Alexandre VI (Borgia) 4

Darras tome 32 p. 149

 

       24. Ladislas VI ou Wadislas II,  le sucesseur du grand Matthias Corvin, était  en instance à Rome pour obtenir la rupture de son union avec la fille du roi de Naples, qui naturellement soutenait la thèse opposée. Le cardinal Julien de la  Rovère  épousa la cause du Napolitain, sans mesurer ses paroles et ses démarches. Cette impétuosité s'expliquait, disait-on, non seulement par le fond même de son caractère, mais aussi par des froissements antérieurs. On ne saurait avoir  oublié  son attitude au  dernier conclave, certains

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%       SI «USA, Heb. Hisp. ixvi, 2. — Sibit.  innnl. Arng. tolU. V, lib. I, cap. 22.

V       »Cbome«, hia. Polon. lib. XXX. — Bo.vfin. Dt-cad. m,5.

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p150       PONTIFICAT D'ALEXANDRE VI  (1492-1503).

 

ajoutent son attente décue. Dans l'assemblée des cardinaux prési­dée par le Pape et réunie pour  examiner cette grave question, voyant l'opinion des juges se prononcer en faveur du Hongrois, Ju­lien, ne fut plus maître de lui-même,  il eut de tels emportements, il offensa le Pape et le Sacré-Collège,  au point d'être étonné qu'on le laissât sortir du Vatican. Une fois libre,  il prit aussitôt le che­min d'Ostie, pour y chercher une  sécurité  qu'il pensait ne plus avoir à Rome. Là ne s'arrêtèrent pas ses précautions ; sa ville épiscopale devint en peu de  temps une respectable citadelle. La posi­tion était assez  tendue par cette  violente sortie ; un malheureux incident la rendit plus menaçante encore. Le Pontife n'avait nulle­ment l'intention  de pousser le  cardinal à bout, sachant bien ce qu'on avait à redouter d'un tel caractère. Tout lui faisait désirer la paix. Pendant une excursion sur les bords du Tibre, la détonation d'une pièce d'artillerie le jeta dans  une soudaine frayeur : il crut qu'on en voulait à sa personne, et, sans  écouter aucun conseil, il regagna précipitamment l'enceinte de la ville et celle de son palais. Une telle impression ne pouvait durer chez un  homme comme Alexandre ; il revint aussitôt à des pensées de conciliation. Alexan­dre se possédait mieux que  la Rovère; sur lui pesait d'ailleurs une toute autre responsabilité. C'est par la clémence qu'il essaya de le ramener au devoir.  Devant la  curie romaine et des  ambassa­deurs étrangers, il  promit  de pardonner au  rebelle, s'il revenait seulement auprès de lui. Informé de cette promesse solennelle, le cardinal eut le tort d'en  douter, ou feignit au moins de n'y pas croire, engagé qu'il était dans la voie  d'une opposition déclarée, d'une résistance  ouverte. S'il faut en  Croire Guichardin,  à la magnanimité du Pontife, il aurait répondu dans l'intimité par un sarcasme qui n'avait plus l'irritation pour excuse : « Julien, Julien, ne te fie pas au Marrano1. » Nous avons vu dans le précédent cha­pitre quel était le sens de ce mot espagnol. La tiare toute seule, indépendamment des autres  considérations,  aurait dû mettre le Vi­caire de Jésus-Christ à l'abri d'une pareille insulte. On voudrait

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1 Guicc. Hist. liai. ,, 2.

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p151 ROYAUTÉ   SPIRITUELLE  ET   TEMPORELLE.----

 

pouvoir se persuader qu'elle n'a jamais été prononcée, par un car­dinal surtout, qui devait lui-même ceindre la tiare et la porter avec tant d'honneur.

 

   25. Après avoir quitté Rome, Julien quitta l'Italie, poussé par la crainte ou le remords. Il partit pour la France et reçut à la cour de Charles VIII l'accueil le plus empressé. Son rôle en ce moment n'a plus rien  de patriotique, ni même de religieux. Il excite le jeune monarque, dont l'ardeur inconsidérée n'a nul besoin d'un tel aiguillon, à réaliser enfin ses projets d'invasion dans la Péninsule Italique. Par quelles subtilités pouvait-il mettre d'accord sa politi­que et sa conscience ? Qui sondera jamais  les replis du coeur hu­main? Un homme dont la conscience ne gênait pas l'ambition, Lu­dovic le More, attirait également les Francais  au-delà des Alpes, mais en dissimulant son jeu pour se donner  des complices. Il gra­vissait alors les derniers degrés du  trône ducal de Milan, après avoir relégué le faible titulaire, son neveu Jean  Galéas, dans le château de Pavie,  où le jeune  duc mourra par le poison, l'année suivante, 1494. La femme de Galéas, fille d'Alphonse de Calabre, luttait à peu près seule contre le tyran. Entraînée vers l'abîme mal­gré son courage personnel, elle appelait au secours son père et son grand-père. Celui-ci fit sommer l'usurpateur de restituer le pouvoir au prince légitime1. Du moment  où cette   fière sommation n'était pas appuyée d'une vaillante armée, elle ne pouvait  que précipiter le fatal dénouement, et condenser l'orage qui se formait contre la dynastie d'Aragon dans le royaume de Naples. Parmi les grands, plusieurs regrettaient la maison d'Anjou et n'avaient pas désespéré de la rétablir sur le trône. Ludovic les soutenait par-dessous main, cependant qu'il envoyait de secrets émissaires à Charles VIII, pour lui représenter combien la situation était favorable et l'assurer de son concours. Il organisait en même temps une ligue entre les prin­cipales puissances d'Italie, se gardant bien de les initier à sa politi­que, dans l'unique but, leur faisait-il entendre, de parer aux redoutables éventualités qui  n'allaient pas tarder à se produire. Dès le

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1. Paix; ioy. Hisi. suitem. lib. I, png. 23. — Cobio, Istor. ih Milatto, part, vu ipag. 886 et seq. — Connut. Ucm. vu, 3.

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commencement, il obtint l'adhésion de Venise et de  Ferrare, que des intérêts communs et de récentes blessures animaient contre le Napolitain.

 

   26. La ligue cependant ne pouvait avoir son importance ni donner ses résultats, si le  Pape  n'en prenait la  tête ou n'en faisait partie. Les circonstances favorisèrent le More. Alexandre était mé­content du roi son vassal, qui, non seulement ne payait jamais ses dettes, mais encore venait de refuser à Joffré Borgia la main de sa petite-fille ; et ce refus, mal déguisé sous des  prétextes dilatoires, avait été d'autant plus  senti  qu'elle n'était pas  même légitime. Alliés de Ferdinand et secondés  par le  duc de Florence, les Orsini venaient d'acquérir plusieurs châteaux-forts aux portes de Rome, et tenaient de la  sorte en échec,  ou  même en péril, l'autorité du Souverain Pontife. Celui-ci n'hésita donc pas à rentrer dans la coa­lition. Là-dessus on  a dit qu'il se déclarait  aussi pour la France. C'est une gratuite  et calomnieuse assertion, répétée par le conti­nuateur de Baronius comme par les détracteurs d'Alexandre1. Les desseins prémédités par Ludovic de  Milan, aussi bien que sa scélé­ratesse, le Pape les ignorait ;   nous  allons en avoir  la preuve évi­dente. Mais les deux Ferdinand, celui d'Aragon et celui de Naples, ne virent que leurs intérêts menacés: l'un s'empressa d'envoyer à Rome les  plus  vives représentations;  l'autre mit tout en œuvre pour se réconcilier avec son suzerain, moins toutefois la redevance féodale. Il accepta  sans  hésitation, dans une telle conjoncture, le mariage proposé.  Joffré devint aussi  prince  de Siquillace, et les châteaux détenus par les Orsini, contrairement à toute justice, su­birent de nouveau la pleine juridiction du Pontife-Roi. Ces conces­sions étaient loin d'une entente cordiale ; dans le fond de son cœur, le fourbe Napolitain n'aimait pas Alexandre :   il le desservait et le calomniait. Les autres  puissances italiennes  n'étaient pas mieux unies ; leurs défiances réciproques tournaient au profit de l'étran­ger, rompaient les barrières de leur commune patrie. En les faisant sonder par d'habiles émissaires, Charles  VIII eut la conviction que

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1.  P. Jov. et F. Gdicc. Ubi supra.

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p153 CRAP.   III.   —  ROYAUTÉ  SPIRITUELLE  ET  TEMPORELLE.      

 

s'il ne pouvait pas compter sur de sincères alliances, il serait au moins secondé par un intime désaccord. Il avait surtout intérêt à savoir les intentions du Pape ; il les mit à découvert, de manière à confondre l'injustice des princes et des historiens.

 

27. Son ambassadeur à la cour pontificale était d'Aubigny, l'un des capitaines de son armée, et d'autant plus apte en cette occasion à remplir les fonctions de diplomate. Au nom du monarque français, légitime héritier de la première et seconde maison d'An­jou, ayant de plus la formelle cession du dernier duc de Lorraine, il demandait comme un droit supérieur à toute contestation l'inves­titure du royaume de Naples1. Si le Pontife ne désirait pas mieux, qu'avait-il à répondre ? — Que répondit-il? D'un air calme et di­gne, il commença par rappeler que le royaume en litige était primordialement un fief de l'Eglise Romaine, qui trois fois au moins en avait disposé pour la maison d'Aragon. Elle ne saurait le lui re­tirer et la remplacer par une autre dynastie, à moins que celle-ci n'établisse la preuve d'un droit supérieur. Recourir aux armes n'est donc pas le moyen de résoudre une semblable question ; il existe un tribunal pouvant juger en dernier ressort : celui du Saint-Siège. Il réunit toutes les conditions de justice, de bienveillance et d'autorité. Aveugle est la fortune, en particulier celle des combats. L'Eglise ne ratifie pas tous les jugements de la victoire. Elle désire avant tout le rétablissement ou le maintien de la paix. Si le roi de France veut déployer ses étendards et signaler sa vertu guerrière, qu'il marche à la rencontre des Turcs. Rien dès lors ne ternira sa gloire. —Ce que le Pape avait dit à l'ambassadeur, il l'écrivit immé­diatement au roi par un Bref apostolique. Guichardin ne se trompe pas quand il accuse Alexandre d'appeler la guerre en Italie, de préparer les voies à la domination étrangère; il ment. Par son langage et par son silence, le tyran milanais, dans cette occasion spéciale, condamne l'historien florentin. Il ne prononce pas le nom du Pape, en exposant à Charles VIII celui des princes ou des répu­bliques qui se disposent à le seconder. Un tel silence, chez un tel

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1 BRA'vTOyK, Hommes illustres... liv. il. Pag. 39.

Paul. Jov. Hitt. nui lempor.s, lib.   I,

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p154       PONTIFICAT D'ALEXANDRE   VI  (1402-1503).

 

homme surtout, est assez explicite ;  mais les faits vont parler en­core plus haut : les ennemis du Saint-Siège, les feudataires rebelles,  seront les premiers à se  déclarer pour l'étranger. Dire qu'Alexandre aurait changé d'avis et renié ses premiers engagements, juste en  présence d'une ambassade qui les  eût au  besoin confirmés, et  sans provoquer une  plainte de la part  d'un  allié comme Ludovic le More, c'est ajouter l'extravagance au mensonge: on n'a pas reculé.

   28. Ce qui se tramait en France avec la complicité d'un nombre assez considérable d'Italiens,  préoccupait sans doute, mais  n'absorbait point le chef suprême de la  catholicité. Sa sollicitude pas­torale s'étendait à toutes les nations.  Il réorganisait l'Eglise et la constituait de tout point dans ce royaume de Grenade arraché hier par la valeur des chrétiens à l'empire huit fois séculaire des Mu­sulmans. La capitale était dotée d'une métropole; des sièges épiscopaux étaient érigées dans les villes d'Alméria, de Cadix et de Malaga1. Sous les influences  combinées d'une politique essentielle­ment religieuse et d'un pouvoir  spirituel  sachant  manier les res­sorts de la politique  humaine, en les subordonnant toujours à ses propres inspirations, le christianisme renaissait de ses cendres, re­trouvait une prodigieuse vitalité parmi les  tombes des anciennes générations, à travers  les monuments  intermédiaires du sensualisme musulman, exalté par le génie des Arabes. En même temps, Alexandre VI avait l'oeil sur les races militantes rangées en face du mahométisme oriental. II envoyait aux rois de Pologne, de Bohême et de Hongrie un légat apostolique, muni de ses pleins pouvoirs, di­gne de représenter le Souverain Pontife. Ce légat, il l'avait rencontré dans une famille plus que jamais hostile à la sienne, la famille des Ursins ; et cette héréditaire hostilité n'avait nullement entravé sa confiance. Aux yeux de Borgia, faut-il bien le reconnaître, les torts de la parenté disparaissaient devant les qualités  de l'homme. Dès qu'il s'est montré capable d'opérer un bien, il devient pour le Pon­tife le meilleur des amis. Dans la bulle par laquelle Alexandre VI

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i Mariana, Iîeb. flùp. xxvi, 4. — Surit. Annal. Arag. tom. V, Iib. I, cap. 12, et alii complures

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p155 CHAP.  III.  —  ROYAUTÉ  SPIRITUELLE ET TEMPORELLE.

      

accrédite « son vénérable frère, l’évêque de Népi; » en le dési­gnant par son nom, il parle aussi de la famille ; mais on y cher­cherait vainement la trace d'un pénible souvenir, d'une restriction dans l'éloge : on n'y voit que les motifs d'encouragement, les no­bles et généreuses traditions, les sujets d'espérance, les garanties de succès1. Quant à la teneur même de cet acte, on ne peut que l'admirer ; un chef de l'Eglise ne s'exprima jamais avec plus de zèle, d'élévation, de prudence et de piété. Le légat n'a pas seule­ment pour mission d'unir et de ranimer les princes dans le péril ex­térieur qui menace la chrétienté ; il doit encore se dévouer  à l’extinction de la vieille hérésie qui se perpétue dans la Bohème. Là cependant vient de se produire une incontestable aspiration vers l'obéissance et l'orthodoxie. Les dissidents de Prague surtout de­mandent à se réconcilier avec l'Eglise catholique ; et le père est impatient de les recevoir dans ses bras. Le légat apostolique nous semble avoir spécialement réussi dans cette religieuse négociation. Autant que nous pouvons en juger par les rares documents de l'époque, un retour solennel eut lieu, préparé par l'ardente et pieuse initiative du roi Wadislas8. Ce n'est pas que la secte fût en­tièrement éteinte ; il n'en est jamais ainsi. Du fond de sa tombe, Huss tendait la main à Luther.

 

29. Dans l'année même de cette légation, 1493, l'empereur Frédéric III s'éteignait à l’age de soixante dix ans, la veille de la Nati- vité de la Sainte Vierge. Les pieux sentiments dont il s'était montré  toujours animé pendant sa vie, l'approche de la mort parut les rendre encore plus intenses. Il demanda lui-même les derniers sa­crements et les reçut de la manière la plus édifiante : il mourut comme un saint3. Souverain médiocre, guerrier constamment mal­heureux, caractère indécis et timide, il n'avait eu d'éminent que la religion et la vertu. Jeune encore, dans un temps où la Palestine était à peu près inabordable pour les Européens, il était allé visiter le Saint-Sépulcre, sans aucun appareil, s'exposant à toutes les pri-

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i Bail, secret. Iib. VIII, pas. 100 et seq.

* Ci',, mir, llist. Polo;.. Iib. XXX. — Tritheiji. CArcm. Spanheim. auno 149?.

8 Naucl. Citron, tom. II, geu. 60.

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p156       pontificat d'alexandre vi (1492-1503).

 

vations, à toutes les fatigues, à tous les dangers, non  comme  un prince, mais comme un pèlerin. Sur le trône, il avait réconcilié la Germanie avec l'Église Romaine, dont elle fut un moment séparée par le schisme de Félix V. Ses aumônes étaient abondantes, ses mœurs pleines d'aménité, ses pratiques religieuses la permanente leçon  des  peuples soumis à son  pouvoir1. Il  laissait néanmoins l'empire singulièrement amoindri, dans une situation humiliante et périlleuse. Matthias Corvin l'avait dépouillé d'une grande partie de ses états héréditaires. Mahomet II s'était emparé  des  vastes  états arrosés par le Danube. Maximilien son successeur fut obligé de sus­pendre la cérémonie de ses funérailles, pour voler au secours de la Croatie, ravagée par les hordes ottomanes, et n'arrivait dans cette contrée qu'après le départ de ces oiseaux de proie. Frédéric d'Au­triche fut suivi de près au tombeau par Ferdinand de Naples ; mais ces deux souverains, dont l'âge ne différait  guère, étaient  loin de mourir dans les mêmes conditions. Un auteur affirme que le second n'eut à sa dernière heure « ni croix, ni luminaire, ni Dieu3. » Nous lisons l'équivalent dans un autre : « Il fut emporté par  une courte maladie, sans confession, sans eucharistie, sans les  secours ordi­naires que la religion prodigue aux mourants. Dans la chambre se trouvait néanmoins un Frère Mineur qui, voyant le roi perdre con­naissance, éleva la voix pour lui suggérer le regret  de ses  fautes passées, notamment de ses torts envers l'Église3. » Ainsi parlent les Italiens. Le  français  Commines  est  plus  rassurant : selon lui, le vieux monarque aurait eu le temps et la volonté de recourir au sa­crement de pénitence. « On peut espérer, ajoute-t-il, qu'il a sincè­rement regretté les crimes qu'il pouvait avoir commis. » Le duc de Calabre, son fils aîné, lui succéda sans obstacle. Non content de le confirmer dans la dignité royale, comme pape et suzerain, Alexandre le fit couronner  avec la plus  grande  pompe par le cardinal Jean Borgia, archevêque de Montréal dans la Sicile, montrant  une fois

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Joan. Fabr. De sactis..., lit». I.

'.Itf'iss  Mi. Archiv. Vat. num. 111.      ,

3 Blrciiakd, Dior, auuo 1494.

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p157 CHAP.   III.  — CHRISTOPHE  COLOMB.      

 

de plus, et dans une circonstance aussi solennelle, quel était le fond de sa pensée.


p185 CHAP.  IV.   — JEAN  B0RGIA  DUC  DE  GANDIE.   

   

§ I. JEAN BORGIA, DUC DE GANDIE.


1. Le gros de l'armée française ayant évacué l'Italie, l'invasion était comme terminée, avant même que fussent expulsées ou réduites les garnisons laissées dans le royaume de Naples. Pour Alexandre VI, l'œuvre de la justice succédait à celle de l'affranchis­sement. Deux maisons romaines, en faisant cause commune avec l'étranger, avaient surtout méconnu sa puissance temporelle et mis en péril son pouvoir spirituel : nous connaissons de longue date les Ursins et les Colonna. Leur révolte ne pouvait pas rester impunie, leurs usurpations devaient être encore moins tolérées ; elles eussent à bref délai déchiré le Patrimoine de saint Pierre. Un moment com­primés, les feudataires de l'Église aspiraient désormais à rompre les liens qui les attachaient à Rome, pour constituer des états in­dépendants. Leurs prétentions n'étaient plus douteuses : les Manfredi régnaient en quelque sorte à Faënza; les Malatesta s'étaient emparés de Cesène ; les Sforza, de Pesaro ; les Bentivogli, de Bo­logne ; les Riario, d'Imola et de Forli ; les Baglioni, de Pérouse. Ils n'étaient pas les seuls ; d'autres marchaient sur leurs traces, tous excités et soutenus par l'exemple parti de la capitale. C'est là qu'il fallait d'abord rétablir la subordination et l'unité. Ce rétablis­sement exigeait une guerre, tant les factieux s'étaient corroborés pendant l'invasion. Elle fut en premier lieu dirigée contre les Co­lonna, qui les premiers avaient attaqué l'autorité du Saint-Siège 1. Estimant n'en pouvoir soutenir le poids, toujours fidèles à leurs traditions domestiques, ils eurent recours aux supplications, qui leur avaient tant de fois réussi. Ce moyen leur réussit encore. Ils se rangèrent au parti d'Aragon, ouvrirent leurs citadelles, aban­donnèrent leurs anciens alliés, se soumirent au Pape, et tout leur fut pardonné. Les Orsini montrèrent plus de résistance : ils abor­dèrent sans hésitation les chances des combats2. Alexandre avait partagé le commandement des troupes pontificales entre le duc

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1 Comh. Mém. vu, 12. 1 Guicc. Hist. Ital. m, 3.

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p186       PONTIFICAT  D'ALEXANDRE  VI  (1492-1303).

 

d'Urbin, Guidobald de Montefeltro, dont il connaissait l'expérience, et son neveu, Jean de Borgia, l'aîné de la famille, duc de Gandie, dont le dévouement égalait le courage. Cette nomination, on ne saurait le nier, prêtait à la critique et servira d'aliment aux pas­sions ; mais, en attendant, le succès répondit aux espérances d'Alexandre. Les Orsini furent battus et perdirent leurs meilleures places. -Malheureusement le succès ne dura pas ; la présence ino­pinée d'un homme en interrompit le cours et changea la face des choses.


   2. Ici nous apparaît le vénitien Barthélémy d'Alviane, qu'attend  une si grande renommée dans les armes et les lettres. Cousin des Orsini, il partageait à Naples la détention  de Virginio, cet  ardent auxiliaire de la France, maintenant prisonnier de Ferdinand II. L'Aragonais était rentré dans son royaume aussitôt après le départ du monarque français, et, comme il avait acclamé sa fuite, le peuple napolitain acclamait son retour. Il n'est pas étonnant que nous retrouvions dans les prisons du jeune roi plusieurs de ses prin­cipaux adversaires. Le Vénitien, par son audace et sa dextérité, s'était rendu libre ; sans perdre un instant, il allait rejoindre, dans leur dernier fort, les troupes orsiniennes. En peu de jours, il avait relevé leur confiance ; il déconcertait les plans et déjouait les at­taques des vainqueurs par les plus habiles manœuvres : il donnait ainsi le temps au fils de Virginio, Charles des Ursins, de réunir une nouvelle armée et de recommencer la campagne. Ayant opéré leur jonction, ils livrèrent bataille aux pontificaux et remportèrent sur eux une complète victoire, à Soriano, non loin de Viterbe. Le duc d'Urbin était fait prisonnier; celui de Gandie, quoique blessé, se sauvait avec les débris de ses troupes. Cette journée ne rétablissait pas seulement la fortune des Ursins, elle exaltait les ennemis du Pape1. Ostie, dont le cardinal Julien avait fait une redoutable for­teresse, restait dans leurs mains. Or, cette ville était la clef de Rome ; tant qu'elle demeurait au pouvoir des factieux, pas de sub­sistances régulières, nulle sécurité pour la capitale du monde chré-

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1. Mabino Sakcto, Chron. Vend. pag. 44. — Gmcc. Hist. liai, vu, 5.

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p187 AP.   IV.   — JEAN   B0HGIA  DUC DE  GAXDIli.      

 

tien : il fallait à tout prix la réduire. Malgré ses revers, Alexandre ne désespéra pas de cette entreprise. Pour la mener à bonne fin, il eut également un homme. Gonzalve de Cordoue se trouvait on Italie. A la tête d'une légion espagnole, il était venu porter à Ferdi­nand le secours de son nom et de son épée. La gloire acquise à Grenade le précédait comme un victorieux talisman. A son ap­proche, les Français restés dans le pays n'oseraient plus se montrer en rase campagne, ni garder leurs positions ; mais cet invincible venait d'être vaincu près de Seminara dans la Calabre par Stuart d'Aubigny, qui n'avait pas le tiers des troupes commandées par le Grand Capitaine, et qui plus tard ne sera désarmé que par la ma­ladie. Le héros Castillan n'avait cependant rien perdu de son pres­tige ; il sera célébré par le roman aussi bien que par l'histoire : son vainqueur ne sera pas même nommé dans les plus universelles Bio­graphies.

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