Daras tome 27
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CHAPITRE VI.
Le Fils est vrai Dieu, de la même substance que le Père.
9. L'erreur de ceux qui prétendent que notre Seigneur Jésus‑Christ n'est point Dieu, qu'il n'est point vrai Dieu, qu'il ne fait point un seul et même Dieu avant le Père, ou qu'il n'est point vraiment immortel parce qu'il est sujet au changement, se trouve on ne peut plus manifestement refutée par l'accord unanime des textes divins tels que celui‑ci : «Au commencement était le Verbe et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu. » (Jean, I, 1.) Il est clair, en effet, que le Verbe de Dieu dont il est dit un peu plus loin: «Et le Verbe s'est fait chair et il a habité parmi nous, » par suite de son incarnation et de sa naissance d'une Vierge, dans le temps, est pour nous le Fils unique de Dieu. Or, l'Evangéliste ne se contente pas de dire qu'il est Dieu, il insinue qu'il est de la même substance que le Père, quand, après avoir dit : « Et le Verbe était Dieu, » il continue : « Il était au commencement en Dieu, toutes choses ont été faites par lui,» et par ces mots «toutes choses,» il entend tout ce qui a été fait, c'est‑à‑dire toutes les créatures. On voit clairement par là que celui par qui tout a été fait n'a point été fait lui‑même. Or, s'il n'a point été fait, il n'est point une créature ; et s'il n'est point une créature, il est de la même substance que le Père; attendu que toute substance qui n'est point Dieu est une substance créée, et que toute substance incréée est Dieu. Si le Fils n'est point de la même substance que le Père, il est donc une substance créée; et s'il est une subtance créée, tout n'a point été fait par lui. Or, tout a été fait par lui, il s'en suit donc qu'il est de la seule et même substance que le Père. Et par conséquent non‑seulement il est Dieu, mais encore il est le vrai Dieu. C'est ce que le même saint Jean nous dit très‑clairement dans son Epître : « Nous savons, dit‑il, que le Fils de Dieu est venu et qu'il nous a donné l'intelligence,
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afin que nous connussions le vrai Dieu, et que nous fussions en son vrai Fils; car c'est lui qui est le vrai Dieu et la vie éternelle.» (I Jean, V, 20.)
10. On comprend par là que ce n'est pas seulement du Père que l'apôtre Paul a dit : «Seul il a l'immortalité, » (1 Tim., VI, 16) mais du seul et unique Dieu, qui est la Trinité même. En effet, la vie éternelle même ne saurait être mortelle par suite d'un certain changement et par conséquent, c'est du Fils de Dieu qui est la vie éternelle, ainsi que du Père, qu'on entend ces paroles. « Seul il a l'immortalité. » Or, c'est en participant à cette vie éternelle, que nous devenons, nous aussi, à notre faible manière, participant de la vie éternelle. Mais il y a une différence entre la vie éternelle elle‑même à laquelle nous participons, et nous qui, par cette participation, vivrons éternellement. Si l'Apôtre avait dit : Celui que doit faire paraître en son temps le Père qui est seul bienheureux, seul puissant, Roi des rois et Seigneur des seigneurs et qui seul possède l'immortalité (I Tim., VI, 16), il ne s'en suivrait pas qu'on ne dût entendre ces paroles que du Père, à l'exclusion du Fils. En effet, le Fils lui‑même, dans un autre endroit, ne se sépare point du Père lorsque, parlant par la bouche de la sagesse, car il est lui‑même la sagesse de Dieu, a dit : « J'ai fait seule tout le tour du ciel; » (Eccli., XXIV, 8) à plus forte raison, par conséquent, n'est‑il point nécessaire de n'entendre que du Père, à l'exclusion, du Fils, ces paroles : « Seul il possède l'immortalité? » D'autant plus qu'il est dit : « Je vous ordonne de garder les préceptes que je vous donne ici, en vous conservant sans tache et sans reproche, jusqu'à l'avénement glorieux de notre Seigneur Jésus‑Christ, que doit faire paraître, en son temps, celui qui est bienheureux, qui seul est puissant, le Roi des rois et le Seigneur des seigneurs, qui seul possède l'immortalité, qui habite une lumière inaccessible, que nul des hommes n'a vu ni ne peut voir, et à qui est l'honneur et l'empire dans l'éternité. Amen. » (I Tim., VI, 14 à 16.) Or, dans ce passage, le Père, non plus que le Fils ou le Saint‑Esprit, ne se trouve nommé; il n'y est question que de celui qui « seul est puissant, Roi des rois et Seigneurs des seigneurs, » et qui n'est autre que l'unique et seul vrai Dieu, la Trinité même.
Il. Peut‑être bien cette manière de comprendre se trouve‑t‑elle obscurcie par ce qui suit, quand l'Apôtre ajoute : « Que nul des hommes n'a vu et ne peut voir, » parce que ces paroles s'entendent également de la divinité du Christ que les Juifs n'ont point vue, bien qu'ils aient vu et crucifié sa chair. Or, la Divinité ne peut en aucune façon être vue par un œil humain, mais elle est vue de cet oeil, dont voient
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non point les hommes, mais ceux qui sont au delà des hommes. C'est donc avec raison qu'on entend par ces mots bienheureux et seul puissant Dieu même, c'est‑à‑dire la Trinité qui montre en son temps l'avénement de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ. En effet, l'Apôtre a dit: « Seul il possède l'immortalité,» comme le Psalmiste a dit : «Lui seul opère des merveilles. » (Ps. LXXI, 48.) Or, je voudrais bien savoir de qui nos contradicteurs entendent ces paroles ; si c'est du Père seulement, comment sera vrai ce que le Fils même dit : « Car tout ce que fait le Père, le Fils le fait aussi comme lui ? » (Jean, V, 19.) De toutes les merveilles, en est‑il de plus merveilleuses que de ressusciter et de vivifier les morts ? Or, le même
Fils dit également: « Comme le Père ressuscite les morts et leur donne la vie, de même le Fils donne la vie à qui il lui plaît. » (Ibid., 21.) Comment donc n'y aurait-il que le Père qui fit des merveilles, quand les paroles que je viens de citer ne permettent point d'entendre qu'il s'agit du Père seulement, non plus que du Fils seul, mais du seul vrai et unique Dieu, c'est‑à‑dire, du Père, du Fils et du Saint‑Esprit?
12. De même quand l'Apôtre dit encore : « Il n'y a néanmoins pour nous qu'un seul Dieu qui est le Père, de qui toutes choses tirent leur être, et en qui nous sommes nous‑mêmes; il n'y a qu'un seul Seigneur, par qui toutes choses ont été faites, comme c'est aussi par lui que nous sommes tout ce que nous sommes. » (I Cor., VIII, 5.) Qui doute qu'il parle de tout ce qui a été créé, de même que Jean quand il dit : « Tout a été fait par lui? » (Jean, I, 3.) Je vous demande donc de qui saint Paul a dit dans un autre endroit : « Car tout est de lui, tout est par lui, et tout est en lui; gloire soit à lui dans les siècles des siècles. Amen. » (Rom, XI, 36.) Si c'est du Père, du Fils et du Saint‑Esprit, en sorte que chaque membre de phrase ait rapport à chaque personne, que ces mots « de lui » doivent s'entendre du Père, « par lui » du Fils, et « en lui » du Saint‑Esprit, il est manifeste que le Père, le Fils et le Saint‑Esprit ne font qu'un seul Dieu, puisque l’Apôtre continue au singulier: «Gloire soit à lui dans les siècles des siècles.» Par là on voit donc qu'il a pris ce sens; il ne dit point : 0 profondeur des trésors de la sagesse et de la science du Père ou du Fils ou du Saint‑Esprit, mais « de la sagesse et de la science de Dieu! que ses jugements sont incompréhensibles et ses voies impénétrables! car qui a connu les desseins de Dieu? ou qui est entré dans le secret de ses conseils ? ou qui lui a donné quelque chose, le premier pour prétendre en être récompensé ? car tout est de lui, tout est par lui, et tout est en lui. Gloire à lui dans les siècles des siècles. Amen.» (Rom., XI, 33 à 36.) Si on ne veut entendre ces mots que du Père, comment se fait‑il que tout
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soit par le Père, d'après ce qui est dit dans cet endroit, et que tout soit par le Fils, selon ces paroles du même Apôtre aux Corinthiens : «Et il n'y a qu'un seul Seigneur Jésus‑Christ par qui tout est, » (I Cor., VIII, 6) comme il est dit aussi dans l'Evangile de saint Jean : «Toutes choses ont été faites par lui? » (Jean, I, 3.) Car s'il y a des choses qui ont été faites par le Père, et s'il y en a qui l'ont été par le Fils, toutes n'ont point été faites par le Père, ni toutes par le Fils. Mais si tout a été fait par le Père et tout par le Fils, les choses qui ont été faites par le Père sont les mêmes que celles qui ont été faites par le Fils. Par conséquent le Fils est égal au Père, et l'opération du Père et du Fils est une opération inséparable; car si le Père a fait seulement le Fils que le Fils même n'a point fait, tout n'a point été fait par le Fils : Or, tout a été fait par le Fils. Il n'a donc point été fait lui-même pour faire ensuite avec le Père tout ce qui a été fait. Après tout, l'Apôtre n'omet point de parler du Verbe, car il dit très‑clairement : « Ayant la forme et la nature de Dieu, il n'a point vu que ce fût pour lui une usurpation d'être égal à Dieu. » (Philip., II, 6.) Or, par ce mot, Dieu, il veut parler du Père, de même que dans un autre endroit il dit : « Dieu est le chef de Jésus‑Christ. » (I Cor., XI, 3.)
13. De même on a réuni sur le Saint‑Esprit des textes dont ceux qui ont traité des mêmes matières que nous, avant nous, ont fait un abondant usage, pour montrer qu'il est Dieu aussi, non une créature. Or, s'il n'est point une créature, non seulement il est Dieu; car les hommes mêmes ont été appelés des dieux; (Ps. LXXXI, 6) mais il est le vrai Dieu. Par conséquent il est parfaitement égal au Père et au Fils et leur est cosubstantiel et coéternel dans l'unité de la Trinité. Le passage où il paraît surtout aussi clair que le jour, que le Saint‑Esprit n'est point une créature, est celui où il nous est ordonné de ne point servir la créature, mais le Créateur (Rom., I, 25), car en cet endroit il ne nous est point
prescrit de le servir de la même manière que
nous nous servons les uns les autres; action qui se rend en grec par le mot douleuène, mais de la manière dont on ne sert que Dieu et qui est rendue par le mot grec latreuène. C'est de ce mot que sont appelés idolâtres ceux qui rendent aux idoles le culte qui n'est dû qu'à Dieu. C'est en effet en ce sens qu'il a été dit : « Vous adorerez le Seigneur votre Dieu et ne servirez que lui. » (Deut., VI, 13 et Matth., IV, 10.) Il se trouve même plus expressément indiqué en grec, car il
est dit : latreiseice. Or, s'il nous est défendu de rendre un pareil culte à la créature, il est dit en effet : « Vous adorerez le Seigneur votre Dieu et ne servirez que lui, » ce qui fait que l'Apôtre déteste ceux qui servent et honorent la créature plutôt que le Créateur (Rom., 1, 25), il s'ensuit
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que le Saint‑Esprit n'est point une créature,
puisque tous les saints lui rendent un culte
divin au témoignage de l'Apôtre qui dit : «C'est nous qui sommes les vrais circoncis, puisque nous servons l'Esprit de Dieu, » (Philip., III, 3) en grec latreuontes. Il n'y a, il est vrai, que quelques exemplaires latins qui portent : « Nous servons l'Esprit de Dieu. » Tous ou presque tous les exemplaires grecs donnent cette version. Dans plusieurs latins, on trouve non point, nous servons l'Esprit de Dieu, mais, « nous servons Dieu en esprit. » Ceux qui sont dans cette erreur et refusent de céder à une autorité plus grave, trouvent‑ils également dans les divers manuscrits une variante à ce texte: « Ne savez‑vous pas que votre corps est le temple du Saint‑Esprit qui réside en vous et vous a été donné de Dieu? » (1 Cor., VI, 19.) Y a‑t‑il folie ou sacrilége plus grand que d'oser dire que les membres du Christ sont le temple d'une créature, selon nos adversaires, moindre que le Christ lui‑même? En effet, saint Paul dit quelque part : « Vos corps sont les membres du Christ.» (Ibid., 15.) Or, si ceux qui sont les membres du Christ sont le temple du Saint‑Esprit, le Saint‑Esprit n'est point une créature, attendu qu'il ne peut point se faire que celui à qui nous offrons notre corps pour temple, ne doive point recevoir de nous le culte qu'on ne doit qu'à Dieu et que les Grecs appellent latreia. Aussi l'Apôtre conclut‑il en ces termes: «Glorifiez donc Dieu dans votre corps. » (lbid., 20.)
CHAPITRE VII.
Comment le Fils est moindre que le Père, moindre que lui‑même.
14. C'est par ces textes de l'Ecriture sainte et par des textes semblables dont nos devanciers, comme je l'ai dit, se sont abondamment servis pour repousser de pareilles calomnies et de telles erreurs de la part des hérétiques, que se trouvent établies l'unité de notre foi et l'égalité de la Trinité. Mais comme il y a beaucoup de choses dans les saints, au sujet de l'incarnation du Verbe de Dieu pour la réparation de notre salut, par laquelle l'homme Jésus‑Christ a été le médiateur entre Dieu et les hommes, dites de manière à faire entendre que le Père est plus grand que le Fils ou même à le montrer tel, on a vu tomber dans l'erreur des hommes qui scrutent ces passages avec trop peu de soin ou qui n'embrassent pas avec assez d'attention tout l'ensemble des Ecritures; et ils ont été tentés de transporter ce qui est dit de Jésus‑Christ, en tant qu'homme, à la substance qui était éter-
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nelle avant son incarnation et qui est toujours éternelle. Ces gens‑là avancent que le Fils est moindre que le Père, parce qu'il est dit que le Seigneur même s'est exprimé ainsi: « Mon Père est plus grand que moi. » (Jean, XIV, 28.) Or, la vérité même nous montre qu'à prendre les choses en ce sens, le Fils est moindre que lui-même. En effet, comment ne serait‑il pas moindre que lui‑même quand il s'est anéanti lui‑même en prenant la forme d'un esclave? (Philip., 11, 7.) Car il n'a point pris cette forme en perdant celle de Dieu dans laquelle il était égal à son Père. Si donc il a pris la forme d'esclave sans perdre celle de Dieu, si dans l'une comme dans l'autre il ne cesse point d'être le même Fils unique de Dieu le Père, si dans la forme de Dieu, il est égal au Père, et dans celle de l'homme Jésus‑Christ, il est le médiateur de Dieu et des hommes (I Tim., II, 5), qui ne comprend que dans sa forme de Dieu il est plus grand et dans celle d'esclave moindre que lui-même ? Ce n'est donc point sans raison que l'Ecriture dit tout à la fois, en parlant du Fils, qu'il est égal au Père et que le Père est plus grand que lui; ce qui s'entend, sans aucune confusion, à raison de la forme de Dieu, dans le premier cas, et d'esclave dans le second. Or, la règle que nous donnons ici pour résoudre cette question par le moyen des saintes Ecritures, nous la tirons d'un chapitre d'une épître de l'apôtre saint Paul qui fait très‑clairement cette distinction en disant : « Ayant la forme et la nature de Dieu, il n'a point cru que ce fût pour lui, une usurpation d'être égal à Dieu; mais il s'est anéanti lui‑même, en prenant la forme et la nature d'esclave, en se rendant semblable aux hommes et étant reconnu pour homme par tout ce qui a paru de lui au dehors.» (Philipp.,II, 6.) Ainsi le Fils de Dieu est, par sa nature, égal à Dieu le Père, et, par son enveloppe extérieure, moindre que lui‑même. En effet, dans sa forme d'esclave, il est moindre que son Père, et, dans celle de Dieu qu'il possédait déjà avant de prendre la forme d'esclave, il est égal à son Père. Dans la première il est le Verbe «par qui tout a été fait, » (Jean, I, 3) et dans la seconde, « il a été formé d'une femme, et s'est assujetti à la loi pour racheter ceux qui étaient sous la loi. » (Gal., IV, 4.) C'est donc dans sa forme de Dieu qu'il a fait l'homme et c'est dans celle d'esclave qu'il a été fait homme; car si le Père seul, sans le Fils, avait fait l'homme, il ne serait point dit : « Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance. » (Gen., I, 26.) Par conséquent, la forme de Dieu ayant pris celle de l'esclave, ce Dieu a les deux formes en même temps et l'homme les possède également l'une et l'autre; mais en tant que Dieu il les a l'une
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et l'autre, puisque la divinité a pris la forme d'esclave, et en tant qu'homme il les possède également toutes les deux, puisque l'humanité a été prise par Dieu; car, prendre et être pris, en ce cas, ne fait point que l'un des deux se soit changé ou converti en l'autre. Ainsi la divinité n'a point cessé d'être la divinité pour se changer en créature, ni la créature d'être créature, pour se changer en divinité.
CHAPITRE VIII.
Explication des passages des Ecritures mal interprétés, touchant la sujétion du Fils.
15 Quant à ce mot de l'Apôtre : « Lorsque toutes choses auront été assujetties au Fils, alors le Fils sera lui‑même assujetti à celui qui lui aura assujetti toutes choses, » (l Cor., XV, 28) il a été dit pour qu'on ne crût pas que dans le Verbe la forme extérieure du Christ, qui lui vient d'une créature humaine, devait, un jour, se convertir en la divinité même, ou pour parler plus exactement, en la déité qui n'est point une créature, mais qui est l'unité de la Trinité incorporelle, immuable, consubstantielle à elle-même, et coéternelle par nature. Ou bien si on prétend, or, c'est la pensée de plusieurs, que ces mots : « Et le Fils lui‑même sera assujetti à celui qui lui aura assujetti toutes choses, » donnent à entendre que la créature, assujettie maintenant, se changera un jour et se convertira en la substance, en l'essence même du Créateur, c'est‑à‑dire que la substance de la créature deviendra la substance du Créateur, certainement on est forcé d'admettre que cela n'était pas encore accompli quand le Seigneur disait : « Mon Père est plus grand que moi; » (Jean, XIV, 28) car il s'exprimait ainsi, non‑seulement avant d'être remonté au ciel, mais encore avant sa résurrection d'entre les morts, avant même sa passion. Ceux qui pensent que sa nature d'homme s'est changée et convertie en la substance de la déité et que c'est en ce sens qu'il a été dit : « Alors le Fils sera lui‑même assujetti à celui qui lui aura assujetti toutes choses, » (I Cor..XV, 28) comme si l'Apôtre avait dit : Alors le Fils de l’homme et la nature humaine prise par le Verbe de Dieu seront changées en la nature de celui qui lui a assujetti toutes choses; changement que nos contradicteurs pensent devoir arriver lorsque, après le jour du jugement, il aura remis le royaume à Dieu le Père. Mais s'il en était ainsi , il s'ensuivrait encore que le Père est plus grand que la forme d'esclave prise par le Fils dans le sein de la Vierge. Si quelques‑uns prétendent que la chose est ainsi, et que déjà l'homme Jésus‑Christ est changé en la substance de Dieu, ne peuvent nier que la nature humaine subsistait encore quand le Fils de Dieu disait avant sa passion :
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(( Mon Père est plus grand que moi; » il n'y a donc pas à douter un seul instant, que ces paroles signifient que le Père est plus grand que la forme d'esclave du Fils, bien que le Fils soit égal au Père dans sa forme de Dieu. Quant à ces paroles de l'Apôtre : «Mais quand l'Ecriture dit que tout lui est assujetti, il est indubitable qu'il en faut excepter celui qui lui a assujetti toutes choses, » (I Cor., XV, 27) si on les rapporte au Père qui assujettit tout à son Fils, on ne doit point croire pour cela que c'est le Fils qui s’est tout assujetti lui‑même, comme le montre l'Apôtre en disant aux Philippiens: «Mais, pour nous, nous vivons déjà dans le ciel, comme en étant citoyens; c'est de là aussi que nous attendons le Sauveur, Notre‑Seigneur Jésus‑Christ, qui transformera notre corps tout vil et abject qu'il est, et le rendra conforme à son corps glorieux par l'opération de cette puissance par laquelle il peut s'assujettir toutes choses.» (Philip., III, 20 et 21.) En effet, l'opération du Père est inséparable de celle du Fils. D'ailleurs ce n'est point le Père qui s'assujettit lui‑même toutes choses, mais c'est le Fils qui assujettit tout à celui qui lui remet son royaume, et qui détruit tout empire, toute puissance et toute vertu, car c'est du Fils qu'il est dit: « Lorsqu'il aura remis son royaume à Dieu son Père, et qu'il aura détruit tout empire , toute domination et toute
puissance, » (I Cor., XV, 24), attendu que c'est celui qui détruit, qui soumet.
16. N'allons point croire que le Christ se dépouille de son royaume en le livrant à son Père, comme l'ont pensé de vains bavards. En effet, quand il dit : «Il livrera son royaume à Dieu le Père, » il ne s'exclut point lui‑même, puisqu'il ne fait qu'un seul et même Dieu avec le Père. Ce qui trompe les lecteurs des saintes Ecritures peu attentifs et les amateurs de chicane, ce sont ces mots « jusqu'à ce que;» le texte est en effet ainsi conçu : « Car Jésus‑Christ doit régner jusqu'à ce que son Père lui ait mis ses ennemis sous ses pieds, » (I Cor., XV, 25) comme s'il ne devait plus régner une fois que le Père lui aurait soumis ses ennemis. Ils ne comprennent point que ces paroles «jusqu'à ce que,» ont dans cette phrase le même sens que dans celle‑ci: « Son cœur est puissamment affermi, il ne sera point ébranlé jusqu'à ce qu'il soit en état de jeter un regard de mépris sur ses ennemis; » (Ps. CXI, 8) en effet, il ne sera point ébranlé quand il aura jeté sur eux ce regard. Qu'est‑ce donc à dire : « Jusqu'à ce qu'il ait remis son royaume à Dieu son Père? » Est‑ce que dès maintenant Dieu le Père n'a point ce royaume? Mais Jésus‑Christ, le médiateur de Dieu et des hommes (I Tim., II, 5), devant conduire tous les justes sur lesquels il règne à présent, parce
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qu'ils vivent de la foi, à la vue que l'Apôtre appelle une vision « face à face,» (I Cor., XIII, 12) ces mots: « Quand il aura livré son royaume à Dieu le Père, » veulent dire : Quand il aura conduit les croyants à la contemplation de Dieu le Père. En effet, voici comment Jésus-Christ s'exprime : « Mon Père m'a remis toutes choses entre les mains, et nul ne connaît le Fils que le Père, comme nul ne connaît le Père que le Fils et celui à qui le Fils l'aura voulu révéler. » (Matth., XI, 27.) Le Fils révélera donc le Père, après avoir anéanti toute principauté, toute puissance et toute vertu, et qu'il ne sera plus nécessaire de régir ces choses par leurs semblables, c'est‑à‑dire par les Principautés, par les Puissances et par les Vertus angéliques. C'est d'elles qu'on peut croire, sans s'écarter du sens des Ecritures, qu'il a été dit à l'épouse du Cantique des cantiques: « Nous vous ferons des similitudes d'or marquetées d'argent jusqu'à ce que le Roi soit dans sa retraite, » (Cant., I, 11, selon les Sept.) c'est‑à‑dire jusqu'à ce que le Christ soit dans son secret séjour, car « votre vie est cachée, avec le Christ, en Dieu; lorsque le Christ qui est votre vie apparaîtra, vous paraîtrez aussi avec lui dans la gloire. » (Col., III, 4.) Mais avant qu'il en soit ainsi, « maintenant nous ne voyons Dieu que comme en un miroir et en énigme, » c'est‑à‑dire dans les similitudes. «Mais » alors « nous le verrons face à face. » (I Cor., XIII, 12.)
17. Cette contemplation nous est en effet promise comme la fin de toutes nos actions et la perfection éternelle de nos joies, car : «Nous sommes enfants de Dieu; mais ce que nous serons un jour ne paraît pas encore. Nous savons que lorsque Jésus‑Christ se montrera dans sa gloire, nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons tel qu'il est; » (I Jean, III, 2) nous contemplerons donc un jour, lorsque nous serons dans la vie éternelle, ce que Dieu exprime en ces termes en s'adressant à son serviteur Moïse : « Je suis celui qui est: Voici ce que vous direz aux enfants d'Israël: Celui qui est m'a envoyé vers vous. » (Exod., III, 1,11.) Jésus dit en effet :. « La vie éternelle consiste en effet à vous connaître, vous qui êtes le seul Dieu véritable et Jésus‑Christ que vous avez envoyé. » (Jean, XVII, 3.) C'est ce qui aura lieu quand le Seigneur sera venu mettre en lumière ce qui était caché dans les ténèbres (I Cor.,IV, 5), lorsque les ombres de cette vie de mort et de corruption se seront évanouis. Alors se lèvera pour nous le matin dont le Psalmiste a dit: « Dès le matin je me présenterai devant vous et je vous contemplerai. » (Ps. V, 5.) C'est de cette contemplation que j'entends ces paroles: «Lorsqu'il aura remis son royaume à Dieu son Père,» (I Cor., XV, 24) c'est‑à‑dire, quand il aura conduit à la contemplation de Dieu le Père les justes qui vivent maintenant de la foi et sur qui
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règne l'homme Jésus‑Christ, le médiateur de Dieu et des hommes. Si je me trompe en cela, que celui dont le sentiment vaut mieux que le mien me redresse, quant à moi je ne vois point autre chose. En effet, nous ne chercherons rien de plus quand nous serons arrivés à cette contemplation qui n'est point notre partage, tant que notre joie n'est encore qu'en espérance, « car l'espérance qui se voit n'est plus une espérance ; en effet, qui est‑ce qui espère ce qu'il voit déjà? Si nous espérons ce que nous ne voyons pas encore, nous l'attendons avec patience, » (Rom., VIII, 24) jusqu'à ce que le roi soit dans le lieu de son repos. C'est alors que s'accomplira cette parole de l'Ecriture : « Vous me comblerez de joie par la vue de votre visage. » (Ps. XV, 10.) On ne cherchera plus rien après cette joie, parce qu'il n'y aura plus rien qu'on puisse chercher après cela. En effet, le Père nous sera montré et cela nous suffira. C'est ce qu'avait bien compris l'apôtre Philippe quand il disait au Seigneur : « Montrez‑nous le Père et cela nous suffit; » (Jean, XIV, 8) mais il n'avait point encore compris qu'il aurait pu dire de la même manière : Seigneur montrez‑vous à nous et cela nous suffit; c'est pour cela que le Seigneur lui répondit : « Il y a si longtemps que je suis avec vous, et vous ne me connaissez point! Philippe, quiconque me voit, voit aussi mon Père. » (Jean, XIV, 8.) Et comme il voulait qu'il commençât par vivre de la foi avant de pouvoir le voir, il continua ainsi: « Vous ne croyez point que je sois en mon Père et que mon Père soit en moi? » (Ibid., 10) parce que « tant que nous habitons dans ce corps nous sommes éloignés du Seigneur, et hors de notre patrie, attendu que c'est par la foi que nous marchons, et que nous n'en jouissons point encore par une claire vue. » (II Cor., V, 6 et 7.) La contemplation est en effet la récompense de la foi, récompense pour laquelle nos cœurs sont purifiés par la foi, selon ce mot de l'Ecriture : « Ayant purifié leurs cœurs par la foi. » (Act., XV, 9.) La preuve qu'il faut pour cette contemplation que les coeurs soient purifiés, c'est qu'il est dit : « Bienheureux les cœurs purs, parce qu'ils verront Dieu. » (Matth., V, 8.) C'est en cela que consiste la vie éternelle selon ce mot du Seigneur dans le Psaume : «Je le comblerai de jours et je lui ferai voir le salut que je lui destine. » (Ps. XC, 16.) Par conséquent soit que nous entendions ces paroles : Montrez‑nous le Fils, ou celles‑ci : «Montrez‑nous le Père, » c'est la même chose, attendu que l'un ne peut être montré sans l'autre, puisqu'ils ne font qu'une seule et même chose, selon ce mot du Fils même : «Mon Père et moi ne faisons qu'un. » (Jean, X, 30.) Enfin à cause de leur inséparabilité, il suffit de dire ou que le Père seul, ou que le Fils seul
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p176 QUINZE LIVRES SUR LA TRINITÉ.
doit nous remplir de joie par la vue de sa face.
18. Il ne faut pas conclure de là que l'Esprit de l'un et de l'autre, je veux dire l'esprit du Père et du Fils soit séparé d'eux. Cet esprit est appelé proprement : « L'esprit de vérité que ce monde ne peut recevoir. » (Jean, XIV, 17.) Or, notre joie ne sera pleine et entière, telle qu'il n'y aura rien au delà, que lorsque nous jouirons du Dieu Trinité à l'image de qui nous avons été faits. C'est pour cela que l'Ecriture parle quelquefois du Saint‑Esprit comme s'il suffisait seul à notre bonheur, et il n'y suffit seul que parce qu'il ne peut être séparé du Père et du Fils; de même que le Père seul y suffit aussi, parce qu'il ne peut être séparé du Fils et du Saint‑Esprit, et que le Fils y suffit également seul, parce qu'il ne peut aller sans le Père et le Saint‑Esprit. En effet, que veut‑il dire quand il s'exprime ainsi: « Si vous m'aimez, gardez mes commandements, je prierai mon Père et il vous donnera un autre avocat, afin qu'il demeure éternellement avec vous. Ce sera l'esprit de vérité que le monde,» c'est‑à‑dire les amateurs de ce monde, «ne peut recevoir?» (Jean, XIV, 15.) Car l'homme animal ne conçoit point les choses « qui sont de l'esprit de Dieu. » (I Cor., II, 14.) Il peut encore paraître que c'est parce que le Fils seul ne saurait suffire à notre bonheur, qu'il a été dit : « Je prierai mon Père, et il vous enverra un autre avocat. » Mais ce passage où il semble qu'il ne peut suffire à notre bonheur, doit s'entendre comme celui‑ci: «Quand cet Esprit de vérité sera venu, il vous enseignera toute vérité. » (Jean, XVI, 13.) En effet, faut‑il à cause de ce texte penser que le Fils n'enseigne point toute vérité, ou que le Saint‑Esprit supplée à ce que le Fils n'a pu faire? Ceux qui le prétendent, peuvent dire, si bon leur semble, que le Saint‑Esprit qu'ils font moindre que le Fils est plus grand que lui. Serait‑ce parce qu'il n'est point dit, seul il vous enseignera ou bien, nul autre que lui ne vous enseignera toute vérité, qu'ils permettent de croire que le Fils aussi enseigne toute vérité avec lui? L'Apôtre aurait donc exclu le Fils de de la connaissance des choses de Dieu quand il dit : « Ainsi personne, si ce n'est l'Esprit de Dieu ne connaît les choses de Dieu; » (I Cor., II, 11) et ces hommes pervers paraissent conclure de là que le Fils n'apprend aussi les choses de Dieu qu'à l'école du Saint‑Esprit, comme le moindre s'instruit à l'école du plus grand; car le Fils lui‑même accorde tant au Saint‑Esprit, qu'il va jusqu'à dire : « Parce que je vous ai dit ces choses, votre cœur se trouve rempli de tristesse, cependant je vous dis la vérité; il vous est utile que je m'en aille; car si je ne m'envais point, l'avocat ne viendra point à vous. )) (Jean, XVI, 6.)