Réalistes et nominaux

Darras tome 26 p. 131

 

§ VI. MOUVEMENT PHILOSOPHIQUE. — RÉALISTES ET NOMINAUX.

 

   53. Des quatre chefs de secte qui portèrent simultanément la désolation dans les diverses contrées de la Gaule, deux possédaient une certaine instruction. Or l’un et l’autre avaient fréquenté l’école du fameux Abailard. C’est grave et ce n’est pas douteux; les docuuments historiques ne laissent pas sur ce point le plus léger nuage. Est-ce à dire pour cela qu’il leur aurait enseigné les extravagances et les abominations qu’à leur tour ils enseignèrent ? Nul ne l’a prétendu ; l’en accuser sans explication et sans réserve serait une calomnie. Mais n’eut-il aucune influence sur la direction de leurs idées, aucune part dans les ravages qu’ils exercèrent ? Encore moins pourrait-on le prétendre. Il aura beau les renier après coup, et même les combattre ; il ne dégagera pas sa responsabilité. Les sophismes amènent fatalement les ruines: ainsi le veut l’implacable logique de l’erreur. Parmi ses disciples il comptera de plus Arnaud de Brescia, le grand agitateur du douzième siècle, le moine tribun, le manichéen austère, le perpétuel conspirateur; et celui-ci restera l’ami du maître, en faisant une guerre implacable à la papauté. Il est peu d’hommes sur lesquels on ait autant écrit

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1 Epist. lxxviii, omnibus archiepiscopis et episcopis. Dans cette lettre il appelle Henri «le grand lacet du diable, le fameux écuyer de l'Antéchrist. »

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que sur Pierre Abailard1; il n’en est pas dont on connaisse moins- le vrai caractère. L’admiration l’a travesti. Nous avons sa légende poétique, nous n’avons pas sa vie. Son nom, joint à celui de l’éternelle Héloïse, ne séduit pas seulement les imaginations, il trouble aussi les intelligences. Dangereux pour les mœurs, le roman à la mode l’est devenu beaucoup plus pour la foi. L’étude attentive de ce personnage s’impose comme un devoir à l’historien de la religion. Que fut en réalité le philosophe, le théologien, l’écolâtre, le religieux, et surtout l’homme? Sous ces divers aspects, il existe dans ses œuvres ; elles gardent à jamais l’empreinte de sa physionomie, la mesure exacte de sa valeur intellectuelle et morale. C’est là qu'il le fallait chercher; il a pris soin de se peindre lui-même.

 

   54. «Je suis né, dit-il, dans un bourg fortifié, qui s’élève à l’entrée de la petite Bretagne,  à l’est de Nantes et distant de cette ville de huit milles environ ; le nom de ce bourg est Palais2. Tenant de mon sol natal ou du caractère de ma race un esprit facile et dé- gagé, je montrai d’heureuses dispositions pour une éducation littéraire. Mon père, avant de ceindre le baudrier de chevalier, avait lui-même acquis une certaine connaissance des belles-lettres. Il les embrassa plus tard avec tant d’amour qu’il résolut de faire instruire tous les enfants qu’il aurait, et de les former après cela seulement à la carrière des armes. Comme j’étais son premier-né, c’est à moi qu’il appliqua sa détermination d’une manière toute spéciale. Or, plus je fis de progrès dans cette étude, plus j'y mis d’attachement et d’ardeur ; j'en fus épris à tel point que j’abandonnai la part de mon héritage paternel et mes droits de primogéniture à mes jeunes frères ; je renonçai complètement aux exercices

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i Selon toute apparence, c'est là plutôt un surnom personnel qu'un nom de famille. Les auteurs contemporains ou rapprochés de l'époque varient beaucoup dans la manière de l'écrire. Saint Bernard et Godefroy son biographe, Othon de Freisingen et plusieurs autres disent Abailard ; on trouve aussi dans les chroniqueurs Abaielardus et Abaalardus. Nous avons opté pour la première orthographe. Le moyen, je vous prie, d'éliminer l'A et d'écrire Abélard avec les modernes?

2 II existe un village du même nom, et près de là se voient des ruines qui, selon la tradition, seraient celles du château où naquit Abailard.

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de Mars pour me livrer sans retour aux soins de Minerve. La dialectique m’apparut comme la partie la plus importante de la philosophie, et je me revêtis de cette armure, mettant les luttes de la pensée bien au-dessus de celles des corps. Poussé par le désir de ces joutes intellectuelles, je parcourus les contrées où j’apprenais qu’elles étaient florissantes ; je devins ainsi l’imitateur des Péripatéticiens. Je parvins enfin à Paris, alors déjà le foyer principal de semblables études, et j’allai trouver Guillaume de Champeaux 1 que je choisis pour maître, et dont la réputation éclipsait jusque-là celle de tous les autres docteurs. Je restai quelque temps avec lui, dans les meilleurs relations d’abord; puis je lui devins intolérable, parce que j’essayais parfois de réfuter ses idées, que je ne craignais pas d’entrer en discussion avec un tel maître, et qu’en plus d’une occasion les auditeurs m’attribuaient la victoire. Or, ceux qu’on regardait comme tenant le premier rang parmi nos condisciples, voyaient cela d’un œil d’autant plus mauvais que j’étais le dernier soit par mon âge, soit par le temps passé dans cette école. De là l’origine de mes malheurs, de cette fatalité qui me poursuit encore ; à mesure que s’étendait ma renommée, l’envie s’allumait contre moi.

 

   55. «Sans égard à ma jeunesse, présumant de mon talent, l’eus l’ambition d’ouvrir une école rivale, et je choisis pour l’établir un endroit remarquable et pouvant attirer les regards : ce fut la ville de Melun, l’une des résidences royales2. Mon maître devina ce dessein et mit secrètement tout en œuvre pour en empêcher l’exécution ; il ne voulait pas d’une école aussi rapprochée de la sienne ;

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1 Encore un village illustré par l'un de ses enfants ; il est situé dans la Crie, non loin de Melun. Guillaume était fils d'un simple laboureur ; il s'éleva par son application et son intelligence. Après avoir étudié sous Anselme de Laon, il occupa la chaire du cloître de Notre-Dame, devint archidiacre de Paris, chanoine de saint-Victor, puis évêque de Chalons : une preuve entre mille que les hautes dignités 2. Hugues Capet avait érigé cette ville en comté. Le chancelier de France, Rainald, évêque de Paris, en était titulaire sous Robert-le Pieux. Ce comté de Melun fit retour à la couronne sous Henri I et n'eut plus qu'un vicomte. Philippe I en fit quelque temps sa résidence et c'est là qu'il mourut.

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et, puisque je devais le quitter, il espérait bien me ravir le théâtre que je désirais occuper. Mais, dans le nombre des hommes influents, quelques-uns lui étaient hostiles; appuyé sur leur crédit, je vins à bout de mon entreprise ; sa manifeste jalousie me valut de nombreux assentiments. Dès l’ouverture de notre école, mon nom retentit avec tant d’éclat qu’on vit s’éteindre par degrés la réputation, non-seulement de mes condisciples, mais encore du maître lui-même. Ma présomption croissant avec le succès, je me hâtai de transporter l’école dans la ville de Corbeil1, plus voisine de Paris, afin que la lutte fût plus immédiate et qu’il nous devint plus facile de multiplier nos assauts. L’amour immodéré de l’étude me fit en peu de temps contracter une grave maladie, et je fus contraint d’aller respirer l’air natal. Eloigné de la France pendant quelques années, j'étais appelé par les vœux impatients de ceux qu’entraîne le goût de la dialectique2. » Précisons les dates et les noms. La naissance d’Abailard est de l’an 1079 ; il appartenait à la noblesse. Son père se nommait Bérenger et sa mère Lucie. Après ce qu’on vient de lire, on ne comprend pas que certains historiens aient mis en question s’il était l’aîné de la famille ; évidemment ils n’avaient pas ouvert ce document essentiel, ce témoignage rendu par lui-même. Bérenger était le seigneur de Palais ; ni les ressources ni les maîtres ne lui manquaient pour l’éducation de ses enfants, en dehors de ses aptitudes personnelles. Abailard avait seize ans tout au plus, quand il se lança dans ses courses comme le chevalier errant de la philosophie ; c’est à l’âge de vingt ou vingt et un ans qu’il aborda la capitale de la France et l’école de Champeaux; ce qui coïncide avec la dernière année du siècle, 1100. Par son langage, que nous avons cependant atténué, pour le rendre moins choquant et plus croyable, il est aisé de voir que ce jeune homme n’avait pas une petite idée de son mérite et de son avenir,

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1     Cette ville n'est pas moins ancienne que Melun ; elle devint le siège d'un
comté par la même concession royale. Longtemps après, la reine Adèle, veuve
de Louis VII et mère de Philippe-Auguste, qui l'avait reçue en apanage, y
laissa le précieux souvenir de sa munificence et de sa piété.

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du rôle qu’il s’attendait à remplir dans le monde. En lui léguant des sentiments religieux, qui survivront à toutes les audaces comme à toutes les défaillances, ses pieux parents ne lui transmirent certes pas l’abnégation et l’humilité dont ils lui donnèrent l’exemple. L’amour exclusif de soi, le désir incessant de paraître, d’attirer les regards et les applaudissements, d’élever sa propre gloire sur les ruines de celle d’autrui, tel est le mobile de ses actions et le but réel de ses études. Il veut dominer partout et toujours. Ce qu’il est dans sa jeunesse, il le sera dans un âge avancé. L’expérience ne fera tomber aucune de ses illusions; ses malheurs, dont il parle sans cesse, n’auront pas même la force de le détromper.

   57. Pourquoi ne mentionne-t-il pas les maîtres qu’il eut sous le toit paternel, ou qu’il recontra dans ses pérégrinations scientifiques? Pourquoi ne nomme-t-il pas au moins Roscelin, dont incontestablement il suivit les leçons1? Le motif de ce silence, que nous ne trouvons expliqué nulle part, est-il donc si difficile à reconnaître? Roscelin professe une philosophie directement contraire à celle de saint Anselme, maintenant enseignée par Guillaume de Champeaux et les autres docteurs catholiques. Abailard n’aurait-il pas voulu se réserver tout l’honneur de la contradiction, en modifiant à peine le système? C’est ici le moment de bien déterminer l’objet des querelles philosophiques de cette époque, le point culminant où la raison humaine était parvenue, dans ses évolutions à travers le dédale de l’onthologie ou de la perception intellectuelle. C’est la question des universaux qui s’agitait alors dans les écoles et passionnait les esprits. Il ne faut pas que ce mot épouvante, ni la question non plus. On n’a pas à craindre une longue et savante discussion, que l’histoire ne comporte pas ; mais elle ne saurait dédaigner une notion nette et précise. Elle doit suivre d’un œil atten-

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1 Othon de Freisingen le dit de la manière la plus expresse : « Habuit primo prœceptorem Rozellimun quemdam... » De Gestis Friil. i, 47. Lui-même l'avouera daus la suite, en accablant son ancien professeur d'invectives et d'outrages, persuadé que celui-ci n'aura rien négligé pour le faire traduire devant un concile. Le maître enfin le lui reprochera bien assez, en lui retournant ses insultes.

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Tif le mouvement des idées, en même temps qu’elle retrace la succession des faits extérieurs, sous peine d’éteindre le flambeau qui la guide, et de rester plongée dans une nuit sillonnée par de vains et mystérieux fantômes. N’oublions pas les principes que nous avons posés: de la direction que prennent les intelligences, de leur élévation ou de leur abaissement, dépendent les progrès ou les décadences des peuples.

 

   57. Quel était donc l’état de la question, quel était le mouvement philosophique ? On entendaitpar universaux les idées universelles ou générales, connues sous le nom de Catégories, d’après la théorie d’Aristote. Les principales sont le genre, l’espèce et l’individualité. Tout être individuel est nécessairement renfermé dans un groupe, dans une catégorie, dont les caractères généraux sont identiques: au-dessus de l’homme il y a l’humanité. Les groupes eux-mêmes sont subordonnés entre eux, s’étendent et se hiérarchisent en remontant jusqu’à l’universel absolu. L’espèce et le genre sont-ils une véritable entité? existent-ils par eux-mêmes, en dehors de l’individu? Oui, répondent les réalistes. Selon leur manière de voir, le réel des choses ne consiste pas dans l’individualité, mais bien dans l’espèce ; celle-ci ne change pas et subsiste toujours, celle-là n’est qu’accidentelle et transitoire : il n’y a de réel dans l’homme que l’humanité. D’après les nominalistes, au contraire, les diverses catégories ne sont que de pures abstractions, une simple conception de notre esprit ; quelques-uns allaient jusqu’à dire que c’était là des mots vides de sens, nomina sine re, flatus vocis. Les premiers dérivaient de Platon et de ses idées éternelles, ils se rattachaient à la métaphysique éminemment spiritualiste de saint Augustin ; les seconds se rangeaient sous la bannière d’Aristote, préférant la forme à l’idée, et penchant dès lors vers le sensualisme. Ne voyant de réalité que dans l’être individuel, et mieux dans l’indivisible ou l’atome, si le sentiment chrétien par sa rectitude et son élévation ne faisait trébucher la logique de l’erreur, ils seraient allés jusqu’à la théorie d’Épicure ; ils adoptaient du moins l’axiome des Péripatéticiens : « Rien dans l’intelligence qui n’ait d’abord été dans les sens. » En niant l’existence

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des espèces invisibles, Roscelin avait erré dans le dogme fondamental du christianisme, dans le mystère de la Trinité. Sa doctrine le conduisait au trithéisme, à la triplicité de la substance divine, comme l’attestent ses contemporains, et notamment saint Anselme 1. C’est pour eela qu’il fut condamné par le concile de Soissons 10922.

 

   58 . Obligé de se rétracter, il revint bientôt sur sa rétractation, qu’il n’avait faite, osa-t-il avouer, que par la crainte du peuple. Cette palinodie lui mérita l’animadversion des habitants de Compiègne, qui coupèrent court à son enseignement et l’expulsèrent ignominieusement de leur ville. N’ayant plus son canonicat ni les revenus de sa chaire, il était comme réduit au désespoir. C’est alors qu’il tourna les yeux vers le saint évêque de Chartres et lui demanda de l’admettre dans son clergé. Yves lui répondit que son peuple ne serait pas plus tolérant que celui de Compiègne. Il l’engageait à supporter avec résignation son malheur, et puis à le réparer par un retour sincère et publie, par une conversion éclatante3. On pourrait inférer des termes de cette lettre que le scandale de l’erreur n’était pas le seul dont Roscelin se fût rendu coupable. Abailard ne se contente pas d’une simple insinuation. Quand Anselme eut remplacé Lanfranc sur le siège de Cantorbéry, Roscelin se rendit en Angleterre ; il obtint la protection et la bienveillance de Guillaume-le-Roux, tant que ce despote persécuta le saint archevêque, et l’obséquieux étranger ne manqua pas de poursuivre la victime de ses récriminationset de ses calomnies ; mais la réconciliation étant faite, on se hâta de le chasser. Nous perdons alors sa trace, et ce n’est qu’après quelques années que nous le retrouvons à saint Martin de Tours, écolâtre et chanoine de cette

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1    « Très res, unaquaeque per se, separatim, sicut très angeli aut très animas. » De fide Trinitatis et lncarnationis. n, 3. Le nominaliste prétendait même
« très deos vere posse dici, si usus permitteret. » S. Anselm, Epist. n, 41. Le
saint avait d'autant plus le droit de refuser l'hérétique que celui-ci s'autorisait de son nom et de celui du docte Lanfranc, son prédécesseur et son maître.

2 Cf. tom. XXIII de cette histoire, p. 191.

3     « Restât igitur ut palinodiam scribas, et, recantatis opprobriis, vestem Domini tui, quam publice scindebas, publice resarcias. » Ivon. Carnot. Epist. 7.

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église. C’est là, nous ne pouvons en douter, qu’il eut Abailard pour auditeur et pour élève. Celui-ci puisa dans son enseignement les opinions nominalistes qu’il s’appropria sous un autre nom, nous ne disons pas sous une autre forme. En prétendant que les idées universelles étaient des conceptions de l’esprit, en donnant ainsi naissance au conceptualisme, il n’y changeait absolument rien. Quel est le philosophe nominaliste qui refusait à ces idées une telle valeur?

 

   59. Pour les réalistes, comme saint Anselme et Guillaume de Champeaux, ces mêmes idées n »avaient leur existence que dans l’immuable pensée du suprême Ordonnateur du monde. La création dans le temps a son idéal et son modèle au sein de l’éternité: en Dieu résident les types immatériels de toutes les œuvres spirituelles ou corporelles qui la constituent. Chacun des deux systèmes, il faut l’avouer, côtoyait un abîme, avait ses éblouissements à redouter: le panthéisme, d’une part ; le matérialisme, de l’autre. A cette périlleuse question, qui domine toute la philosophie, ajoutons celle des droits respectifs de la raison et de la foi dans la spéculation métaphysique, dans la direction de l’être moral, le débat entre le naturalisme et le surnaturalisme ; nous comprendrons alors ce qu’un esprit subtil, infatué de lui-même, beau diseur, hasardeux et téméraire, rompu de longue main à toutes les dextérités de l’escrime intellectuelle, pouvait exciter d’applaudissements et jeter de perturbations dans les rangs de la jeunesse. Tel était Abailard. Après deux ans environ de séjour forcé dans la Bretagne, il revint à Paris où l’attirait le souvenir de ses premiers triomphes. Un changement inattendu s’était opéré pendant son absence. Guillaume de Champeaux n’occupait plus la chaire pédagogique de Notre-Dame. Tournant vers la piété l’ardeur qu’il avait jusque-là montrée pour la science, il s’était dépouillé de ses honneurs, de sa dignité même d’archidiacre, pour revêtir l’habit de chanoine régulier, dans le pauvre et solitaire prieuré de saint Victor, hors des murs de la ville 1.

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1 II n'existait là qu'une bien modeste  chapelle, dénuée  de  tout ornement,

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   60. Maintenant écoutons encore le Péripatéticien de Palais: « Guillaume avait embrassé, disait-on, un genre de vie plus austère, dans le but d’appeler sur lui l’attention et de s’élever à de plus hautes dignités ecclésiastiques ; ce qui ne tarda pas à se réaliser, puisqu’il fut fait évêque de Châlons. Sa profession religieuse ne l'avait éloigné ni de la ville de Paris ni de son enseignement philosophique; dans ce même monastère où le recueillement l’attendait, il rouvrit aussitôt une tumultueuse école1 . Je revins à lui, malgré nos anciennes querelles, afin de suivre ses leçons de rhéthorique. Notre argumentation recommença, et je le pressai de raisons tellement évidentes qu’il fut contraint à modifier, ou mieux à renier ses vieilles opinions sur les idées universelles2... A partir de ce moment, son cours de dialectique perdit tout éclat et toute vigueur, comme si l’existence même de cet art dépendait du réalisme. De là résulta pour notre opinion un surcroît de force et d’autorité, si bien que les partisans les plus attachés au maître, les plus ardents adversaires de nos sentiments, brûlaient de nous voir à la tête d’une école et s’y donnaient rendez-vous. Celui qui, dans le cloître de Notre-Dame avaient remplacé le docteur, m’offrait sponta-

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avec une habitation plus modeste encore. Guillaume n’était pas venu seul; plusieurs de ses disciples l’avaient suivi dans sa retraite. Secondé par eux, il se mit à construire un vaste et beau monastère. Louis-le-Gros se chargea de le terminer et de le doter ; ce qu’il fit d’une manière vraiment royale. Gilduin, disciple de Guillaume et son premier successeur dans le gouvernement de cette maison, fui investi du titre d’Abbé.

1. Ainsi ne parlent pas les contemporains dont le témoignage est tout autrement respectable. Le grand évêque du Mans, Hildebert, écrivit à Guillaume pour le féliciter de sa conversion et de l’exemple qu’il donnait au monde. La lettre commence par ces mots : « De conversione et conversatione tua lætatur et exsultat anima mea, ilium prosequens actione gratiarum cujus muneris est quod tandem philosophari deereveris. Nondum quippe redolebas philoso- plium... » Epist. I ad Wilielm. Campens. A Sl-Victor on regarde Guillaume comme le modèle des religieux et le meilleur des pères. A Châlons il méritera d’avoir S. Bernard pour hôte et pour ami.

2. C’est Abailard seul qui le dit. On ne voit pas que son maître se soit jamais rétracté, qu’il ait changé de méthode. La postérité n’a cessé de voir en lui le représentant de la philosophie réaliste inaugurée par S. Augustin et continuée par S. Anselme.

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nément sa place, s’engageant à recueillir avec les autres mon enseignement. Ce que notre commun maître en conçut de douleur et de jalousie, il ne serait pas facile de l’exprimer. Ne pouvant longtemps contenir sa misérable rancune et ne trouvant pas à m’attaquer de front, il résolut de m’écarter par adresse. Voici le moyen qu’il employa : par de sourdes et honteuses accusations, il fit enlever la chaire à celui qui me la cédait, pour lui substituer un autre de ses disciples, animé d’envie contre moi. Dans de telles circonstances, je crus devoir aller à Melun relever ma première école. Peu de temps après, comptant que le maître me serait moins hostile, je regagnai Paris ; et, comme un autre occupait ma chaire, j’assis mon camp sur la montagne de sainte Geneviève pour assiéger l’usurpateur. À cette nouvelle, Guillaume accourut au secours de son lieutenant, ne rougissant pas de rentrer dans la ville et d’y ramener, avec les frères de son monastère, les écoliers qui suivaient ses leçons. Mais les choses tournèrent au désavantage du malheureux professeur. Il avait auparavant quelques élèves et bientôt il n’en eut aucun ; force lui fut de renoncer à son ministère. N’espérant plus désormais acquérir la gloire du monde, on peut du moins le penser, lui aussi se réfugia dans la vie monastique. Après le retour du maître à Paris, les joutes redoublèrent entre ses écoliers et les miens ; nous-mêmes bien souvent prîmes part à la lutte. Or vous n’ignorez pas quel en fut le résultat pour nous. A vouloir parler avec modestie, je puis dire sans crainte ce que disait Ajax : « Si vous me demandez quelle fut l’issue de ce combat, je ne succombai point sous les coups de mon antagoniste. » Ovid. Metam. xm, 89. J’aurais beau me taire d’ailleurs, les faits et la suite des faits proclament assez notre victoire1

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