Darras tome 31 p. 419
23. Nicolas V, pour favoriser la pacification des Etats catholiques, avait résolu de donner la solennité la plus grande au jubilé semi-centenaire, qui tombait en 1450. Immense fut le concours des fidèles venus de tous les points de l'univers. Un ugubre accident, qui émut douloureusement le Saint-Père, attrista cette imposante manifestation. Une foule compacte de pèlerins retournant d'adorer la sainte Face de Jésus sur le voile sacré de Véronique, regagnait le centre de Rome, lorsqu'elle rencontra sur le pont AElius une autre foule non moins considérable avide d'aller à son tour contempler la sainte empreinte. Il en advint une telle confusion et les deux courants contraires amenèrent un tel engorgement, que plus de deux cents personnes furent écrasées et foulées aux pieds, pendant qu'un grand nombre, précipités dans le Tibre, s'y noyèrent2. On ferait une longue liste des hauts personnages dont les auteurs du temps signalent la présence daus la Ville Élernelle, à l'occasion de ce Jubilé. Citons l'archevêque de Trêves et l'évêque de Metz, le duc de Clèves, le prince Albert frère de l'empereur, le moine Didace, vénéré parmi les pauvres pour sa charité inépuisable et ses émi-nentes vertus. Ce concours de fidèles comme la Ville Éternelle n'en avait peut-être jamais vu, produisit une entrée de sommes énormes au trésor pontifical. Elles permirent au Souverain Pontife d'imprimer une activité nouvelle aux grands travaux d'art et à la construction des monuments qu'il avait entrepris dès la seconde année de son règne ; surtout, il put enrichir la bibliothèque Vaticane d'une foule de manuscrits précieux, grecs et latins ; il put s'abandonner dans une mesure plus large à cette protection des hommes de
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1 Crojier., xxir. — Michov., iv, 58, 59.
2 S. Anton, ni p. tit. xxn, 12 § 3. — Jannoz. Manett., Vit. Nicol., u, ann.
1150. — I'latin., in Nicol. v, eod. anno. — Steph. Ikfissur., Chron. Ms., eod.
anno. — /Es. Svlv., Hist. Europ., 38.
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lettres, qui fut la gloire la plus incontestable de son pontificat. Pendant cette année jubilaire passèrent aussi à Rome AEnéas Sylvius et les deux autres ambassadeurs de l'empereur Frédéric, allant à Naples, où se rendirent de leur côté les députés portugais, célébrer le mariage de leur maître avec Léonore de Portugal. Sa mission accomplie en présence d'Alphonse d'Aragon oncle de la mariée, du cardinal d'Arras d'une nombreuse assistance de princes et de barons, AEnéas, retournant à Rome, fit connaître en consistoire public le mariage qui venait d'avoir lieu, et déclara que l'année suivante César lui-même se rendrait en Italie pour y recevoir les insignes impériaux des mains du Pontife.
24. En même temps il s'éleva fortement contre les insistances des Français pour obtenir la réunion d’un autre concile œcuménique dans leur patrie. Après son départ, quand il était en route pour rentrer en Allemagne, le Pape lui fit parvenir son changement du siège de Trieste à Sienne. Enfin, avec les Florentins, les Bolonais, la république de Venise, il négocia le passage en toute sûreté et tout honneur pour l'empereur son maître, lorsqu'il irait se faire sacrer à Rome1. Pendant ces négociations, Nicolas V mettait en œuvre toutes les ressources de la diplomatie pour mener à bonne fin l'œuvre de la pacification des Etats catholiques, afin de tourner toutes leurs forces contre les Turcs et les Sarrasins. Frédéric de Saxe et Guillaume son frère se faisaient une guerre acharnée : il parvint à les réconcilier. Sur un autre point de la Germanie, une violente discorde se perpétuait depuis le temps d'Eugène IV entre le duc de Clèves et l'archevêque de Cologne. Plusieurs princes étaient compromis dans cette implacable guerre, et le Pape actuel, antérieurement à son élévation sur la chaire apostolique, avait en vain comme légat fait des prodiges de zèle pour la faire cesser. Parvenu au Souverain Pontificat, il conçut l'espérance d'un meilleur succès ; à la fin de 1450, il fit partir le cardinal de Cusa avec mission d'entamer de nouvelles négociations. Le
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1 Trithem., Chon. Spanheimen., aimo 1450. — GonEi.iN., Cumment., i. — Jannoz. Maxet., Vit. Nicol.,\, 1. n. — Platih.,wi Sicol., v,aDU. H50.— S. Aîiton. m p: lit. xxn, 12 § 3 ; et lit. xxiv, 5.
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légat fut reçu partout en Germanie avec de grands honneurs et une grande vénération. Il parcourut ainsi l'Autriche, la Saxe, la Thuringe, la Westphalie, les provinces Rhénanes, le duché de Gueldre, accomplissant en tous lieux les plus utiles réformes et semant les conversions. De l'Allemagne, Nicolas de Cusa passa en Bohême, où les Hussites vainqueurs, commandés par Georges Podiébrad, ne cessaient depuis la prise de Prague de persécuter et d'opprimer les catholiques. Des pourparlers eurent lieu entre Georges et les princes attachés à la foi. Un moment ils furent près d'avoir une heureuse issue ; mais finalement toute entente devint impossible1.
§ IV. CHUTE DE L'EMPIRE D'ORIENT
25. A la même époque, en Bosnie, les Manichéens, furieux de voir qu'à la persuasion de l’évêque de Pharos, remplacé depuis dans cette légation par celui de Constance, le Saint-Siège avait résolu de les réduire par les armes, se révoltèrent contre leur roi et appelèrent les Turcs à leur secours. Ce qu'il y eut de plus triste dans cette déplorable tournure que prenaient les choses en Orient, ce fut l'alliance honteuse du grand-maître des chevaliers de Rhodes avec Amurat soudan d'Egypte. Inutile de s'arrêter à ce que cette union avait de monstrueux au point de vue de l'idée religieuse : être à l'avant-garde de l'attaque ou de la résistance des catholiques contre les Infidèles, et tendre la main à l'ennemi, peut-être n'est-ce pas encore l'apostasie, peut-être même n'y a-t-il pas en cela un acheminement à la trahison, quoique dans l'espèce l'intention soit bien près de l'œuvre; mais il y a tout au moins une faute politique énorme. Eh quoi ! ce grand-maître ne pouvait donc voir, lui qui avait le gouvernement d'une île et qui était par conséquent une puissance maritime, qu'en se mettant avec les Turcs, sans se faire turc lui-même, contre ceux qui leur faisaient la chasse sur mer, il
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1 ^x. Sylv., Hist. Europ., 32. — Asonvm., Magn. Chron. Belgic, ann. 1450. — Petrus. Derlaud., Vit. Dionys. Carthusiani. — Cocl., Hist. Hussit., x, ann, 1450.
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travaillait à la ruine de son propre Etat? Le Souverain Pontife ne tarda pas à condamner cette criminelle alliance. La flotte du roi d'Aragon, qui venait de se signaler par plusieurs entreprises heureuses contre les Ottomans, ayant voulu porter à Rhodes et vendre là le butin qu'elle avait fait, le grand-maître Jean de Lastic — nous sommes condamné à le nommer — lui signifie l'interdiction d'aborder dans son île. Informé de cet étrange procédé, Nicolas V intima l'ordre au grand-maître de recevoir la flotte dans ses ports, de lui permettre la vente du butin fait sur les Turcs, et de rompre sans retard tout pacte avec les Infidèles. Amurat, mettant à profit la trêve avec les chevaliers de Rhodes, et saisissant l'occasion des troubles qui déchiraient la Hongrie, s'était jeté sur l'Epire. Scanderbeg fut à la hauteur du danger ; Groja, métropole de l'Albanie, fut mise en bon état de défense, bien approvisionnée, munie d'une forte garnison prise parmi l'élite des croisés. Les Vénitiens, qui avaient commis la faute de convenir avec Amurat d'une suspension d'armes, sans y comprendre le héros Albanais ne purent que faire parvenir secrètement à ce dernier quelques subsides.
26. L'armée ottomane, après avoir assis ses campements sous les murs de Croja, battit en brèche les remparts avec des machines qui lançaient des blocs de rocher du poids de six cents livres ; et de plus, les assiégés durent se tenir sans cesse sur le qui-vive, pour repousser de fréquents assauts. Exaspéré d'une résistance qui se perpétuait derrière des murailles en ruines, Amurat résolut de tenter une irruption dans la ville par le point des remparts que ses machines avaient le plus entamé. Il échoua de la façon la plus désastreuse, avec une perte de plus de huit mille hommes, quand la garnison victorieuse n'eut à regretter qu'un petit nombre de soldats. Succombant à la honte et à la douleur, brisé par une vie de fatigues toute passée dans les camps, affaissé sous le poids d'une vieillesse qu'il accusait avec amertume de ternir à jamais, par un échec ridicule devant une place ignorée, la gloire que lui avaient méritée ses triomphes sur les Hongrois et les Grecs, il s'abrutit dans une orgie pour s'étourdir et mourut misérablement, au mois de février 1451. Il eut pour successeur Mahomet II, qu'il avait associé
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depuis quelques années à l'empire, et qui, pour n'avoir dans la suite aucune compétition à redouter, inaugura son règne par l'assassinat de son jeune frère Thurénès encore au berceau1. Un ilôt dit de Château-Rouge, voisin de Rhodes, était laissé désert depuis quelques années par les chevaliers, à la suite d'une descente des Infidèles, qui avaient détruit de fond en comble la forteresse qui le défendait. Alphonse d'Aragon, dont les marins soutenaient vaillamment l'honneur du pavillon chrétien dans ces parages, sollicita du Saint-Père le transfert de la possession de cet îlot à sa couronne ; il n'oubliait pas, à l'appui de sa requête, de faire ressortir combien cette concession le favoriserait pour pousser avec plus de vigueur ses opérations militaires contre les Ottomans et les Sarrasins. Le Souverain Pontife accorda sans hésiter une faveur qui lui paraissait devoir tourner à l'avantage de la cause catholique. Armé de cette autorisation, Bernard Villamarina, amiral de la flotte aragonaise, se mit en devoir de relever la forteresse de Château-Rouge. Jean de Lastie et les chevaliers éprouvèrent de ce fait un violent déplaisir. Ne craignant pas, quoique religieux, de résister à la décision du Saint-Siège, ils s'opposèrent à la continuation des travaux qu'avait commencés Villamarina, firent eux-mêmes un semblant de reconstruction de citadelle dans l'îlot, et, pour gagner du temps, en appelèrent au Pape mieux informé, ou bien à un concile œcuménique, ou même à l'empereur2. La mort d'Amurat aurait pu devenir pour l'Orient une occasion favorable de délivrance ; malheureusement, les Grecs n'y trouvèrent qu'une occasion de se plonger et de s'endurcir de plus en plus dans le schisme. Ils rejetèrent leur patriarche Gennadius, coupable d'être inébranlablement attaché à l'orthodoxie romaine, et leur empereur Constantin Dragosès ne sut déployer aucune énergie pour les contenir dans le devoir.
27. Dès les premiers jours de 1452, tout l'Occident était attentif au voyage de l'empereur Frédéric III en Italie. Accompagné de La-
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1 Marin. Barlet., Vit. Scanderbery., vi. — Phrantz., ih, 1. — Calciiondh.., De reb. Turcic-, vu. — Philelph., kpist., vi, 1 ; xn, 1.
2 Bos., Hist. Equit. Rhod., vi.
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p424 FIN D'EUGÈNE IV. P0.NT1F1CAT DE NICOLAS V.
dislas de Hongrie-Bohème et de son frère Albert d'Autriche, il n'avait pas voulu s'entourer d'un trop grand appareil militaire, de crainte que son approche ne poussât aux armes les Italiens. Partout sur sa route, à Venise, Trévise, Padoue, Ferrare, Bologne, Florence, il fut reçu avec les plus grands honneurs. A Florence, il trouva les deux cardinaux envoyés par le Pape à sa rencontre. Enfin, par Sienne et Viterbe il arriva aux portes de Rome, où il fut introduit avec la pompe triomphale accoutumée. Il aurait dû, pour suivre les errements de ses prédécesseurs, passer d'abord par Milan pour y recevoir la couronne de fer; mais il avait jugé prudent de ne pas se montrer en Lombardie, pour n'être pas mis dans la nécessité de reconnaître François Sforza, qui s'était emparé du duché, au mépris des prétentions de dévolution à l'empire annoncées par Frédéric, et de celles de Charles d'Orléans et d'Alphonse d'Aragon. En conséquence, Frédéric obtint du Pape les dispenses nécessaires pour recevoir la couronne de fer à Rome. Cette cérémonie eut lieu le jour des ides de mars, à Saint-Pierre, et, le même jour la bénédiction de son mariage avec Léonore de Portugal. Le lendemain s'accomplit la solennité du sacre et du couronnement, parmi les acclamations universelles, sans incident fâcheux. L'empereur et l’impératrice demeurèrent encore quelques jours à Rome. On s'occupa beaucoup de la question d'Orient : délivrance de la Palestine et de la Grèce, nécessité d'assurer la défense de la Hongrie. Hélas! ces généreux projets ne devaient être mis jamais à exécution. Frédéric se rendit ensuite à la cour de Naples ; Alphonse d'Aragon lui fit l'accueil le plus amical. Pendant qu'on retournait de ce voyage, le jeune Ladislas, avec l'aide de son précepteur, à l'instigation des Grands de Hongrie, de Bohème et d'Autriche, essaya de fuir du cortège impérial. La conjuration fut éventée, le précepteur fut pris et livré pour être jugé à AEnéas Sylvius, évêque de Sienne, qui venait d'être nommé légat en Bohême et dans les contrées voisines.
28. L'obstination de Frédéric à garder Ladislas sous sa tutelle lui avait suscité beaucoup d’ennemis. A peine de retour en Allemagne, il eut à soutenir une guerre périlleuse contre les Autri-
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chiens, commandés par Ulric de Cilley; ils ne consentirent à un accommodement, par l'entremise de l'archevêque de Salzbourg et du margrave de Bade, qu'à l'approche de Georges Podiébrad, accourant au secours de l'empereur avec les contingents de la Bohême. On convint que Ladislas serait confié désormais aux Autrichiens, et que le 3 des ides de novembre se réunirait à Vienne un conseil de famille, en présence des députés Hongrois et Bohémiens, pour régler définitivement cette question brûlante de la tutelle du jeune roi. Les Autrichiens, qui ne voulaient pas tenir le pacte, empêchèrent la réunion de ce conseil, et Ladislas se mit sous la protection d'un triumvirat composé de Jean Hunyade, Georges Podiébrat et Ulric de Cilley. La plus grande part d'autorité semblait réservée à ce dernier, puisqu'il avait le prince en sa puissance. Informé de cette résolution, Nicolas prit en mains la défense de l'empereur, dont les droits étaient méconnus, appela Ulric en jugement, et le menaça de toute la rigueur des censures ecclésiastiques, s'il ne renonçait promptement à ses coupables desseins. Le cardinal de Cusa fut chargé de donner ses soins à l'apaisement de cette querelle; mais il ne put vaincre l'entêtement des Autrichiens 1. Pendant que ces complications de la politique intérieure empêchaient Frédérie lII de donner suite à ses projets de croisade contre les Infidèles, les dissensions intestines qui déchiraient les autres Etats catholiques précipitaient la ruine de la prépondérance latine en Orient. La Castille et le Portugal, en proie aux intrigues de Cour, ne trouvaient même plus assez de vigueur pour contenir les Maures de Grenade et du Sud. La situation de l'Angleterre, après la perte des possessions du continent, était plus déplorable encore : Les princes et les barons se renvoyaient l'un à l'autre la responsabilité de ce désastre ; le duc de Suffolk tombait sous le fer de ses ennemis; Ri-
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1 Gobemn , Comment. Pii 11, 1. I. — Stepii. I.NFissnn., Dior., ann. 1452. — Monstrelet., Hist. vol. m, eod. anno. — Naucler., vol. n, geu. 49. — Marqxjaud. Freciieii., De reb. Germon., tom. IV. — Pigna, 1. VIL — S.Anton., m p. tit. xxu, 12 § 3. — Babtol. e Tcbc, Ms. Votic, sign. nuui. 111. — Cocl. Hist. Ilussit., il. — Jansoz. JIanet., Vit. Nicol.v, 1. II. — ils. bibl. Vatic, sign. num. 2046. — J&t. Sïlv., Epist., i. — JEs., Svlv., Dohem., GO, 61 ; Europ., 22. — Dobràv., xxvin. — DospiR., m, decad. 7.
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chard d'York s'érigeait en prétendant à la couronne1. Dans les royaumes septentrionaux, une révolution considérable venait de s'accomplir, la séparation des trois couronnes ; Charles Canut avait été proclamé roi de Suède, à la pierre de Morasteen, près d'Upsal, le 28 juin 1448, et maintenant, après une guerre acharnée avec le Danemark, il venait encore d'enlever à Christiern le sceptre de Norwège, dont il avait pris possession à Nidrosie2.
29. Pour comble de malheur, la discorde était aux avant-postes mêmes des chrétiens, en Epire : Georges Scanderbeg avait des différends avec Paul et Nicolas Ducagnin. Mahomet II n'était pas homme à laisser échapper, sans rien entreprendre, des circonstances aussi favorables pour l'accroissement de la puissance Ottomane : il conçut le dessein de s'emparer de Constantinople, contre laquelle avaient échoué jusque-là ses prédécesseurs, et de renverser à jamais l'empire grec pour se mettre à sa place. Dans ce but, il pressa la construction d'une citadelle des mieux pourvues près d'Azomat, au point le plus étroit du Bosphore de Thrace; il empêcherait ainsi les navires chrétiens de descendre de la mer Noire vers Constantinople. Cette forteresse lui permettrait en outre de fréquentes excursions jusque sous les murs de la capitale fondée par Constantin sans trop rencontrer d'obstacles, et de faire passer toutes les fois que besoin serait des troupes turques d'Asie en Europe. Les Grecs d'ailleurs poussèrent l'aveuglement jusqu'à lui fournir la main-d'œuvre pour cette construction qui devait assurer leur ruine. Les Génois ne se trompèrent pas aux dangers que cachaient pour leur puissance dans le Levant les secrètes vues de Mahomet II : ils ne négligèrent rien pour donner l'éveil au roi d'Aragon et pour se l'associer dans une expédition contre les Turcs. Lorsque le moindre doute sur les intentions de Mahomet ne fut plus possible, les Grecs ouvrirent enfin les yeux, et, reconnaissant l'insuffisance absolue de leurs ressources, firent appel aux secours des Latins. Hélas! l'Oc-
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1 Polïd. VlRCIL., XXtll. — PaiLELl'U., XVII.
a Joan. Magn., xxm, i, 2, 3, 4. — Cranti., Suec, v, 39. — Anoxym., Epit. descripi. Goth. Suec; apud Hanii., Collect. Monum. Veter., tom. II, lib. V, 3.
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p427 ciiap. vu. — chute de l'empire d'oiuekt.
cident fut sourd à cet appel. Eux-mêmes précipitèrent la catastrophe qui les menaçait de si près, en refusant de consacrer à solder une armée, leur suprême espoir, des richesses qu'ils gardèrent intactes pour s'en voir dépouiller par les Infidèles. Le Souverain Pontife, en ces difficiles conjonctures, tenta tout ce qui se pouvait tenter pour apporter quelque remède à une situation désespérée : persuadé qu'une réconciliation sincère et complète des Grecs lui permettrait de leur trouver des secours en Occident, il insista de rechef auprès d'eux, par l'intermédiaire du cardinal Isidore de Russie, en vue d'obtenir la prompte réunion des deux Eglises. Dès qu'il eut obtenu ce résultat, il pressa le départ d'une flotte italienne aux ordres de l'archevêque de Raguse comme légat apostolique.
30. On annonçait en même temps le départ d'une expédition hongroise commandée par Jean Hunyade. Mahomet effrayé allait lever le siège de Constantinople ; il en fut détourné par Sagom-Pacha. Les Turcs disposaient de forces et d'une flotte qui étaient de beaucoup supérieures à celles des Grecs. Le siège commença le 2 avril 1453. Les Infidèles avaient en vain tenté plusieurs assauts; ils avaient toujours essuyé de grandes pertes, lorsque Sagom parvint à leur persuader de faire un dernier effort. Le 29 mai, les assiégeants se portèrent avec le plus de vigueur contre le point le plus éprouvé des remparts, défendu par le génois Justiniani Longus. Une blessure mit hors de combat ce vaillant homme de guerre : perdant son sang, il dut quitter le poste dont il avait la défense, et ses soldats privés de commandement ne tardèrent pas à se replier en désordre, fuyant sur leurs navires; ils mirent aussitôt à la voile pour Chio. Les Turcs, profitant du passage qui leur était laissé libre, se précipitèrent comme un torrent dans la place ; en quelques instants ils étaient maîtres de la seconde Rome. Après avoir accompli des prodiges de valeur, le dernier Constantin fut tué sur la porte de la ville, au moment où il essayait de trouver son salut dans la fuite. Sa tête coupée fut promenée au bout d'une pique autour du camp des Barbares. Les vainqueurs massacrèrent tout ce qui s'offrit au tranchant de leurs cimeterres ; il n'est pas d'horreurs, de forfaits et de sacrilèges qu'ils ne commissent dans cette malheu-
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reuse capitale de l'Orient tombée en leur puissance. Le lendemain, Péra se rendait à discrétion. La flotte italienne arrivée trop lard fut interceptée, et toutes les richesses, les armes et les approvisionnements qu'elle contenait devinrent la proie des Infidèles1. L'écroulement de l'empire grec eut en Occident un retentissement profond : AEnéas Sylvius écrivit au Pape de la part de Frédéric pour l'assurer que ce prince n'était pas éloigné de faire les préparatifs d'une grande croisade, au cas où le Saint-Siège en manifesterait la volonté ; mais il ne se sentait pas en état de supporter seul tout le poids d'une entreprise si considérable ; il engageait Nicolas V à provoquer le concours des autres rois catholiques. Or, qui plus que le Souverain Pontife pouvait avoir l'ardent désir d'une éclatante revanche contre les Turcs? Heureux des offres de l'empereur d'Allemagne, il fit aussitôt un chaleureux appel à tous les princes. Des prédicateurs furent en même temps désignés pour prêcher de toutes parts la guerre sainte.
31. Malheureusement le même obstacle se dressait toujours dès le premier pas : la discorde régnant au milieu des chrétiens. L'Italie surtout était alors en proie aux maux de la guerre civile. Ferdinand mettait tout à feu et à sang sur le territoire de Florence ; le tumulte guerrier était partout dans la Gaule Cisalpine, les Vénitiens, soutenant une lutte acharnée contre François Sforza, à qui l'appui des Florentins avait permis déjà de s'emparer du duché de Milan. Princes, républiques, peuples ennemis avaient fini par envoyer des députés à Rome pour essayer d'aboutir à une réconciliation. Le Pape dans sa sagesse proposa les moyens les plus propres à un accommodement acceptable pour tous. Mais la ténacité des haines et l'ambition des grands firent échouer ces généreux efforts. On éprouve un douloureux étonnement à voir les Génois, par
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1 Sabellic, ennead. 6. — /En. Sylv., Europ., 7. — Anonym., Turcogrœc, 1. I. S. Anton., iii p. lit. ixn, 13 § 14. — I'uuantz., ni, 18. — Cualcokdtl., vin. — Vit. A'i'co/., v, Ms. bibl. Vat. sigu. num. 204G. — Monstkelet., Hht. vol. m, 60. — Naucleb., vol. u, geu. 49. — Jacob. Edald., Fiahcisc. Franc, et Joan. Blan-cui.n., Ephemerid. obsid. Constantinopol.; apud J'Iaeten., Anecdot., ton). I, col. 1819.— Gobelin., Comment. Pu II, 1. XI. — Biz'r., Hist. Gen., u ; et alii omnes.
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exemple, ne pouvoir se résigner à faire le sacrifice de leurs dissensions intestines, quand il y allait pour eux de la perte de leurs colonies d'Asie, de la Chersonèse Taurique et de la mer Egée. Le doge de Venise, François Foscaro, sut mieux discerner les intérêts véritables de sa patrie : il fit honte au sénat de sa torpeur passée et tenta d'obtenir qu'on tournerait contre Mahomet toutes les forces de la République, avant que la puissance Ottomane eût pris racine sur le sol européen. Grande pensée digne de ce grand cœur ! Mais hélas ! le sénat ne voulut point se déterminer en ce moment, craignant d'assumer la responsabilité de l'entreprise sans le concours des autres Etats catholiques. Lorsque plus tard les Vénitiens se ravisèrent, ils soutinrent une guerre qui, toute glorieuse qu'elle ait été, fut trop tardive pour ne pas demeurer stérile.