Darras tome 22 p. 216
65. L'influence de l'impératrice Agnès fut complètement écartée. Cette auguste princesse obtint cependant non sans peine l'élargissement des deux cardinaux Gérald d'Ostie et Humbert de Préneste. Elle se fit en cette circonstance, dit Berthold3, l’inter-médiaire de la comtesse Mathilde. Il lui fallut arracher à son fils comme une faveur la réparation d'un acte dont les barbares eux-
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1. Domnizo, Vit. Mathilâ., lib. II, Patr. lat., tom. CXLXIII, col. 999.
2. Lambert. Hersfeld. Annal., loc. cit., col. 1245.
3. Berthold. Constant. Annal., loc cit., col. 3S2.
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p217 CHAP. II. — RUPTURE DU PACTE DE CANOSSE.
mêmes auraient rougi. Ce fut la dernière fois que Henri IV revit sa pieuse mère. Le cœur du jeune roi était fermé à tous les sentiments de la nature. L'impératrice retourna dans l'humble maison qu'elle habitait à Rome, près de la basilique de Saint-Pierre 1. Henri se trouvait ainsi débarrassé d'un témoin gênant, d'un censeur incommode. II donna libre cours à ses déprédations contre les évêchés et les monastères restés fidèles à la cause catholique. « Dans les contrées de la Lombardie qu'il parcourut durant le carême do 1077, dit Berthold, il pilla sans pudeur tout ce qu'il put trouver d'or, d'argent, d'étoffes précieuses : il semblait vouloir tout raser, corradendo, pour mieux prouver la fureur qui l'animait contre le seigneur apostolique.» Ce fut dans ces sentiments de véritable rage, qu'il célébra avec ses évêques simoniaques la solennité des Rameaux à Vérone2 (9 avril 1077). Le chancelier Grégoire de Verceil était redevenu son conseiller intime et l'agent principal des menées qui devaient aboutir à l'intrusion de Wibert de Ravenne. La fête de Pâques (16 avril) fut célébrée par ces schismatiques dans une cité dont Berthold ne nous dit pas le nom, mais qui appartenait au patriarchat d'Aquilée. Le titulaire Sigéard, l'un des légats apostoliques à la diète de Tribur, consomma alors son apostasie et promit de soutenir désormais la cause du roi parjure. Ce fut sous ces auspices que Henri convoqua une dernière fois tous les princes, évêques et chevaliers qui l'avaient suivi jusque-là. Il leur apprit que des événements d'une gravité exceptionnelle le rappelaient en Allemagne, leur fit jurer avec les serments accoutumés une fidélité inviolable à lui-même et à son fils le jeune prince Conrad qu'il laissait entre leurs mains, le remettant spécialement à la garde des deux évêques Thédald de Milan et Denys de Plaisance, mais comptant sur leur affection à tous pour le défendre et le protéger. « Après quoi, ajoute le chroniqueur,
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1. Il ne paraît pas que l'impératrice Agnès soit allée à Canosse ; Domnizo n'eût pas manqué de mentionner dans son poëme l'arrivée de cette auguste visiteuse.
2. Berthold. Constant. Annal., loc. cit., col. 383.
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p218 P0NT1MCAT DE GRÉGOIRE VU (1073-108-1).
prenant avec lui la reine sa femme et les immenses trésors qu'il avait extorqués durant cette expédition, il franchit les Alpes Juliennes, suivi d'un petit nombre de serviteurs dévoués, se dirigeant par les défilés de la Carinthie vers la Bavière où les Bohéhémiens ses farouches alliés l'attendaient1. » Ce brusque départ était motivé par l'élection d'un nouveau roi en Germanie. L'évêque de Strasbourg Werner, l'un des plus ardents fauteurs du schisme, était venu en toute hâte apporter cette inquiétante nouvelle. Henri la reçut à Vérone et la tint secrète jusqu'au dernier moment. Forcé de quitter l'Italie, le roi parjure ne renonçait point à ses projets de vengeance contre le vicaire de Jésus-Christ. Il chargea son chancelier Grégoire de Verceil de convoquer pour les prochaines calendes du mois de mai (1er mai 1077) une diète générale du royaume lombard, qui devait se tenir à Roncaglier, « afin, dit Bernold, d'aviser aux moyens de déposer Grégoire VII et de lui donner un successeur 1. » Le choix de l'antipape était, on l'a vu, déjà fixé dans la pensée du chancelier apostat et dans celle de son maître. Wibert de Ravenne sans attendre la promotion solennelle qui se préparait pour lui avait déjà commencé son rôle de pontife intrus. La désignation du roi lui suffisait. Toutefois la diète synodale de Roncaglier demeura à l'état de projet. «Lorsque Grégoire de Verceil eut pris congé du roi, disent les chroniqueurs, il monta joyeusement un superbe coursier qui dévorait l'espace. Un faux pas du noble animal fut suivi de la chute du maître qui se brisa le crâne et expira sur-le-champ, sans avoir une minute pour se réconcilier avec le Dieu vivant dont la main le frappaits. »
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1 Berthold., loc. cit., col. 3S8. On notera que suivant le cérémonial usité pour les rois, Henri communiait solennellement à chacune des fêtes désignées par le chroniqueur et multipliait ainsi les sacrilèges avec la coopération de ses évêques schismatiques.
2. Vercellensh quoque episcopus depositi régis cancellarius, cum omnibus suis sequacibus générale coîloquium circa Kalendas Maii in Huncalilius condixit, ut ti aliquo modoposset Gregorium papam deponere. Sed ipse nd eumdem termi-num absgue ecclesiasiica communione vitam, similiter et episcopatum misant^ biliter deposuit (Bernold. Chronic. Pair. Lot., tom. CXLVII1, col. 1375). In vin ijua Itetanter pergebat, subitanea morte et ipse prteoccupatus, equo cui prœsidebsl
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p219 CHAP. II. — PRÉLIMINAIRES DE LA DIÈTE DE FORCHEIM.
XIII. Préliminaires de la diète de Forcheim.
66. Les événements s'étaient précipités en Germanie et créaient au faux pénitent de Canosse des difficultés qu'il n'avait pas pré- vues. « Les princes du royaume teutonique, dit BertLold, aussitôt après l'évasion de Spire dont la nouvelle leur fut connue vers la fête de Noël (25 décembre 1076), s'étaient réunis à Ulm pour délibérer sur la situation. L'âpreté du froid et les monceaux de neige qui couvraient les campagnes ne permettaient pas de convoquer en ce moment la diète nationale. On la remit au III des ides de mars (13 mars 1077). Des lettres d'invitation furent adressées à tous les seigneurs et évêques des provinces allemandes, en Saxe, en Bavière, en Lorraine, les suppliant au nom du Dieu tout-puissant par pitié pour les maux de la patrie et par respect pour les engagements antérieurs d'être fidèles au rendez-vous fixé à Forcheim (Forsheim), villa royale située en Franconie dans le voisinage de Bamberg. Une députation fut aussitôt expédiée au seigneur apostolique avec des lettres pleines de supplications et d'instances pour lui demander avec ses avis le concours de son autorité et l'envoi de légats munis de ses instructions1.» Mais s'il était facile de faire partir des messages, il l'était beaucoup moins de les faire arriver. Depuis son entrée en Italie, Henri IV avait fermé tous les passages des Alpes. L'armée lombarde tenait le pape prisonnier à Canosse et ne laissait pas aisément pénétrer jusqu'à lui. Les lettres et les
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illico lapsus in mornento satis infeliciter expiravit. (Berthold. Constant. Annal. loc. cit., col. 383.) Tous ces détails ont été complètement passés sous silence par les auteurs modernes. On peut dire que l'histoire de Grégoire VII entreprise de nos jours par tant d'écrivains est encore à faire. La lecteur peut s'apercevoir que nous n'avons rien négligé pour rétablir du moins les faits principaux et produire dans son véritable milieu la physionomie tant calomniée de l'immortel pontife. Mais resserré par le cadre d'une histoire générale notre récit ne saurait être aussi complet que celui d'une monographie.
1 Berthold. Constant. Annal., col. 3S3.
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légats que le pontife envoyait en Allemagne n'avaient pas un autre sort. La députation des princes n'arriva jamais à Canosse. Justement inquiet de rester si longtemps sans nouvelles de la Germanie, Grégoire VII fit partir de Canosse même le comte palatin Rapoto (Radbod), qui se trouvait alors près delui, pour s'aboucher avec les princes. La noblesse de Rapoto, la droiture de son caractère, sa vertu, son courage en faisaient le modèle des chevaliers chrétiens. « Les populations de l'Allemagne le désignaient, dit Paul de Bernried, comme l'un des plus dignes de la royauté1. » Or, ce fut seulement à la fin du mois de février que le comte palatin put revenir apporter à Grégoire VII des informations exactes. Depuis son départ de Rome, le pape était sans aucune nouvelle des princes allemands ; l'entrevue avec le roi et ses évêques excommuniés, l'acte d'absolution solennelle, la signature des conventions acceptées hypocritement par Henri, toute cette négociation si épineuse avaient eu lieu dans l'intervalle. C'est ce que le pontife déclare dans une lettre adressée aux Allemands, le lendemain même du retour de Rapoto à Canosse. « Comme nous vous l'avions mandé et par nos dépêches écrites et par des envoyés spéciaux, dit-il, comptant sur votre zèle pour la justice et votre filial dévouement au siège apostolique, nous avons quitté Rome (décembre 1076) malgré l'avis contraire de presque tous nos fidèles, à l'exception toutefois de la comtesse Mathilde, cette fille très-chère et très-fidèle du bienheureux Pierre. Le voyage que nous entreprenions pour aller vers vous se poursuivit au milieu de difficultés et de périls de toutes sortes5. Il eût réussi pourtant et nous serions arrivé en Allemagne si l'escorte que vous
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1.Paul. Bernned. Vit. S. Greg. VII, cap. vi; Patr. Lat, tom. CXLVIII, roi. 64.
2. Ce qui n'empêche pas le docteur Voigt de dire que « la marche du pape à travers la Lorcbardie ressemblait partout à un triomphe. » (Grégoire VII et son siècle, liv. IX, p. 418, trad. Jager, éd. in-12.) On peut se reporter au numéro 47 de notre présent chapitre pour savoir à quoi s'en tenir sur le triomphe imaginaire que le docteur allemand fait ici décerner à Grégoire VII par les schismatiques lombards.
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nous aviez promise se fût trouvée au lieu convenu (c'est-à-dire à Klausen dans les gorges du Tyrol). Ce retard permit au roi d'arriver brusquement en Italie et de parvenir jusqu'à nous. Touché de son humilité et des marques extérieures, exhibitione, de sa pénitence, nous l'avons absous du lien de l'anathème et reçu à la grâce de la communion, mais pour tout le reste nous n'avons rien réglé avec lui sinon des réserves absolues qui garantissent vos droits et votre honneur à tous. Les évêques lombards apprirent bientôt que la décision définitive restait toujours réservée à la diète générale qui devait se tenir parmi vous. Dès lors ne pouvant plus compter sur l'impunité qu'ils rêvent pour leurs fautes, ils se portèrent contre nous à de tels excès d'audace et de haine que je renonce à vous les détailler. Le récit en serait aussi pénible à faire qu'à entendre. Ceux qui devraient être des colonnes dans l'Église de Dieu travaillent à la ruine de l'édifice de Jésus-Christ; ils en sont devenus les agresseurs obstinés, les destructeurs persévérants. Quant au roi, en ce qui touche soit à sa sincérité dans les promesses qu'il nous a faites, soit à sa fidélité dans leur accomplissement, nous n'avons pas sujet de beaucoup nous réjouir, car sa présence en Italie n'a fait que redoubler l'audace des pervers contre nous et contre le siège apostolique 1. Durant tout ce temps nous attendions vainement quelque avis venu de votre part. Enfin notre fils Rapoto que nous vous avions envoyé revient et nous apprend que vous attendez toujours notre arrivée en Allemagne. Il ajoute que, pour mieux assurer la sécurité de notre personne durant le voyage, vous désirez que nous obtenions un sauf-conduit du roi lui-même. C'est à quoi nous travaillons en ce moment, par l'intermédiaire d'une légation que nous venons d'adresser à Henri. Cependant pour ne pas retarder davantage les négociations, nous faisons partir sur-le-champ nos légats apostoliques en Germanie, et nous vous transmettrons la réponse du roi aussitôt qu'elle nous sera parvenue. »
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1 De. rege vero ut in his qux nobis promisit simpliciter aut obedienter ambu-laverit, non multum lietari possumus prsesertlm cum ex ejus prsscntia pessimi quique contra nus çt apostolicam sedem plus audacis quam terroris pro perpe-
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67. Ainsi les princes allemands reconnaissaient eux-mêmes l'impuissance où ils se trouvaient de pourvoir à la sécurité du pape dans le cas où celui-ci persisterait à faire le voyage d'Allemagne : ils l'engageaient à s'adresser directement au roi pour en obtenir un sauf-conduit. D'autre part Grégoire VII leur apprenait que toute la Lombardie occupée par les forces militaires aux ordres des évêques schismatiques était soulevée contre son autorité pontificale, en sorte que séparé du monde entier par les garnisons ennemies qui fermaient les passages des Alpes et par les Lombards maîtres de toute l'Italie septentrionale, le vicaire de Jésus-Christ n'aurait pas eu un toit où reposer sa tête en dehors des états de la princesse Mathilde. Cette situation que nous pouvons appeler la captivité de Canosse et qui eut, comme nous le verrons, pour résultat providentiel l'acte fameux de donation au saint-siége par l'héroïque comtesse de tous ses domaines héréditaires, n'a été, que nous sachions, relevée par aucun écrivain moderne 1. Mais elle
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trnta iniquitate habeant. (Greg. VII. Epist. xxxin, extr. Reg. col. 680.) Ces paroles si parfaitement en situation et si mesurées de Grégoire VII ont été outrageusement travesties par M. Villemain qui s'exprime en ces termes : « Le pape n'était pas dans sa réconciliation plus sincère que le roi. Au moment on il accueillait les humiliations de Henri et le relevait de sa pénitence, des envoyés saxons présents à Canosse lui exprimant leur regret de cette réconciliation, le pontife leur dit : « Ne soyez pas inquiets, je vous le renvoie « plus accusable qu'il n'était. » Mot profond et terrible qu'on voudrait effacer de la vie d'un grand homme qui devait être un saint. » (Hist. de Grég. VII, tom. II, p. 133.) Il n'y a rien à effacer de l'histoire vraie du grand pape. Aucun envoyé saxon n'était présent à Canosse, et Grégoire VII n'a jamais dit ce « mot profond et terrible. »
1 Le continuateur de M. Henrion est si loin de la soupçonner qu'avec sa véhémence ordinaire il s'emporte contre ce qu'il appelle les « illusions de Grégoire VII » et contre « les timides conseils » que ce grand pape laissait « imposer à ses nobles élans » par la comtesse Mathilde. Il faut une certaine dose de naïveté pour oser parler des « illusions de Grégoire VII » et des « timidités » voisines de la trahison de la comtesse Mathilde. Une étude sérieuse du Registrum pontifical et des monuments contemporains aurait calmé cette indignation posthume en apprenant au moderne écrivain que Grégoire VII et Mathilde avaient l'un et l'autre le courage qui fait les martyrs, mais que ce courage était impuissant à ouvrir au pape non-seulement la route de l'Allemagne, mais celle de Rome qui lui était alors complètement fermée.
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n'en est pas moins attestée par les lettres authentiques du grand pape et par tous les auteurs contemporains. «Lorsque les princes allemands, dit Lambert d'Hersfeld, surent que les manœuvres du roi avaient empêché le pontife de se rendre à Augsbourg pour la fête de la Purification (2 février 1077), ils supplièrent Grégoire VII de prendre toutes les mesures nécessaires afin de pouvoir du moins se trouver à Forcheim pour le 5 mars suivant1.» Ces mesures consistaient, comme vient de nous l'apprendre le grand pape, à solliciter du roi parjure un sauf-conduit. La nécessité de ce sauf-conduit était telle que le duc de Souahe Rodolphe, par le conseil des autres princes du royaume, cum consilio cœterorum regni principum, adressa directement au roi lui-même, dit Berthold, «un message pour le supplier de permettre que soit le pape, soit l'impératrice Agnès pût accéder en Germanie et préparer les esprits à une solution pacifique2. » Le négociateur choisi pour cette mission était la comte Manégold de Véringen. Il avait ordre de voir d'abord le pape et de se concerter avec lui avant de se présenter au roi.
68. Cependant Grégoire VII, ainsi qu'il le mandait dans sa lettre aux Allemands, faisait immédiatement partir de Canosse sous l’escorte du comte palatin deux légats apostoliques qui devaient présider en son nom la diète de Forcheim, si les événements ne lui permettaient pas de le faire lui-même. Les personnages choisis pour cette importante mission furent le cardinal-prêtre Bernard abbé de Saint-Victor de Marseille, homme d'une sainteté éminente, pasteur de six cents moines, disent les chroniqueurs, et un autre cardinal également nommé Bernard, diacre de la sainte église romaine. Ils emmenèrent avec eux un docteur illustre, Christian Guitmond, religieux du monastère de Saint-Leufroi en Normandie, depuis archevêque d'Aversa et auteur d'un excellent ouvrage contre l'hérésiarque Bérenger3. Lambert d'Hersfeld résume en ces termes
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1. Lambert. Hersfeld. Annal., loc. cit., col. 1245.
2. B?rthoU. Constant. Annal-, loc. cit., col. 384.
3. C;. Lum'^rt. Hei-sfelJ., loc. cit.; Paul. Bernried., tom. CXLVIII, col. 8î; Nous avons f acore l'opus eximium de Guitmond contre Bérenger. (Fatr. Lat., tom. CX.LIX, col. 1427 )
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les instructions qui leur furent données par Grégoire VII. « Ils devaient informer les princes de tous les événements survenus depuis trois mois en Italie, et déclarer que le pape persistait dans la résolution de se rendre lui-même en Allemagne pour la diète de Forcheim, mais que toutes les routes lui étaient fermées par les garnisons du roi Henri, à tel point que non-seulement il ne lui était pas possible de passer en Germanie, mais qu'il ne pouvait même plus retourner à Rome. En conséquence il les priait de pourvoir avec toute la sagesse possible au maintien de leur liberté et de l'intégrité du royaume teutonique si profondément bouleversé, jusqu'à ce qu'il pût avec la grâce de Dieu triompher des obstacles qui s'opposaient à son voyage et aller lui-même présider la diète nationale qui rendrait la paix au monde et terminerait la question par un jugement canonique1. » Pour bien comprendre le sens et la portée des instructions ainsi analysées par le chroniqueur, il faut se rappeler que la diète de Tribur avait réservé le jugement définitif de Henri IV à une future assemblée nationale présidée par le souverain pontife en personne. Les princes germains, en posant cette réserve solennelle sous la condition indispensable de la présence du pape, s'étaient liés eux-mêmes et avaient engagé outre leur propre honneur l'autorité du siège apostolique. Les Saxons, on ne l'a point oublié, auraient voulu une solution plus prompte et plus radicale. Ils eussent sur l'heure prononcé la déchéance de Henri et procédé à l'élection d'un nouveau roi, sans attendre l'arrivée du pontife, agissant uniquement en vertu de l'ancien droit des leudes germaniques à se choisir un chef et à juger au besoin celui qu'ils avaient choisi, en un mot « statuant là comme hommes libres, » suivant l'expression de Bruno de Magdebourg. Mais cette politique bornée au droit et à l'intérêt exclusivement local sacrifiait les points les plus importants de la question. Il ne s'agissait pas seulement de créer un roi de Germanie. Au delà du Rhin, l'Alsace, la Lorraine, les deux Bourgognes relevaient depuis les Othons de la suzeraineté des rois germains ; il en était de même au delà des Alpes pour
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1.Lambert. Hersfeld. Annal., loc. cit., col. 1247.
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l'Italie septentrionale et les états lombards ; enfin au sceptre de Germanie la main du souverain pontife devait ajouter par Fonction impériale le diadème de Charlemagne. Dans cette situation les princes germains en créant de leur seule autorité et sans la présence du pape un roi d'Allemagne, s'exposaient à perdre pour leur patrie l'honneur de l'empire, la souveraineté de l'Italie. Loin d'obtenir par cette voie la pacification générale, ils risquaient au contraire de faire couler des torrents de sang, puisque les provinces d'outre-Rhin et d'Italie restaient sympathiques à la cause d'un roi dont elles n'avaient pas encore éprouvé la tyrannie. Voilà pourquoi la diète de Tribur, malgré l'opposition des Saxons, avait renvoyé le jugement définitif à une assemblée nationale où tous les états de l'empire seraient représentés sous la présidence du pape, père commun de tous les fidèles, juge en dernier ressort des questions qui intéressaient à un si haut point l'avenir de la république chrétienne. Le génie de Grégoire VII dont on admire d'autant plus la majesté qu'on l'étudie davantage avait dès le premier instant mesuré les périls de la position, et inspiré la seule politique qui pût les conjurer en se réservant à lui seul le pouvoir de prononcer la sentence définitive. Ce ne fut ni par un trait d'orgueil personnel, comme l'en accuse M. Villemain, ni par un revirement presque voisin de la trahison, comme les Saxons le lui reprochèrent, ni enfin par une lâche condescendance pour les timides avis de la comtesse Mathilde, comme certains auteurs modernes osent l'affirmer, que Grégoire VII persista dans cette politique. Elle était la seule qui aurait pu concilier tant d'intérêts divers : les événements se chargeront bientôt de le prouver. Dans ses instructions aux légats envoyés à Forcheim, le pape n'autorisait pas ses représentants à créer un nouveau roi. L'analyse donnée par Lambert d'Hersfeld est exacte, et nous la trouvons confirmée par le texte même de la lettre pontificale adressée aux Allemands et dont les légats étaient porteurs. « Sachez, disait Grégoire VII, que notre ferme volonté, notre ardent désir est de nous rendre le plus promptement possible près de vous, avec ou sans le consentement de Henri, pour assurer l'œuvre de l'utilité commune et de votre salut
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à tous. Que si les coupables entreprises des pervers me ferment tous les chemins, absent je ne cesserai d'adresser au Dieu tout-puissant les plus instantes prières pour qu'il affermisse vos cœurs et votre foi dans la grâce et la vertu, qu'il inspire vos conseils et dirige vos actes en telle sorte que vous puissiez avec un courage intrépide défendre la liberté de la religion chrétienne, prévoir et exécuter toutes les mesures les plus dignes de Dieu, les plus utiles à la stabilité et à la gloire de votre très-noble royaume, ainsi qu'à votre sécurité à tous 1. » Ces paroles authentiques de Grégoire VII s'accordent parfaitement avec le récit de Lambert d'Hersfeld. Paul de Bernried les résume avec une égale netteté en disant : «Les légats devaient prier les princes de ne point disposer du royaume, mais d'attendre s'ils le pouvaient sans péril l'arrivée du pontife en Germanie 2. »