Dieu, et je félicitai le nouveau pontife des sentiments si généreux et si-nobles qu'il venait d'ex­primer 1. »

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1 Sidon. Apollin., Epist. xxm; Pair, fat., loia. LVIII, col. 528-530,pass.

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