Fin de Pie VII 1

Darras tome 40 p. 256

 

S VI. DERNIÈES ANNÉES ET MORT DE PIE VII

 

42. Dans les temps anciens, la société publique ne reposait pas sur la notion de justice : le simple citoyen avait des esclaves, qu'il traitait comme bétail humain ; le prince traitait les citoyens en esclaves ; et les rois, entre-eux, se traitaient comme bêtes fauves. L'ordre se procurait par l'abrutissement des trois quarts et demi du genre humain, par l'asservissement des autres. Le droit des gens, féroce dans la guerre, était cruel même dans la paix. Les malheureuses victimes de cette civilisation barbare se vengeaient

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(-1) Vecillot, La guerre cl l'homme de guerre.

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de l'iniquité par le crime : l'esclave tuait son maître, le citoyen tuait son tyran, le roi tuait ses compétiteurs et ses rivaux. Le monde n'offrait, à la lumière, que le spectacle d'une débauche sans pudeur et d'un immense brigandage, aboutissant à une boucherie. — L'Évangile substitua, à cet abominable désordre, l'ordre chré­tien. Dans l'économie de cet ordre, tout homme a son habeas cor­pus, la famille a une constitution divine, la propriété et le pouvoir reposent sur un droit divin, l'autorité est amenée à la condition de service et l'obéissance est une grandeur. L'homme ne vit plus qu'en Dieu, n'obéit plus qu'à Dieu, ne commande plus que pour Dieu. De là, un ordre moral et religieux, absolu, certain, souve­rain. De là, des pratiques de respect, la douceur des mœurs, la délicatesse de la conscience publique, un esprit de charité chré­tienne. Le pauvre, le vieillard, la femme, l'enfant sont entourés de sollicitudes. L'esclavage n'est plus qu'un pénible et étonnant sou­venir. Partout l'homme est libre, partout le citoyen prend part à la gestion des affaires publiques, partout les pouvoirs sont parta­gés pour se faire équilibre et toujours l'Église éclaire avec la lumière de Jésus-Christ, sanctifie par sa grâce, dirige en vertu de sa puissance. La civilisation nouvelle est catholique, romaine et pontificale. Le monde évolue sous sa direction féconde pendant mille ans et plus.

 

Depuis trois siècles, des puissances hostiles à l'Église parce qu'elles sont hostiles à l'Évangile, essaient de ressaisir le monde. Le doute méthodique de Descartes, le libre examen de Luther, le césarisme de Louis XIV, séparés d'abord, puis mêlés ensemble pour produire la Révolution, se précipitent sur la civilisation ca­tholique. Épicure veut reprendre le sceptre de la pensée ; Ana-créon, la direction des mœurs ; Brutus et César, l'empire. Des guerres éclatent, les peuples s'entrechoquent, on reprend la bou­cherie de la race humaine. Après les grandes guerres, quand le sang ne peut plus couler sous l'épée, les princes tiennent des con­grès et leurs plénipotentiaires dressent des protocoles, qu'ils pla­cent, comme droit obligatoire, sous la garantie collective de la force des nations. De droit et de morale, de vérité et de justice, il
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n'est plus question entre les peuples ; la seule chose qui les préoc­cupe, c'est de vivre en paix, à l'ombre des glaives croisés qui font sentinelle.

 

   Autrefois le droit international de la chrétienté avait certaine­ment l'appui de la force ; mais cette force était mise au service du droit défini par l'Évangile et gardé par la Chaire apostolique. Le Pape n'était pas seulement le chef souverain et infaillible de l'Église universelle ; il était encore le maître spirituel, le législa­teur moral et social de ces familles de peuples qu'on appelle na­tions ; il jugeait moralement tous les actes privés ou publics ; il contrôlait socialement les sujets et les princes dans l'exercice réci­proque de leurs droits. La civilisation chrétienne s'appuyait sur la pierre fondamentale de l'Église, sur le Saint-Siège de Rome.

 

   43. A l'ordre social du moyen âge, à l'unité d'États hiérarchisés dans l'Empire, par le pacte de Charlemagne, le traité de Westpha-lie substitua en 1640, la pluralité des puissances unies seulement par la garantie mutuelle du lien fédéral : ce qu'on appela l'équili­bre européen ; les grandes puissances se faisaient balance par l'étendue de leur territoire et le chiffre de leur population ; les peti­tes étaient intercalées pour éviter les chocs ou amortir les coups. Ce soi-disant équilibre, comme toutes les choses dépourvues d'au­torité morale et de garanties juridiques, n'équilibra rien ; il n'em­pêcha ni les guerres de Louis XIV, ni les guerres du XVIIIe siècle, ni le partage de la Pologne, ni l'asservissement à jamais exécrable de l'Irlande, ni les guerres de la Révolution et de l'Empire. Après une seconde ou troisième guerre de Trente ans, l'Europe, épuisée d'hommes et d'argent, se réunit à Vienne, en 1815. Au principe d'équilibre, qui n'avait point assuré la paix des États, les diplo­mates, réunis dans la capitale de l'Autriche, ajoutèrent le principe du droit constitutionnel. Chaque prince désormais ne serait plus soutenu seulement par l'équilibre des Etats et, en cas de guerre, par l'opposition des souverains, il serait lié encore par un pacte constitutionnel et par l'admission des notables à partager avec lui la souveraineté nationale.

 

   « Après la défaite de Napoléon, dit un auteur célèbre, le Congrès

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de Vienne  se trouva chargé de régler le droit public de l'Europe. Naturellement, la première pensée du Congrès fut de revenir au traité de Westphalie en rétablissant l'équilibre de l'Europe, auquel Napoléon avait porté une si grave atteinte. Mais la question n'in­téressait plus seulement les souverains et les États. Depuis vingt-cinq ans les peuples avaient reçu une nouvelle initiation ; la guerre, en devenant générale,  était devenue partout révolutionnaire. Les armées de la République française, et plus tard celles de l'Empire, avaient fait une immense propagande ; dans tous les États succes­sivement annexés à la France, de 1795 à 1812, le droit public et le droit civil avaient été renouvelés ; l'Italie, l'Espagne, la Suisse, les Pays-Bas, la Confédération germanique, avaient reçu la pensée de 89 ; la Pologne, constituée par Napoléon et donnée  au roi de Saxe, semblait posée comme une avant-garde obstinée à solliciter à leur tour les peuples soumis à la domination des Czars. Les na­tions avaient si bien profité à notre école, qu'en 1813 elles renou­velèrent contre nous le mouvement de 92 ; et s'il est pour nous une consolation de nos défaites de Leipsig et de Waterloo, si nous pouvons nous montrer encore fiers après de tels désastres et tendre aux vainqueurs une main réconciliée, c'est qu'après tout, ceux que nous avions foulé ne firent que suivre notre exemple. L'Empire s'abîma, non sous la coalition  des rois, mais sous l'insurrection des peuples ; la bataille de Leipsig fut appelée la Bataille des na­tions. Les promesses avaient été faites, pour ne pas dire exigées : quand les peuples se mêlent des affaires de l'État, il va sans dire que ce n'est pas pour rien. Napoléon  vaincu,  les princes, sauf quelques changements dans les délimitations territoriales, allaient donc recouvrir leurs domaines héréditaires ; mais, dans ces domai­nes, le retour au statu quo était devenu impossible. La guerre avait émancipé les sujets ; il fallait compter avec eux. Si la Prusse par exemple, si affaiblie, si humiliée par Napoléon, avait pu jouer néanmoins dans les  dernières campagnes un rôle de premier ordre c'était grâce au patriotisme de ses peuples; la société du Tugendbund avait été à la fois la tête et le bras, le conseil et la force ; la dynastie des Hohenzollern lui doit son existence.

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« Ainsi, chose nouvelle, en 1814-1815, la question d'équilibre international se trouvait intimement liée à celle des réformes gou­vernementales. Le Congrès de Vienne avait à répondre tout à la fois, d'une part à la demande des princes revendiquant leurs ter­ritoires, de l'autre à celle des peuples réclamant des constitutions. L'idée était dans l'air : impossible à la diplomatie, malgré ses réli­cences, ses équivoques, ses subterfuges, de s'y soustraire » (1).

 

   44.  En ce qui concerne l'Italie, longtemps occupée par les armées de la France révolutionnaire et impériale, le traité de Vienne la morcela pour la mettre sous la coupe de la Sainte-Alliance et la rendre incapable soit de servir la France, soit de troubler l'Eu­rope. Les Légations et les Marches furent restituées au Saint-Siège, à la demande même de princes protestants. On donna, à l'archi­duchesse Marie-Louise, les duchés de Parme, Plaisance et Guastalla. Les États de Modène, Reggio, Mirandole furent attribués à l'archiduc François d'Esté. On rétablit l'archiduc Ferdinand d'Au­triche dans tous les droits de souveraineté qu'il possédait sur le grand-duché de Toscane. Le roi Ferdinand IV fut replacé sur le trône de Naples et reconnu roi des Deux-Siciles. Le Piémont fut augmenté de la République de Gênes. L'Autriche fut appelée à étendre sa domination sur la Lombardie et la Vénétie. Ces chan­gements divers, opérés sans commotion, furent bénévolement ac­ceptés par le peuple italien, le plus enthousiaste, en apparence, de tous les peuples, mais le moins fidèle à iui-même et le moins fait pour la vie publique. Il y avait, toutefois, dans l'œuvre du Congrès de Vienne, relativement à l'Italie, un contre-sens absolu : d'un côté, en rétablissant les princes sous le protectorat de l'Autriche, elle les condamnait au régime de l'absolutisme ; de l'autre, en po­sant le principe constitutionnel, il vouait l'absolutisme à la haine des peuples et fournissait, contre les princes italiens, motif aux revendications. Il y avait, dans la situation particulière du Pape, qui n'est pas seulement roi, mais pontife, une force religieuse pour le soustraire à la pression de l'Autriche ; il y avait, d'autre part, dans son caractère de monarque spirituel et dans la garantie d'in-

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(1) PnouDHON, Si les traités de 1815 ont cessé d'exister, p. 21.

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dépendance que lui fournit l'État pontifical, une double raison pour ne pas admettre la souveraineté du peuple à l'encontre de la sienne et pour rejeter la constitution qui asservirait le pontife en découronnant le roi. Il y avait enfin, dans l'entraînement des cir­constances, une disposition instinctive à réagir contre les idées et les actes de la France révolutionnaire. Cette France qui avait dé­possédé deux Papes, expulsé tous les souverains, livré l'Italie à toutes les aventures de ses réformes et à toutes les horreurs de la guerre, cette France était l'être abhorré qu'il fallait, je ne dis pas proscrire, mais effacer de l'Italie. Il ne devait plus rester trace de son passage. On croyait n'avoir qu'à ce prix la sécurité.

 

  Les gouvernements de l'Italie, inféodés àl'Autriche, s'appliquèrent donc tous à suivre l'exemple de leur patronne : ils rappelèrent à eux les libertés des communes et des provinces, et s'attribuèrent toute la puissance politique. Mais le principe constitutionnel, posé par le Congrès de Vienne, était là pour contrarier leur action et mettre en échec leur autorité. A vrai dire, ils s'accommodaient de la contrariété sans trop de résistance et presque de bonne grâce. Aucun de ces souverains n'ignorait les traditions municipales et provinciales de l'Italie ; tous, dans leurs petits États, aimaient à gouverner paternellement. Princes italiens, ils devaient s'entendre toujours avec leurs nationaux. Mais le mauvais génie de ces prin­ces, l'Autriche était là pour redresser les princes et comprimer les peuples. D'abord satisfaite de la part que lui avait faite le Congrès de Vienne, elle revint bientôt à ses anciens errements. Dans l'or­dre religieux, elle tenait mordicus au joséphisme, c'est-à-dire à ce système qui enlève à l'Église tout son temporel, tout l'extérieur de la discipline et, sous prétexte de questions mixtes, pénètre dans le sanctuaire, pour mettre la main à l'encensoir et régler tout, jus­qu'au nombre des cierges. Dans l'ordre politique, l'Autriche, n'étant en Italie qu'une puissance étrangère, ne pouvait compter sur les sympathies des populations. Généralement modérée, douce et même dévouée dans son action gouvernementale, elle était, par sa police, tracassière, soupçonneuse, vexatoire : elle ne devait pas tarder à se faire abhorrer et à entraîner dans la solidarité de ses

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antipathies tous ceux qu'elle couvrait de son ennuyeuse, compro­mettante et énervante protection.

 

45. « Les Etats romains, dit le vicomte de Beaumont-Vassy jouissaient intérieurement d'une paix profonde, et, s'occupant comme toujours de religion et d'art, profitaient des heureux loisirs que leur avaient faits deux hommes de l'esprit le plus éminent : Pie VII et le cardinal Consalvi. L'illustre pontife qui, personnellement et malgré les épreuves nombreuses de sa vie, ne conservait pas de ran­cunes contre les idées françaises, avait, cependant, ainsi que nous l'avons dit, été contraint, dès les premières années de son règne, de supprimer le Code français. Mais il avait introduit d'utiles réformes dans les institutions romaines en proclamant la liberté du com­merce et en favorisant la division des propriétés, dans l'intérêt de la bonne culture ; il avait, en outre, constitué une administration régulière sur un plan et d'après un système uniforme (1).

 

   Aux termes de ce décret, l'État ecclésiastique était divisé en dix-sept délégations partagées en trois classes ; chacune de ces classes se subdivisait en gouvernements de premier et de deuxième ordre ; auprès de chaque délégué était instituée une congrégation gouver­nementale composée de quatre membres ; cette congrégation se renouvelait par moitié tous les cinq ans, elle avait voix consulta­tive dans toutes les affaires, et le délégué devait mentionner les vœux exprimés par elle dans le compte rendu de la délibération.

 

   Les délégués étaient choisis parmi les prélats ; les gouverneurs de premier et de second ordre devaient dépendre des délégués ; mais restaient en dehors de cette organisation, les juridictions baroniales rétablies par l'édit du 30 juillet 1814, la canonique de Rome dans laquelle les gouverneurs correspondaient directement avec le secrétaire d'État, enfin la juridiction du cardinal-doyen et du préfet des sacrés palais.

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(1)Nous croyons devoir donner ici les dispositions principales du décret orga­nique publié le 6 juillet 1816 ; il est bon de connaître quelle était l'organisation primitive de l'administration dans les États romains, afin de se faire une juste idée des réformes récemment adoptées par un pontife non moins illustre que Pie VII.

(2)Hist. des États européens depuis le Congrès de Vienne, t. V. p. 155.

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L'administration et la justice étaient confiées : au gouverneur en qualité de juge de paix ; aux tribunaux de première instance, com­posés de trois ou de cinq juges et de deux suppléants dans chaque chef-lieu de délégation ; à quatre tribunaux d'appel : l'un siégeant à Bologne, le second à Macerata et les deux autres à Rome. Obli­gation était imposée à tous les tribunaux de motiver leurs sen­tences. L'usage de la langue italienne devait remplacer celui de la langue latine.

 

La justice criminelle était remise: au gouverneur, aux tribu­naux criminels existant dans chaque délégations et composés du délégué, de deux assesseurs, d'un juge de tribunal de première instance et de deux membres de la congrégation gouvernementale ; aux tribunaux d'appel de Bologne, de Macerata, et à la Sacrée consulte.

 

La torture était abolie. On instituait des juges d'instruction et un avocat des pauvres, on admettait l'appel et la confrontation des témoins devant les juges ; mais le décret rétablissait le tribunal de l'inquisition.

 

Quant à l'organisation communale, le décret admettait un con­seil pour délibérer et une magistrature pour administrer. Le con­seil était plus ou moins nombreux selon la classe de la commune ; le délégué en choisissait les membres pour la première fois ; le conseil se recrutait ensuite de lui-même, en soumettant son choix à l'approbation du délégué. Les membres devaient être choisis parmi le clergé, les propriétaires, les hommes de lettres et les négo­ciants.

 

La magistrature était composée du gonfalonier, de quatre ou six anciens (dénomination attribuée à certains magistrats) et d'un syndic ; le choix de ces membres devait être fait par le délégué sur trois listes, que lui présenteraient les conseils avec l'approba­tion de la secrétairerie d'État.

 

Rome et Bologne furent placées en dehors du système. Rome eut comme autrefois un sénateur et des conservateurs. A Bologne, l'administration municipale fut confiée à six conservateurs et à un sénateur ; de plus elle eut un conseil de quarante sages.

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Enfin le décret de 1816 réglait la répartition et la perception des impôts, en posant les bases d'un cadastre général ; tous les admi­nistrateurs des deniers publics, sans exception, devaient chaque année rendre leurs comptes à un trésorier chargé de remettre ces comptes vérifiés au tribunal de la chambre qui les révisait à son tour et dressait le budget de l'année suivante.

 

  Tel était l'ensemble de cette loi organique qui, malgré ses imper­fections inévitables, tendait évidemment à concilier le passé et le présent, l'ancien système gouvernemental et l'organisation fran­çaise, heureuse et loyale pensée qui ne pouvait venir que d'un esprit aussi éminent et aussi excellent que celui de Pie VII (1). Corrnpnon 4g La, Restauration des princes et du Pape effectuée en Italie, anaéej. ia révolution ne tarda pas à la mettre en échec. Nous devons cher­cher, ici, dans ses trames, le secret de l'avenir.

 

   Le premier fait où se révéla son action, ce fut la corruption des armées qui envahirent la France en 1815. Les grandes puissances formaient, à Vienne, la sainte alliance des rois ; la révolution, sous leur égide, avec leur plume, avait écrit, dans les protocoles diplo­matiques, le principe de la sainte alliance des peuples. L'invasion de la France par une armée de huit cent mille hommes était un fait anti-révolutionnaire ; la révolution le tourna à son profit en gangrenant ces armées qu'elle n'avait pas su vaincre.

 

   Les rois de l'Europe n'auraient pas dû, sans un pressentiment mêlé de crainte, voir leurs états-majors livrés, à Paris et en pro­vince, à cet insatiable besoin de plaisir, à ce luxe effréné, qui commençait par la table pour aboutir aux maisons de jeu. Ces rois laissèrent leurs généraux et leurs soldats en contact avec toutes les effervescences libérales. Ils auraient dû redouter, pour la dis­cipline de leurs troupes, cette civilisation trop avancée, dont les brillants dehors frappaient si vivement l'imagination enthousiaste, paresseuse ou demi-barbare de leurs soldats. Durant trois années d'occupation, ils n'eurent point l'intelligence des maux qu'ils se pré­paraient. L'Europe bivouaquait dans les villes et dans les campagnes de France ; elle y puisa le malaise moral et les désordres d'esprit

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(1)IIist. des États européens depuis le congrès de Vienne, t. V, p. 155.

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qu'elle s'était attribué la mission de dompter. Avec ses libertés et ses licencieuses jouissances, cbaque cité fut une Capoue pour les nouveaux Annibals. Les princes eux-mêmes, frappés de vertige, s'avouaient que la comparaison ne pouvait être que défavorable aux pays soumis à leurs sceptre.

 

   De plus graves considérations auraient dû tenir en éveil l'im­prévoyance des rois. Dans ce fouillis de partis et de passions qui agitaient la France, était-il impossible que ces étrangers, pour qui tout devenait motif à entraînement, se laissassent gagner par cette fièvre chaude de la rébellion, qui dégénère si facilement en léthargie de servitude? Ne devaient-ils pas s'initier peu à peu aux éblouissantes théories d'indépendance constitutionnelle ? « La pro­pagande des idées d'affranchissement religieux et moral était active, dit Crétineau-Joly ; le choc des paroles enthousiastes, et par cela même si vibrantes au cœur de la multitude, retentissait dans les lieux publics. On y parlait de fraternité universelle, d'émancipa­tion, de liberté et de progrès indéfinis. Dans les conciliabules où la Révolution entraînait les jeunes officiers d'Allemagne et de Russie à l'imagination exaltée, aux rêves pleins d'une tendresse ingénue, pour tous les systèmes subversifs, on posait de fatales questions contre la société chrétienne. On agitait les problèmes contre les monarchies, on façonnait à la révolte ; on appelait à la gloire intellectuelle ou au martyre ; on invoquait de chimériques idéalités en l'honneur du désordre, et des espérances décevantes en faveur d'une impiété de bon ton. Ces idées et ces espérances, dont le germe était déposé dans la Charte, se développaient avec une singulière puissance d'attraction (1). »

 

47. A cette corruption des armées de la Sainte-Alliance, s'ajoutapar le fait du congrès de Vienne, le prestige trompeur des constitutionnelles. Les rois du XVIIe et du XVIIIe siècles, affranchis, par les traités de Wesphalie, de tout contrôle pontifical, sup­primant les libertés des provinces et les institutions tradition­nelles, après avoir rejeté l'Église, avaient tous constitué le pouvoir royal dans les formes de l'absolutisme. Le roi, supérieur à tout,

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(1) L'Eglise romaine en face de la Révolution, t. II, p. 7.

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n'avait au-dessus de lui que Dieu ; il ne relevait que de lui-même légitimait ses actes par l'épée ; et faisait valoir ses ordonnances par sa volonté, nonostant clameur de haro et charte nor­mande. On avait appelé libéralisme l'idée de réagir contre cet absolutisme, et, pour détruire l'absolutisme, on avait imaginé, tantôt d'imiter la constitution de l'Angleterre, tantôt de copier Rousseau ou Montesquieu. La division des pouvoirs était la pre­mière condition des pays libres. La constitution devait donner au roi deux Chambres : l'une des députés pour voter le budget et confectionner des lois ; l'autre des pairs, pour contrôler les députés et soutenir spécialement le trône. Le législatif et l'exécutif se ren­forçaient, l'un et l'autre, du pouvoir judiciaire. On pensait alors que cette trinité constitutionnelle, appuyée sur le cens électoral et représentant la bourgeoisie, rognerait les ongles aux rois et offrirait aux peuples toutes les chances de progrès dans la stabilité. On caressait alors ces espérances ; on oubliait qu'aucun mécanisme poli­tique n'a par lui-même la vertu de procurer le bonheur des nations; par suite de cet oubli, on affectait de dédaigner le magistère de l'Eglise et son action sanctifiante sur les âmes ; et, par suite de ce rejet passionné de l'action ecclésiastique, on allait, sans s'en dou­ter, par le libéralisme à la république, par la corruption au socia­lisme.

 

C'est pourquoi toutes les cervelles brouillées, toutes les bouches perverties acclamaient la Constitution. La Constitution était le rêve, la séduction, le mirage de cet époque. Afin d'être acclamée, cette constitution n'avait besoin ni d'études préliminaires, ni de justice distributive. Il ne s'agissait pas qu'elle cadrât avec les mœurs des peuples, ni qu'elle servît, plus ou moins directement, les masses populaires. Pour peu que cet acte constitutionnel blessât l'Eglise dans sa liberté ou affaiblît l'action du pouvoir royal, le statut offrait tous les éléments de succès. Dès là qu'il attaquait l'Église et mena­çait les trônes, il devait être consacré par tous les respects de l'in­crédulité et de la révolte. Les sociétés secrètes déploieront bientôt l'étendard de la liberté, l'exil et la persécution ne tarderont pas à être le partage de l'Église,

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  Un fait nous révélera les machinations secrètes et le but réel de tout le libéralisme. Après la bataille de Waterloo, six plénipoten­tiaires, choisis par les Chambres législatives et par les pouvoirs publics de 1815, se rendirent auprès des généraux de l'armée coali­sée. Ces plénipotentiaires, nommés Lafayette, Sébastiani, Ponté-coulant, Delaforest, d'Argenson, et Benjamin Constant, étaient presque d'aussi grands patriotes que ceux dont ils acceptèrent la délégation. Au nom de la France révolutionnaire, ils arrivaient au quartier général d'Huguenau pour offrir aux alliés le droit d'impo­ser à la France le souverain qui leur conviendrait le mieux. La France, au dire de ses prétendus mandataires, ne mettait que deux conditions à ce choix : le futur souverain devait être étranger et non catholique. Cette audacieuse demande échoua ; mais le libéra­lisme ne tarda point à la reprendre. Il lui fallait des princes qui n'eussent rien de français dans les veines, rien de catholique dans le cœur. Cette double réserve obtenue, le libéralisme faisait au premier venu serment de fidélité et de sujétion. L'Europe résista encore à de pareils vœux, mais bientôt les régicides et les proscrits se désignèrent un nouveau souverain en dehors même de la famille Bonaparte et de la branche d'Orléans. A Bruxelles, ils organisèrent pour le prince d'Orange la sourde conspiration que l'empereur Alexandre fit avorter en 1821. Au congrès d'Aix-la-Chapelle, l'avo­cat Teste, depuis ministre de Louis-Philippe, et condamné en cour d'assise comme voleur, renouvelait cette proposition : c'était reve­nir aux projets de Coligny. Teste réussit par ces ouvertures, seule­ment à pousser les Nassau à la tyrannie, et à les faire expulser comme tyrans de la Belgique.

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