Darras tome 28 p. 274
§ I. L’ESPAGNE CATHOLIQUE.
1. La déchéance de l'empereur Othon n ‘était pas seulement un acte de justice, dans la pensée d’Innocent III; c était un acheminement à la réalisation de son vaste programme : anéantir l'hérésie, couper court au schisme, restaurer les moeurs dans ‘Europe occidentale, en dirigeant une croisade contre les Albigeois ; affermir l'empire latin de Constantinople, en rappelant les Grecs à l'unité; détruire ou tenir eu échec la puissance musulmane, la refouler en Orient et la jeter hors de la péninsule ibérique, pour préparer le triomphe universel de la vérité, le règne définitif du christianisme. Ce dernier point, l’allranchissement de l'Espagne, exigeait avant tout l'entente et l'union entre les royautés qui disputaient le pays à l'islamisme, mais que de tristes rivalités armaient trop souvent les unes contre les autres. Or le meilleur moyen de les unir n'était-ce pas de les contraindre à respecter les lois et les libertés de l'Eglise? Les deux rois de Castille et de Léon avaient méconnu les premières par un mariage au degré prohibé de celui-ci avec la fille de celui-là. Le Pape, après de longues résistances, avait brisé ce lien, en vertu du mêe principe qui le lui faisait maintenir ailleurs :
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Bérengère, obéissant à ses sentiments religieux, s'était enfuie de Léon pour retourner dans la Castille. Son père approuva la solution spontanée, sauf à réclamer la dot, nouveau sujet de discorde, également apaisé par la sagesse et la vigueur pontificales. Le roi d'Aragon, récemment couronné par Innocent et s'étant déclaré vassal du Saint-Siège ', oubliait ces obligations sacrées, comme il oublira bientôt les luttes qu'il a soutenues contre les hérétiques ; emporté par la passion, il tentait un divorce tardif, pour contracter un second mariage ; exagérant ses droits, il persécutait l'Eglise d'Elne et la spoliait, sous prétexte qu'elle venait de nommer un évêque non approuvé par lui : Innocent arrêtait le cours de ses injustices, le rappelait à ses premiers sentiments, le contraignait à restituer les biens ecclésiastiques, le sommait enfin de concourir à la grande expédition qui se préparait alors contre les Maures. L'abbé Cistercien Pierre de Castelnau, avec les moines de Font-froide, était chargé de l'exécution des décrets pontificaux. Le Pape ordonnait aux archevêques, évêques et supérieurs de maisons religieuses, de venir en aide au roi, pour réprimer d'abord l'hérésie, pour combattre ensuite les infidèles ; il enjoignait aux chevaliers de Calatrava d'unir leurs étendards au sien dans la guerre imminente 2. Il concédait au prince aragonais, et dans sa personne à tous ses successeurs, le droit de se faire couronner à Saragosse, la capitale de ses états3, par l'archevêque de Tarragone.
2. Sancho de Portugal, le troisième roi de la dynastie fondée dans le siècle précédent, était parmi les rois péninsulaires celui qui méconnaissait le plus, avec les principes élémentaires de la justice, ses devoirs de prince chrétien, les droits de l'Église, l'essence même de la religion qu'il professait. Il disposait à son gré des évêchés et des monastères, enlevait leurs biens, détruisait leurs maisons, bravant les censures canoniques. A Coïmbre, à Porto, dans plusieurs autres diocèses, s'était exercée sa tyrannie. Les plaintes abondaient à
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1 (testa Innocent. III, cap. cxx-cxxu. 2. Ixkocent. 111. Efiisl. via, 95-97. 3. LjusJ. Ej.ist. ix, 9?, 101, 105,
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Rome : Innocent agit avec sa vigueur accoutumée ; il fulmine l'interdit et menace de l'excommunication. C'est à l'évêque de Zamora qu'il a confié le soin d'appliquer les mesures décrétées par le pouvoir pontifical' : le coupable est réduit à courber la tête, à réparer ses torts, à rentrer dans l'ordre. Il secoue de nouveau le joug, il poursuit le cours de ses persécutions et de ses scandales ; le Pape ne se décourage pas, ce n'est pas lui qui trahira sa mission. Appelant l'archevêque de Compostelle au secours de l'évêque de Zamora2, il ne laisse pas au rebelle un instant de répit. Sa grande âme parait concentrée sur ce point extrême de la Péninsule. Dieu lui-même intervient, Sancho tombe malade et se reconnaît alors. Les ministres de la justice implorés par son repentir, deviennent ceux de la miséricorde. Il appelle à son aide les prélats qui l'ont excommunié, demande pardon au Pape par leur entremise, obtient l'absolution de ses égarements, et meurt en 1211, comme on savait mourir alors, rachetant par une fin exemplaire les excès commis pendant sa vie. C'était à la veille des grands jours de l'Espagne catholique. En lui pardonnant, Dieu ne lui donna pas de prendre part à la victoire parmi les autres rois et de figurer au triomphe. Innocent écrivait aux filles du roi pénitent, Thérèse, Marie et Sancia, pour leur offrir ses félicitations et ses condoléances, en leur assurant sa protection. Il travaillait toujours avec la même ardeur au développement de la lutte contre les Maures1, qui, de leur côté, réunissaient toutes leurs forces, combinaient tous leurs moyens pour la rencontre décisive. Tout présageait qu'elle aurait ce caractère et qu'elle ne tarderait pas. L'héritier présomptif de la couronne de Castille, le jeune Ferdinand, voulait consacrer ses premières armes à la gloire de la religion comme à celle de sa patrie, en expulsant les Infidèles de l'héritage paternel. Pour cette généreuse entreprise, il avait demandé la bénédiction et l'appui du Père commun des fidèles. Il n'eut pas besoin d'insister : prélats et princes sont immédiatement exhortés dans tous les royaumes de
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1. Ej uid pist. IX, 171.
2 Ejusil. Epist. Xlli, 51, 72, 76.
3 Ikxocext. 111. Epist. xiv, 8, 19, 55, 57, 106, 108,-114, 116.
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la Péninsule à lui prêter leur concours. L'archevêque de Tolède, Rodrigue Ximenés, devient l'âme de ce mouvement religieux et national. Le Pape l'avait nommé son légat en Espagne' ; il étendra même cette légation pour un temps limité, dans l'intérêt de la croisade. Voulant arrêter et prévenir des compétitions plus dangereuses à l'heure présente qu'elles n'avaient jamais été, il confirme à l'église de Tolède son ancien titre primatial. Toujours dans la même pensée, après avoir resserré les liens de l'épiscopat, il ranime l'ardeur des ordres chevaleresques, en les rappelant au but de leur institution ; il renouvelle notamment à celui de Saint-Jacques les droits et les privilèges qu'il tenait de son illustre prédécesseur Alexandre III : c'est par une lettre directe au grand maître d'alors, Fernand Gonzalve2, dont nous aimons à consigner ici le nom, comme celui de Ximenés, afin d'établir dans un noble pays les jalons de la gloire. Les prélats espagnols reçoivent du Pape le pouvoir d'excommunier quiconque troublerait les états des princes engagés dans la guerre sainte, la Castille en particulier.
3. Ces mesures prises pour assurer la paix entre chrétiens pendant l'expédition contre les Maures, Innocent III, voulant encourager dans sa généreuse résolution le roi Pierre d Aragon, lui permit d'annuler toutes les donations excessives qu'il avait faites avant sa majorité ; et ce prince avait gaspillé en prodigalités la majeure partie de ses revenus. A cela toutefois il mit cette restriction que, s'il y avait lieu de révoquer quelques-unes des largesses faites aux Eglises ou à d'autres maisons de piété, la nullité ne pourrait être prononcée que par le juge ecclésiastique3. La croisade contre les Maures était de toute urgence. Avertis sans doute de la lutte à outrance engagée non loin d'eux au nord des Pyrénées entre le Catholicisme et l'hérésie, ils avaient fait une irruption formidable sur l'Espagne chrétienne. Le calife Abenfac, Mohamet-el-Nasser, que Kigord appelle Mumillin, corruption du titre honorifique Emir-el-Moumenim, après s'être plaint par ambassade d'injures
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1 Ejusd. E/jiit. xni, 5.
2 Ejusd. Epist. xiu. 10.
3 Innocent., Epùt., xiv, 27.
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faites
à sa puissance par la prise de la forteresse de Moya, s'était
jeté tout-à-coup sur la Castille, avait pris et détruit Salvatierra, infligé plusieurs défaites aux armes chrétiennes
et porté partout le ravage et la désolation1. Innocent III ordonna sous les peines les plus
graves à tous les princes chrétiens d'observer strictement la paix entre eux, de se venir mutuellement en aide
contre l'ennemi commun, de ne pactiser en aucune manière avec les
Infidèles ni par des secours ni par des
avis. L'archevêque de Tolède Rodriguez déploya le plus grand zèle pour
organiser contre Abenfac une glorieuse
revanche. Innocent avait sollicité en France des secours pour les Chrétiens
d'Espagne ; Rodrigues partit lui-même pour ce
pays, et, muni des instructions du Saint-Siège, y prêcha de ville en
ville la croisade contre les Maures. Sa voix éloquente, rendue plus éloquente encore sous le souffle ardent de la
foi et du patriotisme, entraîna au-delà des monts une armée
considérable de Francs. Hélas ! de retour dans sa patrie, il lui fallait
s'associer au deuil de toute l'Espagne chrétienne, pleurant la mort prématurée de ce Ferdinand, fils aîné du roi de Castille, sur
qui le royaume et l'Eglise fondaient de si belles
espérances. Le danger était imminent; Alphonse dut s'arracher à sa
douleur paternelle pour marcher contre l'ennemi ; il décida que l'entrée en
campagne aurait lieu en l'octave de la Pentecôte de l'année 1212. A cette occasion eurent lieu à Rome des prières publiques et un jeûne
solennel2 ; ce qui fut également pratiqué dans plusieurs
villes de France.
4. Les croisés remportèrent un de ces éclatants triomphes comme les armes chrétiennes n'en avaient pas obtenu depuis bien longtemps. auPape. Il faut lire cette magnifique page d'histoire dans le récit qu'Alphonse en adresse au Pape: « Aussitôt votre lettre reçue, je la fis parvenir en France par ceux de nos orateurs que j'estimais le plus aptes à mener l'entreprise à bonne fin, ajoutant qu'à tous les chevaliers et à leurs hommes qui viendraient pour cette guerre, seraient fournis les vivres et les choses nécessaires pour leur assurer une existence commode. Il suivit de là qu'à la nouvelle de la rémission des péchés
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1 Roder., de reb. Hispan., vu, 35. — Joa.w Mart., i, 22. — Marias, xi, 23.
2. Innocent , Epist., xiv, 154, 155 ; et xv, 14 et 180.
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accordée par Votre Sainteté, un nombre considérable de chevaliers étaient accourus d'au-delà des monts, avec eux les archevêques de Narbonne et de Bordeaux et l'évêque de Nantes. Il vint jusqu'à deux mille chevaliers avec leurs hommes d'armes, dix mille sergents à cheval, et cinquante mille à pied ; il nous fallut pourvoir aux subsistances de toute cette armée. Devaient venir ensuite nos illustres amis et parents les rois d'Aragon et de Navarre, en leur puissant appareil de guerre, pour prêter aide et secours à la Foi. Toutes ces troupes durent camper un certain temps près de Tolède, en attendant mes hommes qui devaient se rendre pour cette expédition. Je ne faillis point à ma promesse, bien que leur grande multi-tude rendît les dépenses onéreuses, accablantes même pour le trésor et l'état, puisqu'il fallut pourvoir, non seulement à ce que j'avais promis, mais encore aux nécessités d'argent et à la remonte en chevaux, dont presque tous, chevaliers et gens d'armes, étaient dépourvus. Lorsqu'enfin avec leur croisade eurent été réunies les troupes de Castille, l'armée se mit en marche. Les croisés d'outre-mont atteignirent bientôt la tour de Magalon, donnèrent immédiatement l'assaut et la prirent avant notre arrivée. Nous pourvoyions abondamment à tous leurs besoins ; et néanmoins, quand ils virent les fatigues que leur réservait le terrain, désert et quelque peu mouvant, ils voulurent abandonner l'entreprise et reprendre le chemin de leur pays. Enfin, le roi d'Aragon joignant ses plus vives instances aux miennes, ils s'avancèrent jusqu'à Calatrava, qui n'était guère qu'à deux lieues de Magalon, et l'armée divisée en trois corps, des Francs, des Aragonais et des Castillans, commença le siège de la place. La garnison Sarrasine, se reconnaissant incapable de résister, offrit de rendre la ville, à la condition d'en sortir la vie sauve, eux et les leurs, mais sans en rien emporter. Je ne voulais accepter cette capitulation à aucun prix.
5. « Le roi d'Aragon et les Francs tinrent conseil et virent que la ville était munie de murs et d avant-murs, de fossés profonds et de hautes tours, qu'on ne pouvait la prendre qu'en sapant les murailles et en les faisant s'éerouler ; c'eût été un grave dommage pour les chevaliers de Salvatierra à qui elle avait appartenu, et
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l'on n'aurait pu, ainsi démantelée, la conserver ensuite. Ils insistèrent donc auprès de moi par tous les moyens pour me faire accepter la reddition de la place sauve et intacte, avec les armes et les vivres en grande abondance qui s'y trouvaient, alors que l'armée en était assez dépourvue, en permettant aux Sarrasins de se retirer les mains vides et sans armes. Devant leur volonté inébranlable à cet égard, je fis céder la mienne, à la condition que la moitié des armes, des vivres et du butin formeraient la part du roi d'Aragon, et l'autre moitié la part des Francs ; pour les miens et pour moi-même, je n'ai rien voulu retenir. Or les Francs n'en gardaient pas moins leur intention de rentrer dans leur patrie. Bien que Dieu nous accordât grâce, honneur, victoire, et que ma volonté fût de leur fournir toujours en quantité suffisante toutes les choses nécessaires, pressés du désir de revoir leurs foyers1, abandonnant tous ensemble l'étendard de la croix, avec l'archevêque de Bordeaux et l'évêque de Nantes, quelque certitude que nous eussions de vaincre les Sarrasins, ils partirent à l'exception toutefois d'un petit nombre qui restèrent avec l'archevêque de Narbonne, Thibaut du Blésois, orginaire de la Castille, et quelques autres chevaliers du Poitou ; il en demeurait à peine cent cinquante, et pas un seul fantassin. Le roi d'Aragon faisant séjour à Calatrava, pour y attendre quelques-uns de ses chevaliers et le roi de Navarre qui n'avait pas encore rejoint la croisade, je pris les devants avec mes troupes et j'atteignis la forteresse Sarrasine d'Alarcos. Cette place, quoique bien fortifiée, fut emportée d'assaut, et après elle les trois châteaux de Caracovia, Benavent et Pierrebonne. Nous avancions toujours. A Salvatierra, le roi d'Aragon nous rejoignait, n'ayant pu amener avec Iui de ses hommes que les barons seuls, et aussi le roi de
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1 Ce désir n'était pas le seul motif de leur retraite ; la plupart combattaient sous les enseignes du vaillant Simon de Montfort: ils allaient le rejoindre. Les chevaliers français ne quittaient donc ni la croix ni la croisade. S'ils avaient un moment quitté le Languedoc pour faire une pointe en Espagne, c'est dans l'espoir qu'un coup de main serait bientôt donné, et que des Maures ils retourneraient aux Albigeois. Le retard de l'action générale frustra leur généreux dessein. En leur fermant ses portes, comme à de lâches déserteurs, Tolède leur faisait une insulte gratuite.
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Navarre, qui n'avait pu guère entraîner à sa suite que deux cents chevaliers. Le sultan étant dans le voisinage, on décida de ne point faire le siège de Salvatierra, et d'aller de l'avant contre les forces des Sarrasins.
6. « L'armée atteignit de la sorte un groupe montagneux1 qu'on ne pouvait franchir autrement que par deux ou trois défilés et des sentiers perdus. Nous étions au pied de ces montagnes lorsque les envoyé du Sarrasins, venus par l’autre versant, en occupèrent la crête, avec le dessein de nous fermer tout accès. Nos soldats gravirent néanmoins les hauteurs sans la moindre hésitation, et, comme les Sarrasins n'étaient encore arrivés sur le sommet qu'un petit nombre, ils les en délogèrent et se rendirent maîtres du fort de Ferrât, que le sultan avait fait construire pour garder le passage. La prise de ce fort nous assurait un libre chemin sur tout le versant du nord et jusques aux sommets. Là pas la moindre filet d'eau, aridité complète, dont bêles et gens eurent beaucoup à souffrir. Les Sarrasins, reconnaissant qu'il leur élait impossible de défendre ce point, s'attachèrent à l'occupation d'un autre, très-étroit et presque impraticable, qui était sur la pente du midi. Telle qu'est cette gorge, mille hommes pourraient la défendre contre l'univers entier. A l'issue l'innombrable armée des Sarrasins avait déjà planté ses tentes. Nous ne pouvions ni prolonger notre séjour sur le sommet à cause du manque d'eau, ni avancer à cause des obstacles qui nous barraient le chemin. Quelques-uns des nôtres conseillèrent de redescendre au pied de la montagne et de chercher une autre voie à deux ou trois haltes plus loin. Pour moi, n'admettant ni défaillance dans la foi ni risque de mon honneur, je ne pus souscrire à cet avis, aimant mieux mourir en tentant cette gorge réputée humainement infranchissable, que faire dans une question de confiance en Dieu un seul pas en arrière pour chercher un chemin plus facile. Comme j'affermissais déjà les esprits dans ma résolution, sur les indications d'un pâtre, habitant à demi-sauvage de ce désert, que Dieu nous envoya contre toute espérance, les chevaliers d'avant-garde qui devaient
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1 C'est la haute chaîne appelée Sierra Morena, Montagne Noire, que le roi désigne par cette expression atténuée: « Quindani montana.»
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soutenir les premier coups des ennemis, découvrirent près de là un autre passage inconnu des Sarrasins, et choisirent pour y planter leurs tentes un lieu qui dominait le camp ennemi de fort près, et qui, s'il avait l'inconvénient d'être aride, avait l'avantage d'être naturellement fortifié. Dès qu'elle eut éventé la manœuvre, l'armée sarrasine s'ébranla pour s'opposer à cet établissement; les nôtres, bien qu'en petit nombre, défendirent la position avec une héroïque vigueur.
7. Le roi d'Aragon, le roi de Navarre et moi-même, sous les armes avec nos compagnons chevaliers, après avoir atteint ces premiers campements, sur le sommet de la montagne, nous y de-meurâmes jusqu'à ce que toute l'armée eût atteint en toute sécurité la plate-forme sur laquelle l'avant-garde avait établi le nouveau camp. II advint ainsi, grâce à Dieu, que quoique cette voie fût des plus difficiles et sans eau, obstruée de pierres et de broussailles, nous n'y perdîmes pas un seul homme. Ceci se passait le samedi quatorze juillet. Sur le soir les Sarrasins, voyant que nous avions planté toutes nos tentes en sûreté, se disposèrent en ordre de bataille et, s'avançant en face de nos positions, s'y livrèrent avec les nôtres à des préludes de bataille et comme à une sorte de tournoi. S'apercevant bientôt que nous ne voulions pas engager ce jour-là d'action sérieuse, ils retournèrent dans leurs campements. Le jour suivant le sultan revint avec son innombrable armée en ordre de bataille. Mais je voulais me rendre compte du nombre des ennemis, de leurs dispositions, de leur arrangement, de leur manière d'être en toutes choses; je pris conseil des hommes les plus sages et les plus experts: il fut décidé qu'on attendrait jusqu'au lendemain lundi, pour respecter le saint jour du dimanche1. Toutefois, l'ennemi étant ainsi rangé, des chevaliers et des hommes de pied furent placés de telle sorte qu'il ne pût pas inquiéter les ailes de notre armée. Le lundi, tous armés au nom de Dieu et nos dis-
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1 Les français, quoique animés du même sentiment, furent moins heureux à Bouvines, deux ans plus tard. Malgré leur pieuse répulsion et leur habile manœuvre, l'impiété des ennemis les contraignit à se battre le dimanche ; mais Dieu voit les cœurs : leur victoire ne fut pas moins éclatante.
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positions prises, nous marchâmes en avant afin de combattre contre eux pour la foi catholique. Ils purent occuper avant nous une ligne de hauteurs fort abruptes, très-difficiles à gravir à cause des taillis qui étaient entre eux et nous et des énormes ravins qui en avaient déchiré la pente ; il y avait là de grands obstacles pour nous, et pour eux un avantage considérable. Et pourtant nos avant-gardes, appuyées par les corps du centre, taillèrent en pièces les bataillons ennemis qui défendaient les collines inférieures. Ils atteignirent ainsi le gros de l'armée sarrasine, où était le Sultan au milieu de l'élite de ses guerriers. Ils eurent alors à soutenir les efforts réunis de la cavalerie, des fantassins et des sagittaires ; ils étaient en grand danger d'être écrasés, et ce n'était qu'avec peine qu'ils leur tenaient tête, ou plutôt ils ne le pouvaient déjà plus.
8. «Je vis que cette lutte était au-dessus de leurs forces, et je m'avançai pour charger avec la cavalerie, précédé de la Croix et de notre étendard sur lequel est représentée l'image de la Vierge et de son divin Fils. Notre résolution était prise de mourir pour la Foi. En voyant l'outrage fait à la Croix de Jésus-Christ et à l'image de sa mère, que les mécréants s'efforçaient de renverser sous une grêle de flèches et de pierres, une sainte fureur nous emporte dans la mêlée, et nous coupons en deux tronçons par une large trouée l'armée des Infidèles. Néanmoins ils s'acharnent au combat, ils sont fermes surtout autour de leur maître. Enfin le glaive de Dieu a eu raison de leur innombrable multitude, et le Sultan, qui n'est plus entouré que de quelques-uns des siens, prend la fuite avec eux. Dès lors les Sarrasins ne soutiennent plus nos impétueuses attaques; et, aussitôt après le grand carnage qui l'a décimée, le reste de leur armée se met en complète déroute. Nous les poursuivons jusqu'à la nuit; dans cette poursuite nous en passons au fil de l'épée un plus grand nombre encore que pendant la bataille. Cent quatre-vingt-cinq mille cavaliers sarrasins se sont rendus, et le nombre des fantassins est incalculable. Le Sultan a eu dans cette guerre cent mille hommes tués et plus, au dire des Sarrasins eux-mêmes. Et, ce qui serait in-
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croyable, si ce n'était miraculeux, cette grande victoire du mont Ferrai n'a coûté aux chrétiens que la vie de vingt-cinq ou trente hommes1. Pour se faire une idée de ce qu'était comme nombre l'armée ennemie, qu'on sache qu'étant demeurés dans leur camp pendant deux jours après la bataille, les nôtres, pour la cuisson des aliments et du pain, ne se servirent pas d'autre bois que celui des flèches et des lances abandonnées, et c'est à peine si l'on en brûla la moitié. L'armée des croisées, à cause du long séjour qu'elle avait fait dans des lieux incultes et déserts, manquait de vivres et d'autres approvisionnements ; elle trouva là en telle abondance les aliments, les armes, les chevaux et les autres bestiaux, que chacun prenant de ce butin tout ce qu'il voulut, on en laissa heaucoup plus qu'un n'en prit.